Alain Mabanckou : « Il n’existe pas de voie interdite en littérature »

Le médiatique écrivain entend donner à son œuvre une dimension d’engagement. Dans son dernier roman, Les cigognes sont immortelles, il revient sur l’assassinat de Marien Ngouabi, en 1977.

Alain Mabanckou à Paris le 21 aout 2018 © BRUNO LEVY pour ja

Alain Mabanckou à Paris le 21 aout 2018 © BRUNO LEVY pour ja

KATIA TOURE_perso

Publié le 12 septembre 2018 Lecture : 9 minutes.

Dans Les cigognes sont immortelles, l’écrivain franco-congolais de 52 ans se penche sur les soubresauts du Congo socialiste des années 1970. Une façon, sans doute, de rappeler que l’histoire mais aussi l’actualité de son pays natal continuent de l’animer. Dans ce roman militant, l’on retrouve Michel, déjà narrateur et héros de Demain, j’aurai vingt ans, aux côtés de Maman Pauline et Papa Roger, bien connus des lecteurs du lauréat du prix Renaudot 2006.

Membres d’une petite famille de Pointe-Noire sans histoire, ces personnages vont se retrouver au cœur de la tourmente à la suite de la liquidation du président de la République populaire du Congo, Marien Ngouabi, le 18 mars 1977. Un récit qui emprunte tant à la grande histoire, celle des assassinats politiques qui ont accompagné les indépendances, qu’à la petite, celle d’Alain Mabanckou, parfumée d’épices tragicomiques dont lui seul a le secret.

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Jeune Afrique : Une nouvelle fois, nous nous retrouvons à Pointe-Noire, en plein troubles politiques, à écouter la voix d’un adolescent…

Alain Mabanckou : La voix de l’adolescence est celle de la pureté. Celle d’un être qui n’imagine pas que l’assassinat du président de la République, à Brazzaville, pourrait concerner une petite famille pauvre de Pointe-Noire. Et pourtant, un drame national a des conséquences dans chaque foyer. La voix de l’adolescent permet de dire et d’exprimer les sentiments que l’âge adulte annihile. Pour la faire entendre, il me suffisait de me souvenir de ma propre situation, en 1977, quand Marien Ngouabi a été assassiné. J’avais 11 ans.

Quels éléments relèvent de l’autobiographie dans ce récit ?

Mon ami Dany Laferrière parle de cuisine quand il évoque le roman. Dans un plat, il est difficile de dissocier les ingrédients. Tout est fondu pour donner quelque chose de global. Comme dans le roman, où les éléments de fiction et ceux qui relèvent de la réalité s’emmêlent. Les pistes autobiographiques sont là et mes lecteurs le savent. Dans mes derniers ouvrages, les personnages sont réels. Mon père, ma mère, et mon oncle René sont déjà morts mais d’autres sont encore vivants, et le récit politique est authentique.

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Comment votre famille a-t-elle vécu l’assassinat de Ngouabi ?

Avec effarement. Nous pensions tous qu’à 512 km de Brazzaville il n’y aurait pas de répercussions. L’atmosphère nécessitait le secret. La discrétion était essentielle. Ce fut une période terrible puisque la culture de la division bipartite de la politique s’est accrue avec la disparition de Ngouabi. Cela a affecté la plupart des familles congolaises, mais encore plus les proches du capitaine Kimbouala Nkaya. D’où le parcours de Maman Pauline dans mon livre. Je témoigne du courage, du pouvoir et de la puissance de la femme africaine. C’est elle qui, au moment de l’assassinat de Ngouabi, organise la résistance et décide de rétablir la vérité.

Marien Ngouabi accéda à la présidence du Congo le 31 décembre 1968. © Archives Jeune Afrique

Marien Ngouabi accéda à la présidence du Congo le 31 décembre 1968. © Archives Jeune Afrique

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Le capitaine Luc Kimbouala Nkaya était-il votre oncle ?

Afin de ne pas étaler la cuisine du roman, je dirais que Luc Kimbouala Nkaya était l’un de mes parents. J’ai écrit ce livre pour lui rendre hommage, parce que Kimbouala Nkaya est un homme qui compte dans l’histoire politique du Congo. Il a été assassiné presque en même temps que Ngouabi et présenté comme un complice dans la mise à mort de ce dernier. On a sciemment voulu lui faire porter le chapeau. Quand on gratte bien, les criminels sont plutôt à chercher parmi le Comité militaire du parti, au sein duquel l’on retrouve Yhombi-Opango, Sassou Nguesso et d’autres.

Quel est le rôle du chien de Michel, Mboua Mabé, voix prémonitoire mais silencieuse ?

