Tunisie : Kasbah blues

Hormis Béji Caïd Essebsi, élu à la présidence de la République, tous les chefs du gouvernement depuis 2011 ont vu leurs ambitions contrariées. Récit et analyse d’une malédiction.

Le Chef du gouvernement tunisien, Youssef Chahed, le 24 mai 2018. © Fauque Nicolas/Images de Tunisie.com

Le Chef du gouvernement tunisien, Youssef Chahed, le 24 mai 2018. © Fauque Nicolas/Images de Tunisie.com

Publié le 16 septembre 2018 Lecture : 6 minutes.

«Légalement, le chef du gouvernement a tous les pouvoirs, mais, dans l’imaginaire, le pouvoir est à Carthage. C’est le syndrome d’Iznogoud », assure Aziz Krichen. Les arcanes du pouvoir, notamment exécutif, n’ont plus de secrets pour ce sociologue et ancien chargé des affaires politiques à la présidence de la République. De son poste d’observation privilégié, l’homme a eu le loisir d’analyser l’ascension – et le plus souvent la chute – d’hommes politiques ambitieux qui, une fois nommés à la Kasbah, ne rêvent plus que de présidence.

Le palais beylical est pourtant loin d’être l’antichambre de Carthage. Encore moins une porte d’entrée. Le lieu semble au contraire fermer le passage aux prétendants et les voue à la solitude des coureurs de fond. La Tunisie a connu depuis la révolution deux Premiers ministres et cinq chefs du gouvernement. Un seul a réussi à déjouer la « ­malédiction » : Béji Caïd Essebsi (BCE). Premier ministre entre février et décembre2011, l’homme réussit trois ans plus tard à se faire élire à la magistrature suprême lors de la première présidentielle ouverte et libre. Ses successeurs à la Kasbah rêvent depuis de ­rééditer l’exploit.

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Portes closes, bruits étouffés et longs couloirs désertés illustrent la solitude et la dureté du pouvoir

Symbole du pouvoir central, Dar el-Bey, ou « Sarayet el-mamlaka », actuel palais du gouvernement, était au XVIIe siècle boudé par les beys, qui déjà craignaient les soulèvements, en l’occurrence de janissaires, logés dans des casernes proches. Les souverains successifs préfèrent alors séjourner au palais du Bardo ou à La Marsa, en banlieue nord. Par superstition, aucun d’eux n’a jamais achevé les travaux de la Kasbah, persuadés que celui qui en prendrait l’initiative décéderait dans l’année. Le lieu porte-t-il déjà malheur ? En 1882, la bâtisse à l’allure austère et solennelle est affectée aux services du premier ministère et aux institutions de l’État. Les autorités coloniales y installent aussi leurs bureaux.

Coupé de la rue

« La Kasbah, c’est l’exécutif avec toute sa machinerie, mais, dans ces murs, on ne peut s’empêcher de penser aux grands hommes d’État qui ont fait la Tunisie », lance avec emphase le cafetier dans l’échoppe duquel se retrouvent les hauts cadres de l’administration. Imposant, le siège du gouvernement s’est progressivement coupé de la population, au nom de l’impératif sécuritaire. La clôture autour de la place qui porte son nom s’est épaissie en sept ans. « C’est comme s’il y avait le pouvoir d’un côté et le peuple de l’autre, décrypte Aziz Krichen. Comme si le pouvoir craignait une rue qu’il met aussi à distance pour ne pas l’entendre. Une sorte de fin de non-recevoir paradoxale après une révolution. »

Aujourd’hui encore, le palais semble se débattre avec les démons du passé. À l’intérieur, les portes closes, les bruits étouffés et les longs couloirs désertés illustrent la solitude et la dureté du pouvoir. Des pas lointains – et rapides – de conseillers résonnent parfois. Youssef Chahed, l’actuel occupant des lieux, n’est pourtant pas seul.

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« Il s’est entouré d’amis ou de collaborateurs avec lesquels il a des affinités et un parcours commun. Ils constituent sa garde rapprochée et stratégique, explique un membre du personnel du mufti de la République, qui a ses bureaux dans le quartier. Mais la responsabilité des décisions incombe à lui seul. Le pouvoir ne se délègue pas. »

Une secrétaire de la primature le jure : plein d’incertitudes, il arrive au chef du gouvernement de consulter une voyante de Ben Arous pour se rassurer. « Je l’ai vue de mes propres yeux à l’entrée du palais quand une alerte sécuritaire a renforcé les contrôles, poursuit-elle. Elle disait qu’il n’y avait pas de quoi s’alarmer, qu’elle savait… Et ensuite elle a évoqué ses dons. » Impossible de confirmer l’épisode auprès du cabinet de Youssef Chahed.

