Tunisie – Souad Abderrahim : « Je suis de l’école de Bourguiba »

Son parcours, ses combats, son programme… Interview-vérité de Souad Abderrahim, la nouvelle maire de Tunis, élue sous la bannière des islamistes d’Ennahdha.

Dans son bureau 
de l’hôtel de ville. © ons abid pour ja

Dans son bureau de l’hôtel de ville. © ons abid pour ja

Publié le 9 septembre 2018 Lecture : 7 minutes.

Son tailleur sombre renvoie une image un peu austère, mais le sourire est franc et chaleureux. Le bureau, impeccablement rangé. Pas de papiers qui traînent, un ordinateur. Des tableaux de maîtres tunisiens aux murs. Et une vue panoramique, de la Kasbah jusqu’à la baie de Tunis, en contrebas. Élue le 3 juillet sous la bannière d’Ennahdha, Souad Abderrahim est la première femme à devenir maire de Tunis. Son regard s’embue quand elle dit toute sa fierté d’être là. La ville lui tient manifestement à cœur, tant sa voix tremble quand elle évoque, enthousiaste, les chantiers à venir. Les idées-forces s’enchaînent : inclusion, genre, citoyenneté, écologie, développement durable, reconquête de Tunis par ses habitants. Membre du bureau politique d’Ennahdha, elle n’en prend pas moins ses distances avec l’esprit partisan. Également présidente de la Fédération nationale des villes tunisiennes (FNVT), la première magistrate de la capitale veut convaincre qu’elle n’est pas là par hasard. Rencontre avec une femme d’influence.

Jeune Afrique : Votre élection est l’un des faits marquants de l’été. Comme le projet de loi annoncé par le président sur l’égalité successorale. Quelle est votre position sur le sujet ?

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Souad Abderrahim : J’approuve l’initiative présidentielle et je me range du côté de la loi et de la Constitution. La formulation choisie préserve la liberté de choix et reste conforme à l’identité tunisienne. Elle permet, dans le même temps, d’éviter la discorde avec une frange de la population qui refuse l’option égalitaire. Au fond, il s’agit tout de même de choix personnels. Dans le mariage, on peut opter pour la communauté ou la séparation des biens. Pourquoi en irait-il autrement pour l’héritage ? Faut-il rappeler que des dispositions légales, comme la donation, permettaient déjà de contourner l’usage en matière d’héritage ? En tant que légataire ou héritier, je dois pouvoir choisir. À mon sens, le législateur devra préciser un point : si une personne est libre de ses biens de son vivant, ses héritiers doivent être autorisés à trancher entre eux, faute de dispositions précises.

Comment jugez-vous l’évolution de la Tunisie depuis la révolution ?

La mise en place d’une démocratie requiert beaucoup de vigilance et de persévérance. Nous avons rencontré des difficultés, mais nos acquis, dont les libertés, sont bien plus importants. Nous avons aussi appris à nous connaître et à construire un vivre-ensemble empreint de notre identité. Il reste beaucoup à faire, mais nous y parviendrons à force de volonté.

Très souvent, mes propos ont été détournés, dont ceux sur les enfants nés hors mariage, en 2011

Vous êtes une personnalité publique depuis deux mois. Premières impressions ?

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Je suis frappée par la mauvaise foi, les rumeurs et l’intox, qui ont eu un impact sur mes enfants, mais je suis fière d’être une femme active, qui s’assume et peut servir de modèle aux Tunisiennes. Entre intimidations et insultes, le jeu politique cible régulièrement les femmes. Très souvent, mes propos ont été détournés, dont ceux sur les enfants nés hors mariage, en 2011. J’avais estimé que l’on ne pouvait encourager une institution parallèle au mariage. Qu’il était du devoir de l’État de protéger les femmes victimes. Évidemment que ce n’était pas une leçon de morale ! Quand on ne déforme pas mes propos, on me prête des intentions qui ne sont pas les miennes, comme celle de vouloir débaptiser l’avenue Bourguiba. Je suis de l’école de Bourguiba, celle qui a encouragé l’éducation. J’ai été la première étudiante à prendre la parole devant des milliers d’élèves et j’ai un parcours militant. Il ne m’a jamais traversé l’esprit de rejeter les valeurs de modernité ou les acquis des Tunisiennes.

Comment êtes-vous arrivée là ?

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Je n’avais pas envisagé d’être candidate, mais je souhaitais pouvoir mettre mon expérience d’élue à la Constituante au service de tous. En 2011, ce sont les dirigeants d’Ennahdha qui sont venus me chercher alors que je n’étais pas encartée. Cette fois, ce sont les secrétaires généraux locaux du parti des seize arrondissements de la capitale qui m’ont approchée. Je ne pouvais rejeter leur confiance. L’attitude d’un de mes voisins, qui avait refusé de participer à une action environnementale dans mon quartier, a aussi été un élément déclencheur. Cette action de citoyenneté et ma participation ensuite à la réfection de mon école primaire ont provoqué chez moi un déclic, alors même que la gestion locale et ses prestations sont un domaine nouveau pour moi. Je voulais en somme agir.

Rached Ghannouchi, leader de la formation islamiste Ennahdha, lors d'un meeting à Tunis en février 2013. © Amine Landouls/AP/SIPA

Rached Ghannouchi, leader de la formation islamiste Ennahdha, lors d'un meeting à Tunis en février 2013. © Amine Landouls/AP/SIPA

Quel regard portez-vous sur les élections de 2019 ?

Elles sont l’une des expressions de nos acquis démocratiques. Les récentes municipales ont révélé l’émulation que les élections ont apportée. À la différence des précédents scrutins, les électeurs pourront, en 2019, s’appuyer sur des bilans pour faire leur choix. Mais les tiraillements politiques ne doivent pas faire perdre de vue l’intérêt du pays. Il faut trouver des terrains d’entente.