Ce chien rappelle mon intérêt pour la fable, le conte et le fantastique. Il me permet d’injecter une sorte de dimension comique proche de la bande dessinée avec un chien aux oreilles dressées, avec la queue qui remue, qui hésite avant de manger, écoute la radio et réagit aux informations.

La parole et les actes ne sont pas seulement réservés aux êtres humains. Quand il y a une guerre, un assassinat, les animaux sont tout autant touchés. Mboua Mabé me permet de mettre en place une double quête. Quand on assassine Marien Ngouabi, les adultes sont à la recherche de ses assassins, mais Michel, lui, cherche son chien, qui a fui après avoir entendu la nouvelle à la radio. L’animal incarne quelque chose de spectaculaire dans la conscience populaire africaine.

Pourquoi évoquer la chanson Quand passent les cigognes en titre de votre livre ?

Cette chanson raconte que les soldats russes morts au combat reviennent planer au-dessus de nos têtes sous la forme de cigognes. Tous les héros et toutes les héroïnes africains qui ont mené la lutte pour la liberté sont morts, mais sont devenus des cigognes.

Quand elles regardent les politiques africaines actuelles, elles sont certainement déçues. Quand passent les cigognes pourrait aussi être un vers du poète sénégalais Birago Diop, qui dans Le Souffle des ancêtres évoque « Le souffle des morts qui ne sont pas morts ». Cette image poétique traverse le roman, dont le fond sonore est la musique communiste soviétique et la marche militaire.

Depuis quelques années, vous placez la politique au cœur de vos œuvres.

J’écoute les voix des jeunes Africains qui me lisent, m’écrivent et pensent qu’il est nécessaire qu’un grand frère leur donne des éléments de rappel de leur histoire. Beaucoup de jeunes ignorent ce qu’était une république socialiste dans les années 1970. Dans ce roman, j’explore la culture de l’assassinat politique sur le continent africain après les indépendances. C’est à partir de ces dernières qu’a commencé la série des assassinats des héros d’Afrique que j’appelle des « cigognes immortelles ».

Ceux qui me lisent depuis longtemps sauront qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage opportuniste, car je parle de Pointe-Noire dans de nombreux livres. Et puis n’ai-je pas écrit Les Petits-Fils nègres de Vercingétorix, un livre politique sur les guerres civiles des années 1990 au Congo ? Il n’existe pas de voies interdites en littérature. Le roman ne doit pas s’interdire de territoires. Jusqu’ici, les miens consacraient une certaine dimension sociale, mais l’aspect politique et la convocation de l’histoire sont devenus nécessaires. L’histoire du Congo-Brazzaville est une histoire à réécrire, à rappeler et à penser avec objectivité.

Quand vous retournez à Pointe-Noire, comment êtes-vous reçu ?

Il se trouve que je ne peux pas retourner au Congo depuis 2015. Une rumeur arrivée aux oreilles du ministre de la Justice congolais voudrait qu’un mandat d’arrêt international ait été émis contre moi. Quoi qu’il en soit, je sais pertinemment que je ne suis pas en odeur de sainteté avec les autorités. Mais je ne suis pas dans la virulence. Je suis dans la vigilance. Et mes griefs ne concernent pas qu’un individu. Je ne passe pas mes nuits à rêver de Sassou Nguesso.

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Il n’est pas mon ennemi public, et je ne vis pas au rythme de sa gouvernance. Je préfère me préoccuper de la jeunesse congolaise parce que, si elle ne réussit pas demain, je serai responsable et complice. Mais je houspille, je suis contre le système pratiquement autoritaire et oligarchique qui existe au Congo. Nous fonctionnons grâce au trucage des élections et au changement de la Constitution. Il est temps d’établir la transmission du pouvoir. Ma colère se dirige contre une institution politique qui plonge le Congo-Brazzaville dans un non-sens.

Comment vivez-vous le fait de ne pas retourner à Pointe-Noire ?

C’est difficile, même si le Congo est en moi. Je ne l’ai jamais délaissé. Je le porte sur mon dos comme une tortue porte sa carapace, comme un zèbre porte ses zébrures. Si les Congolais ont besoin de m’entendre, ils peuvent ouvrir mes livres et y lire l’espoir. Ils savent que je serai toujours là. Cela dit, je ne peux nier le fait que ne plus me rendre au pays m’a amputé d’une main et d’un pied, m’a ôté une narine, un œil et une oreille. Je suis donc obligé d’être plus vigilant, car je dois voir, entendre et regarder à deux reprises pour garder la force d’écrire sur le Congo.

Va-t-on vers une pacification du Pool ?

