Sénégal : Karim Wade et Khalifa Sall, même combat

Leurs ennuis judiciaires hypothèquent leurs chances de concourir à la présidentielle. Mais, à cinq mois et demi de l’échéance, ni le fils d’Abdoulaye Wade ni l’ex-maire de Dakar n’ont dit leur dernier mot.

Rassemblement de l’opposition, le 19 mai 2017, à Dakar. © seyllou/AFP

Rassemblement de l’opposition, le 19 mai 2017, à Dakar. © seyllou/AFP

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Publié le 9 septembre 2018 Lecture : 8 minutes.

Rassemblement de l’opposition, le 19 mai 2017, à Dakar. © seyllou/AFP
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Sénégal : Karim et Khalifa, même combat

Tous deux ont été condamnés par la justice pour des délits financiers, Karim Wade et Khalifa Sall sont aussi candidats déclarés à la présidentielle de février 2019 au Sénégal. Retour sur les parcours de ces fdeux hommes, que rien ne rapprochait avant qu’ils ne franchissent les grilles de la prison de Rebeuss, à Dakar.

Sommaire

Ils ne sont ni amis, ni camarades de parti, ni alliés déclarés. Et leurs itinéraires politiques respectifs sont aussi dissemblables que l’aride Fouta-Toro l’est de la verte Casamance. Tout au plus leur attribue-t-on un cousinage par alliance, lequel ne les avait jamais conduits à se fréquenter. À cinq mois et demi de l’élection présidentielle, ils n’ont pourtant jamais semblé aussi proches.

D’un côté, Khalifa Ababacar Sall, 62 ans, militant socialiste depuis l’adolescence, député et ministre précoce avant de conquérir, en 2009, la mairie de Dakar. De l’autre, Karim Meïssa Wade, 50 ans, un temps banquier d’affaires à Londres, venu épauler son président de père en tant que conseiller au début des années 2000 avant de connaître une ascension fulgurante qui le conduira jusqu’à un poste de « superministre » au crépuscule du règne d’Abdoulaye Wade, puis à être désigné candidat à la présidentielle du Parti démocratique sénégalais (PDS, opposition).

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À l’heure où ils s’engagent dans la dernière ligne droite menant au sacre présidentiel, « Karim » et « Khalifa » ont bien plus en commun que l’initiale de leur prénom. Tous deux ont été condamnés par la justice pour des délits financiers – le premier à six ans, en 2015, le second à cinq ans, en 2018.

Tous deux se sont découvert une vocation d’opposant entre les murs de la prison de Rebeuss, à Dakar, où ils se sont succédé sans toutefois s’y croiser. Tous deux cultivent une animosité tenace envers le président Macky Sall, qu’ils tiennent pour l’artisan de leur mise au ban. Et tous deux se dépeignent en « prisonniers politiques » qu’une « justice aux ordres » de l’exécutif chercherait coûte que coûte à empêcher de concourir, afin d’assurer au chef de l’État une réélection sans le moindre obstacle.

« Rapprochement »

« Il y a évidemment des divergences politiques entre nos formations, nos sensibilités idéologiques ne sont pas les mêmes, résume Moussa Taye, conseiller politique de Khalifa Sall. Mais nous sommes réalistes et faisons front ensemble sur des questions d’intérêt national, comme la fiabilité et la transparence du processus électoral. » Selon ce proche de l’ancien maire de Dakar – Khalifa Sall a été révoqué par décret le 31 août, au lendemain de sa condamnation en appel­ –, le « rapprochement » entre les deux hommes « s’explique par la convergence de leurs destins ».

Ironie du sort, c’est en effet le même jour que deux décisions de justice ont lourdement compromis leurs chances de pouvoir se porter candidats. Le 30 août, la cour d’appel de Dakar a confirmé la condamnation de Khalifa Sall à cinq ans de prison pour « escroquerie aux deniers publics », « faux et usage de faux dans des documents administratifs » et « complicité de faux en écriture de commerce ». Une peine qui, si elle devenait définitive, empêcherait l’édile déchu de figurer sur les listes électorales. Et quelques heures plus tard, la Cour suprême se déclarait incompétente pour statuer sur la radiation de Karim Wade des mêmes listes, par décision du ministère de l’Intérieur. Or la législation fait désormais de cette inscription une condition sine qua non pour briguer la magistrature suprême.

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Seule nuance entre ces deux destins contrariés : à l’inverse de Karim Wade, qui ne dispose plus de possibilité de recours devant les juridictions nationales, Khalifa Sall a déposé un pourvoi en cassation. Si la Cour suprême n’a pas statué sur son cas avant le 20 janvier 2019, lorsque le Conseil constitutionnel publiera la liste définitive des candidats, il pourrait être autorisé à faire campagne… depuis sa cellule. Un scénario qui serait inédit au Sénégal.