Existe-t-il des divergences politiques au sein de votre conseil municipal ?

Les dissensions restent à l’extérieur du conseil. Il ne viendrait à l’idée de personne de s’opposer à la réfection d’une école ou à la nécessité de revoir le système d’évacuation des eaux dans un quartier populaire. Ce qui compte, ce sont les résultats et l’émulation au service de tous. Je ne serais pas là si ma priorité n’était pas de résoudre les problèmes. À Tunis, nous avons opté pour une politique participative : tous les partis sont représentés, et les décisions sont collectives. Je déplore qu’au niveau national les tiraillements politiques nous empêchent de valoriser les succès. Il est plus difficile de changer les mentalités que de rédiger et de faire adopter des lois. C’est pourquoi nos premières actions ont ciblé le sport, la santé et l’éducation.

En participant à la collecte des ordures, vous avez commencé votre mandat de manière insolite !

J’ai été accusée de populisme, mais c’est sans importance : mon objectif n’est pas d’être sur la photo. J’ai pu attirer l’attention sur la tâche ingrate des agents de la municipalité, qui eux ont perçu cette démarche comme une marque d’estime. Nous avons un problème de collecte et de dépôts anarchiques. Le traitement des déchets organiques requiert d’importants investissements. Nous n’en avons pas encore les moyens, mais nous visons leur valorisation en énergie et en eau, et l’exploitation de la production de méthane. Cela permettrait de résoudre un problème écologique et économique. Pour le plastique, il faut sensibiliser les citoyens aux conséquences d’un déséquilibre écologique sur leur santé, sur l’environnement, sur la chaîne alimentaire et sur les générations futures. Beaucoup sont choqués lorsqu’on leur explique que l’emballage d’un sandwich avalé en cinq minutes met cinq cents ans à se dégrader. Il faut créer des réflexes. Notre réel investissement est l’individu.

Je souhaite que l’hypercentre de Tunis devienne piéton

Quels sont vos objectifs durant ce mandat ?

Permettre aux citoyens de s’approprier un espace public dont ils se sentent exclus. Profiter de notre patrimoine, de notre culture, de notre identité. Nous ouvrir davantage. Je souhaite que l’hypercentre devienne piéton. C’est possible en développant les parkings à ses abords et en améliorant la desserte par les transports publics. L’objectif est aussi de développer une culture de la citoyenneté. Ces projets doivent être conduits avec le gouvernorat, les institutions et le privé. J’ai la chance de pouvoir m’appuyer sur une légitimité électorale pour faire le lien entre tous et d’être entourée d’un conseil municipal décidé à faire avancer les choses, même sans grands moyens.

Quels écueils identifiez-vous à Tunis ?

Ceux liés aux infrastructures vieillissantes et sous-dimensionnées. Les réseaux des années 1950 ne répondent plus aux besoins actuels. Des quartiers ne sont pas raccordés aux voies principales pour des questions d’attribution de compétences ! L’assainissement de l’ouest du grand Tunis et son raccordement à la lagune de Séjoumi sont parmi nos priorités. En sous-sol, l’évacuation des eaux usées et pluviales pose problème. En surface, l’encombrement urbain empêche, entre autres, de vivre la ville. Les premières actions menées ont porté leurs fruits : la prévention a évité les habituelles inondations lors des dernières grosses pluies, et une meilleure organisation a permis de traiter rapidement les déchets de la fête du Sacrifice.

Comment lutter contre l’anarchie urbaine ?

La facilitation des démarches et une fiscalité plus efficace sont des pistes. Réduire par exemple l’impôt versé par les commerces pour l’entretien des rues. Depuis les ­dernières hausses, ils ne s’en acquittent plus. Nous voulons doter les marchands ambulants d’espaces aux normes, fonctionnels et sécurisés. Nos marges de manœuvre sont limitées : la police municipale, qui doit constater les infractions, dépend de l’Intérieur. Cette question doit être revue dans le code des collectivités locales.

Souad Abderrahim, une communicante-née

Omniprésente depuis le 3 juillet ! En deux mois, Souad Abderrahim a participé au nettoyage des rues de la capitale, encouragé les équipes de la municipalité, couru pour l’environnement au Rwanda, inauguré l’exposition « La mer… destination finale ? Un projet sur les déchets en plastique », présentée au palais Kheireddine, lancé l’opération « zéro déchet médina »… Chaque fois, les médias ne sont jamais bien loin. À l’inverse de ses prédécesseurs, la nouvelle maire de Tunis intrigue. Sa communication est savamment maîtrisée, son image patiemment construite depuis son entrée en politique, en 2011. Sous les feux des projecteurs, Souad Abderrahim veille à ne pas trop briller. Sa marque de fabrique ? Sobriété, simplicité et proximité. Rien d’ostentatoire, jamais. Un tailleur-pantalon, toujours. Un uniforme, presque, qui lui sert aussi d’armure face aux attaques. Autrefois, elle aurait porté le voile, mais l’ancienne députée casse les codes. Comme pour briser les idées reçues sur le conservatisme supposé des femmes de son parti, Ennahdha.

F.D.

Son parcours… des éprouvettes à l’écharpe

• 53 ans

• Née à Sfax

• Pharmacienne

• Milite à l’Union générale tunisienne des étudiants (UGTE)

• Élue en 2011 à la Constituante sous les couleurs d’Ennahdha

• Députée jusqu’en 2014

• Membre du bureau politique d’Ennahdha dès 2016

• Maire de Tunis depuis le 3 juillet

• Mère de deux enfants

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