La pacification nécessite une étude des enjeux, la lecture des faits sur le terrain et, par-dessus tout, le dialogue avec la société civile. Veut-on pacifier pour laisser le président de la République en paix et l’opposition se targuer d’un quelconque partage de pouvoir ?

Le Congo est le seul pays au monde où le chef de l’opposition est nommé par le gouvernement. Quant au pasteur Ntumi, il n’a pas reçu de mandat du peuple du Pool pour le représenter. Le gouvernement a toujours su où le débusquer. Je me demande parfois à quel jeu ces hommes politiques jouent. Cette pacification ne se fera pas parce qu’elle bénéficie aux acteurs qui causent des troubles. Ces turbulences permettent d’asseoir une situation où le président et le gouvernement peuvent légitimer toute décision autoritaire violant les droits de l’homme.

>>> À LIRE – Congo-Brazzaville : « On ne peut parler de paix durable dans le Pool tant que l’impunité persiste »

Treize jeunes ont récemment trouvé la mort dans un commissariat de Brazzaville. Que représentent-ils pour vous ?

Ces treize jeunes sont des cigognes. Ils sont immortels. Ils sont l’illustration de la faillite des politiques autoritaires, dont les seuls moyens de gouvernance sont la pratique de la violence et le laisser-mourir.

Irez-vous un jour au-delà de l’engagement littéraire dans votre pays ?

Je ne cours pas après les postes ministériels et les macarons. Si c’était le cas, j’aurais pu les obtenir depuis longtemps, même en France. Le président Macron m’a demandé de travailler pour la Francophonie, et j’ai décliné.

Certains gouvernements m’ont approché afin que je devienne conseiller, et j’ai refusé. La seule entité pour laquelle je peux sacrifier la réputation de mon écriture est le peuple congolais. Tout ce que j’ai accompli dans mon existence, je ne l’ai eu ni par rapine ni par piston. J’ai commencé à travailler depuis le rez-de-chaussée et j’ai pris l’escalier. Je n’ai jamais pris l’ascenseur et je ne vais pas commencer à mon âge. Je suis le porte-parole du peuple congolais à travers mon engagement littéraire. J’entends sa voix, je me saisis d’un haut-parleur et je l’amplifie.

Vous vous montrez aussi critique à l’égard de la France.

Je ne déteste pas la France. Elle m’a beaucoup donné. Mais je ne vais pas éternellement la remercier. Je lui apporte des choses essentielles. J’aimerais beaucoup l’entendre nous dire merci, à nous, Africains. Je ne suis l’ennemi ni de la France ni du Congo. En France, je suis heureux de pouvoir avoir l’esprit critique et soulever le débat en toute démocratie. Au Congo, mon ennemi est le régime politique, qui bride le peuple.

En 2015, vous disiez que les sociétés africaines fabriquent des fous. Pensez-vous que ce sera encore le cas dans cinquante ans ?

J’espère que, dans cinquante ans, ce sont des sages que fabriqueront les sociétés africaines. Tous les présidents postcoloniaux, arrivés au pouvoir après les indépendances, auront disparu. Toutefois, je crains qu’avant de disparaître ils ne préparent leur progéniture à leur succéder. Au Congo, le président s’active avec son fils, Denis Christel Sassou Nguesso.

Si, dans les années à venir, Sassou Nguesso n’est plus au pouvoir mais que le fils l’a remplacé, alors nous aurons manqué ce qu’il y a d’essentiel dans le changement démocratique. Denis Christel Sassou Nguesso n’est pas l’homme le plus qualifié pour diriger le Congo. Il faut laisser l’occasion au peuple de choisir. Un président qui aura compris, je l’espère, que quand son mandat est achevé il s’en va prendre du repos et cultiver ses épinards dans le jardin de son village.

Lettres afro-antillaises à L.A.

Depuis 2006, Alain Mabanckou enseigne la littérature francophone à l’Université de Californie à Los Angeles (Ucla). L’écrivain se penche essentiellement sur les littératures africaines et antillaises avec des œuvres comme celles d’Ahmadou Kourouma, Sony Labou Tansi, Mongo Béti, Bernard Dadié ou Léopold Sédar Senghor.

Les auteurs africains contemporains sont également au programme avec Wilfried N’Sondé, Abdourahman A. Waberi ou Dany Laferrière, qu’il compte parmi ses amis. « Sans oublier les nouvelles voix que sont celles du Comorien Ali Zamir, de la Gabonaise Charline Effah et de l’Ivoirien Gauz », ajoute-t-il. Trois plumes émergentes qui, selon lui, reflètent la multiplicité de l’Afrique et marqueront les dix prochaines années. « Le roman africain a aujourd’hui atteint un âge de raison, et cela me ravit. »

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