Au PDS, on annonce la couleur : « Si la candidature de Karim Wade est invalidée, nous empêcherons la tenue de l’élection », assure à JA l’avocat El Hadj Amadou Sall, ancien ministre de la Justice d’Abdoulaye Wade et membre éminent du comité directeur du parti. « Il n’appartient pas à Macky Sall de déterminer, en s’appuyant sur une justice aux ordres, qui aura le droit ou non de l’affronter dans les urnes », ajoute-t-il.

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Bras de fer

En choisissant, en mars 2015, de désigner Karim Wade comme son futur candidat à quelques jours de sa condamnation pour enrichissement illicite, le parti ­d’Abdoulaye Wade avait fait un pari risqué. Car, depuis plusieurs mois, tous les ténors du PDS le répètent en boucle : « Il n’y aura pas de plan B ! » Autrement dit, si Karim Wade est empêché de se présenter, le principal parti d’opposition ne sera pas représenté le 24 février 2019, date du premier tour.

Karim Wade, fils de l'ancien président sénégalais Abdoulaye Wade. © STR/AP/SIPAkarim

Karim Wade, fils de l'ancien président sénégalais Abdoulaye Wade. © STR/AP/SIPAkarim

Nous sommes face à un régime qui viole nos droits, nous n’allons pas crier sur les toits quels sont nos plans

Soutiendra-t-il alors un autre candidat ? Pour l’heure, aucun ténor libéral ne veut l’envisager. « Le parti doit déterminer les modalités de lutte pour que la candidature de Karim Wade soit entérinée », précise Madické Niang, avocat et ex-ministre. Proche parmi les proches d’Abdoulaye Wade, celui-ci s’en tient au leitmotiv du parti : « Il ne s’agit pas de boycotter l’élection mais de l’empêcher de se tenir sans Karim. »

Jusqu’où le PDS serait-il prêt à aller ? « Nous sommes face à un régime qui viole nos droits, nous n’allons pas crier sur les toits quels sont nos plans », élude Madické Niang. « Le moment est venu d’entamer un bras de fer avec le régime, renchérit Babacar Gaye, le porte-parole du PDS. Nous sommes prêts à tout et nous avons l’expérience de la lutte. L’ex-président Abdou Diouf en a d’ailleurs fait les frais en son temps. »

Selon un proche de Karim Wade qui s’entretient régulièrement avec lui, le « rapport de force » préélectoral pourrait aller, le cas échéant, jusqu’à la démonstration de force : « Le ton employé par Karim dans ses derniers communiqués est très dur, et ce n’est pas fortuit. S’ils doivent aller jusqu’à bloquer les bureaux de vote, ses sympathisants le feront ! »

Forfanterie ? C’est ce qu’estime, ironique, l’ex-Première ministre Aminata Touré, désignée coordinatrice de la campagne de parrainage du président Macky Sall. « Cela fait six ans que le PDS se dit prêt à tout. Déjà, lors de l’incarcération de Karim Wade, puis lors de sa condamnation, ils affirmaient vouloir descendre dans la rue. Mais ils n’ont jamais réussi à entraver la bonne marche du pays. Le Sénégal est habitué aux élections. À l’approche du scrutin, l’opposition verse souvent dans la surenchère. Mais, heureusement, celle-ci reste verbale. »

Contacts réguliers

À entendre les différents ténors du front informel « anti-Macky », la campagne s’annonce donc sous haute tension

Dans le camp au pouvoir, les éléments de langage n’ont jamais varié : la justice sénégalaise est « souveraine » et « indépendante », et les condamnations de Karim Wade et de Khalifa Sall – dura lex, sed lex ! – ne doivent rien à un acharnement de l’exécutif. Pour Seydou Guèye, le porte-parole du gouvernement et du parti présidentiel, l’Alliance pour la République (APR), « le président Macky Sall peut se féliciter d’un bilan élogieux, il n’a donc pas de préoccupation particulière concernant une quelconque candidature d’opposition ».

À entendre les différents ténors du front informel « anti-Macky », dont plusieurs sont déjà sur les rangs pour se porter candidats, la campagne s’annonce donc sous haute tension. Depuis Doha, où il cultive le mystère sur ses plans, Karim Wade s’entretient quotidiennement, via WhatsApp, avec de nombreux chefs de parti, espérant les rallier à sa cause.