Mehdi Jomâa (à g.) recevant les insignes de grand-croix de l’Ordre national du mérite des mains du président,en 2015. © Mohamed Hammi/SIPA

Mehdi Jomâa (à g.) recevant les insignes de grand-croix de l’Ordre national du mérite des mains du président,en 2015. © Mohamed Hammi/SIPA

Mehdi Jomâa pourrait être une alternative s’il s’exprimait davantage et précisait ses intentions

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Une chose est certaine : l’actuel chef du gouvernement se méfie de la Kasbah et de son administration – 300 personnes –, jugée pléthorique et déloyale. Chahed fait souvent référence dans ses discours à cette idara héritée des Ottomans, souvent en grève, qui n’obéit qu’à ses propres codes et qui représente à ses yeux une poche de résistance. Comme les beys, le jeune chef de l’exécutif – 42 ans – préfère retrouver ses proches, conseillers et « visiteurs du soir », à l’extérieur, à Dar Dhiafa, l’une des dépendances de la présidence, à Carthage. C’est encore en dehors de la Kasbah que sont établis les plans les plus secrets pour sortir de l’impasse politique, les coups les plus retors face à la perte du soutien de Nidaa Tounes et les stratégies les plus élaborées pour gravir la dernière marche.

L’unique Premier ministre à y être parvenu jusqu’ici est Béji Caïd Essebsi. Né dans le mausolée de Sidi Bou Saïd, l’actuel président de la République semble avoir la baraka du saint patron des marins, mais il sait surtout comment fonctionne le pouvoir, qu’il côtoie au plus haut niveau depuis 1956, date à laquelle il découvre Dar el-Bey comme (jeune) conseiller aux Affaires sociales du Premier ministre d’alors, Habib Bourguiba. Cinquante-cinq ans plus tard, en s’installant dans le fauteuil occupé autrefois par son mentor, BCE sait qu’il n’obtiendra Carthage – et le Bardo auparavant – qu’à la condition de ne pas se laisser envoûter par la Kasbah. Il se restreint à son unique mission, claire : conduire le pays à l’élection d’une Constituante.

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En quittant Dar el-Bey moins de dix mois après son arrivée, Caïd Essebsi se garde de valoriser immédiatement son bilan. Il voit ses successeurs, Hamadi Jebali et Ali Laarayedh, emportés par la pression de la rue et la grogne générale. Aucun des deux ne retrouvera plus son audience d’antan. Comme si la Kasbah n’avait fait que souligner, pour l’un comme pour l’autre, le manque d’expérience dans la conduite des affaires de l’État. BCE, lui, se fait oublier. Et affine discrètement son projet politique. Nidaa Tounes voit le jour en 2012. Le pari s’avère gagnant électoralement.

Mehdi Jomâa, qui a veillé en 2013 à parachever la transition et quitté la Kasbah avec les honneurs, tente aujourd’hui de faire de même. « Il pourrait être une alternative s’il s’exprimait davantage et précisait ses intentions », assure un électeur en quête d’un candidat de confiance. Message entendu par le technocrate, qui cette semaine a dévoilé une partie de son jeu en absorbant, au sein de sa formation, Al Badil Ettounsi (« L’Alternative tunisienne »), les membres du parti Tounes Awalan.

Le cas Essid

Les négociations, qui duraient depuis quatre mois, ont abouti le mercredi 12 septembre. « Il est absolument nécessaire de rassembler, cette annonce est un signal fort donné à l’ensemble des acteurs avec qui on a des discussions depuis quelque temps, explique Mehdi Jomâa à Jeune Afrique. Il n’est plus question de continuer à gérer le pays comme on l’a géré dans les années 1960 et 1970. » S’il prétend pour l’instant n’être que « candidat au service du pays », Mehdi Jomâa espère que le parti s’étoffera d’ici aux élections législatives et présidentielle prévues en 2019.

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Rare exception dans l’histoire récente de Dar el-Bey : le cas Habib Essid. Ce fils de l’administration et homme indépendant est un familier des rouages du pouvoir, mais fait les frais d’un malentendu lorsqu’il est nommé en février 2015. Il entend alors disposer des prérogatives prévues par la Constitution au poste de chef du gouvernement, alors que Béji Caïd Essebsi le considérait comme le premier de ses ministres et non comme le patron de l’exécutif. Et n’hésite pas à l’humilier, le désavouer, le court-circuiter…

Habib Essid paie cher son désir d’émancipation : il ressort de la Kasbah usé jusqu’à la corde. Il lâche en quittant le pouvoir : « Cette fois, c’est une initiative de Béji Caïd Essebsi. La prochaine fois, ce sera une fatwa », allusion à Rached Ghannouchi. Pas dupe, son successeur, Youssef Chahed, tente de ne pas se laisser prendre en étau entre la présidence et Ennahdha, tantôt opposée tantôt alliée de Carthage. Habib Essid, qui n’avait jamais visé Carthage, finit tout de même par s’y faire une place en tant que conseiller politique de BCE. Ironique retournement de l’histoire.

Bibliothèque macabre

Curiosité du palais du gouvernement, la salle de lecture des archives générales du gouvernement tunisien (AGGT) avait été aménagée dans le tombeau de la famille du dey Ahmed Khoja (xviie siècle), une annexe du palais.

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