« Lors des négociations en vue d’une liste unique de l’opposition pour les législatives de juillet 2017, j’ai eu des contacts réguliers et directs avec Karim Wade. Depuis, ces contacts se sont poursuivis », confie le député Cheikh Bamba Dièye, ancien maire de Saint-Louis et secrétaire général du Front pour le socialisme et la démocratie/Benno Jubël (FSD/BJ). « Karim Wade m’a appelé à deux reprises : lorsque j’ai annoncé mon départ de Rewmi [le parti d’Idrissa Seck] et quand j’ai annoncé ma candidature à la présidentielle, témoigne l’ancien député Thierno Bocoum. Le ton était cordial, il m’a encouragé et nous avons parlé de la situation du pays. Il ne s’agissait pas d’évoquer une alliance, mais la tonalité de la discussion était clairement politique, en prévision des échéances à venir… »

Khalifa Sall, en octobre 2014 à Dakar. © Sylvain Cherkaoui pour Jeune Afrique

Khalifa Sall, en octobre 2014 à Dakar. © Sylvain Cherkaoui pour Jeune Afrique

Du côté de l’ex-maire de Dakar, la stratégie est plus difficile à mettre en œuvre

« À nos yeux, c’est Karim Wade qui est le véritable interlocuteur au sein du PDS, confie une source proche de Khalifa Sall. Mais nos échanges passent par divers canaux, car il y a de nombreuses passerelles entre l’entourage du maire et les principaux responsables du PDS. » « Il y a évidemment des relations entre nous et le premier cercle de Karim Wade, confirme Moussa Taye. Cela se fait notamment par le biais du Front de résistance nationale (FRN), une coalition au sein de laquelle nous envisageons des actions communes en vue d’obtenir la libération de Khalifa Sall. »

Du côté de l’ex-maire de Dakar, la stratégie est plus difficile à mettre en œuvre. Écroué depuis mars 2017, il est soumis à un régime carcéral drastique. « Ses journaux, son courrier, tout est méticuleusement vérifié et régulièrement censuré, et ses visites sont filtrées », confie l’une de ses collaboratrices. Jusque-là, sa fonction lui permettait de rencontrer quotidiennement les membres de son ­état-major municipal : Moussa Taye, Babacar Thioye Ba, Vydia Tamby, Bira Kane Ndiaye, Amadou Moctar Seck ou Moussa Tine. Mais la révocation qui vient de le frapper laisse augurer que, dès la publication du décret au Journal officiel, les visites qui lui étaient accordées au titre de la gestion des affaires courantes de la mairie pourraient s’interrompre.

En juin, Khalifa Sall hésitait encore à annoncer sa candidature, espérant d’abord fédérer autour de lui d’autres chefs de parti. « Sa déclaration écrite, le 26 juillet, a été improvisée, admet l’un de ses proches. Le maire et ses avocats venaient de déserter les audiences pour manifester leur désaccord avec la façon dont le procès était mené, et il lui a semblé utile de faire passer ce message : “Je n’ai plus rien à attendre de cette justice et c’est le moment de clarifier mes ambitions politiques.” »

Solidarité

Contrairement à Karim Wade, en liberté et qui peut s’appuyer sur un parti structuré, Khalifa Sall, exclu en décembre 2017 du Parti socialiste, ne dispose que de mouvements de soutien spontanés qui, officiellement, ne sont pas coordonnés. En guise de stratégie, résume l’un de ses proches, « c’est : qui m’aime me suive ! ».

Malgré les rivalités entre ténors de l’opposition et les transhumances inattendues vers le camp présidentiel à l’approche de l’élection (dernièrement, celle de Modou Diagne Fada, qui dirigeait jusqu’en 2017 le principal groupe parlementaire de l’opposition), Karim Wade et Khalifa Sall devront compter sur la solidarité de leurs alliés. Malick Gakou, le président du Grand Parti, se veut à cet égard rassurant : « Il n’est pas envisageable que Karim Wade et Khalifa Sall ne participent pas à cette élection. En tant que républicain, si tel devait être le cas, je considère moi aussi que la présidentielle ne saurait se tenir. »

Respect mutuel

Un proche de Khalifa Sall n’a connaissance que d’une seule rencontre non protocolaire entre ce dernier et Karim Wade, à l’hôtel de ville de Dakar, en 2009. « Karim Wade était ministre d’État et je pense qu’il avait voulu témoigner au maire sa reconnaissance pour sa présence au moment des obsèques de son épouse. »

Peu avant, ils s’étaient affrontés à Dakar lors de la seule élection à laquelle Karim Wade se soit jamais présenté (avec insuccès). Aujourd’hui, c’est par émissaires interposés qu’ils se témoignent mutuellement estime et solidarité.

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