Kenya : « Rafiki », une censure qui ne passe pas

Déterminée à faire lever l’interdiction qui frappe son dernier long-métrage au Kenya, Wanuri Kahiu se bat aux côtés d’intellectuels et d’artistes pour que leur liberté d’expression soit respectée. Afin de permettre au film de concourir pour les Oscars, l’interdiction de « Rafiki » a été levée temporairement.

Wanuri Kahiu, la réalisatrice de « Rafiki », en avril 2018 à Nairobi. © Ben Curtis/AP/SIPA

Wanuri Kahiu, la réalisatrice de « Rafiki », en avril 2018 à Nairobi. © Ben Curtis/AP/SIPA

leo_pajon

Publié le 26 septembre 2018 Lecture : 5 minutes.

C’est une histoire d’amour très sage. Une idylle aux couleurs et aux sonorités pop qui suggère, sans rien dévoiler, l’intimité des corps, ne montrant guère que quelques baisers chastes. Et pourtant, Rafiki, le long-­métrage de la réalisatrice kényane Wanuri Kahiu, a subi les foudres de la censure. Le Kenya Film Classification Board (KFCB), l’autorité de régulation des films, a décidé, en avril, qu’il ne pourrait être diffusé et distribué dans le pays « à cause de son thème homosexuel et [de] son intention claire de faire la promotion du lesbianisme au Kenya, ce qui est contraire à la loi ».

L’interdiction a finalement été levée temporairement par la Haute Cour de Nairobi, du 23 au 30 septembre, afin de permettre au film de concourir pour les Oscars. Une victoire partielle.

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Car oui, Rafiki, adaptation de Jambula Tree, nouvelle de l’auteure ougandaise Monica Arac de Nyeko, conte la passion impossible de deux jeunes femmes, Kena (interprétée par Samantha Mugatsia, également musicienne) et Ziki (Sheila Munyiva), à Nairobi. Deux lycéennes qui tentent de s’aimer malgré le désaveu de leurs familles, les commérages, la désapprobation de l’Église (l’une d’elles devra d’ailleurs se soumettre à une « purification ») et, globalement, l’opposition d’une opinion publique et d’institutions très conservatrices.

Sélection inédite au Festival de Cannes

L’histoire aurait pu s’arrêter avec le coup de ciseaux des censeurs kényans si le film n’avait pas fait autant parler de lui à l’étranger. Comme le remarque le journaliste kényan Hillary Kimuyu, chargé de la culture au quotidien Daily Nation : « La sélection du film au Festival de Cannes [dans la catégorie « Un certain regard »] était la première pour un long-­métrage kényan, ce qui a évidemment attiré l’attention des médias. »

Devenue en quelques mois une figure intellectuelle et artistique de premier plan à Nairobi et invitée un peu partout dans le monde (dernièrement au Festival international du film de Toronto), la réalisatrice Wanuri Kahiu ne s’est pas laissé faire. Elle a déposé plainte devant la Haute Cour, contre le KFCB, son directeur, Ezekiel Mutua, ainsi que le procureur de la République. La procédure, menée dans l’urgence, vise à obtenir une levée de la censure. Sans cela, la cinéaste ne pourra pas déposer de dossier d’inscription au comité de sélection des Oscars 2019 et espérer obtenir le prix du meilleur film étranger. Elle a finalement obtenu gain de cause le 21 septembre à Nairobi, où la justice a ordonné la suspension de la censure pour une durée de sept jours.

Le KFCB est un legs de la période coloniale, il ne reflète ni la constitution ni la volonté du peuple

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Mais, pour la cinéaste, rencontrée à Paris à l’occasion de la promotion de son film, le combat dépasse de beaucoup Rafiki. « Je me bats d’abord pour pouvoir faire mon travail sans entraves et pour la liberté d’expression, qui est garantie par la Constitution, lance-t-elle. Nos droits doivent être respectés. »

La trentenaire s’attendait bien que la diffusion de son œuvre soit compliquée, mais espérait qu’elle serait au moins autorisée pour un public âgé de 18 ans ou plus, la classification la plus restrictive des quatre prévues par le KFCB. Au-delà des sept jours d’autorisation exceptionnelle, son interdiction empêche majoritairement le débat public au Kenya.

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« Les seuls qui peuvent décrire le film sont ceux qui l’ont censuré, comme Ezekiel Mutua, et ils en parlent de façon assez malhonnête. Le KFCB est un legs de la période coloniale, il ne reflète ni la constitution ni la volonté du peuple, estime Wanuri Kahiu. Le pays est assez grand pour décider lui-même, il n’a pas besoin d’une autorité morale, de figures paternelles archaïques qui jugent à sa place de ce qui est bien ou mal. »

Intimidations des artistes

Selon la réalisatrice, Ezekiel Mutua se sert de son institution pour intimider les artistes qui sont en désaccord avec lui. Il l’aurait même menacée d’arrestation, arguant du fait qu’elle aurait tourné son film sans autorisation légale (ce qui est faux).

Et si l’interdiction de Rafiki n’était pas seulement injuste, mais inefficace ? C’est l’avis du journaliste spécialisé Hillary Kimuyu, qui estime qu’« on a tant parlé du film, du fait de la censure, que maintenant tout le monde veut le voir ». C’est aussi l’opinion du réalisateur Jim Chuchu, auteur du docu-fiction Stories of Our Lives, sorti en 2014, évoquant également l’homosexualité au Kenya et qui a été pareillement censuré.

« Nous avons peu de cinémas, au Kenya, rappelle celui-ci. La plupart des films sont vus à la maison, parfois sur des DVD achetés auprès de petits marchands dans la rue. Même si on ne peut pas encourager les Kényans à se procurer des films interdits, ce qui est illégal, on peut supposer qu’ils les verront quand même. »

Un excommunicateur d’un autre siècle

Il y a un an déjà, un chroniqueur, Silas Nyanchwani, le décrivait comme la personnalité « la plus détestée » des Kényans, un « homme du XVIIIe siècle », enivré par son pouvoir, attaché à des valeurs religieuses rétrogrades fondées sur une lecture dépassée de la Bible. Ce qui est sûr c’est qu’Ezekiel Mutua, 51 ans, le directeur du KFCB, ne fait pas l’unanimité. Cet ancien journaliste (passé de reporter au Nation Media Group au ministère de l’Information et de la Communication), très actif sur les réseaux sociaux, publie quotidiennement des photos de lui au travail ou avec des stars. Chrétien revendiqué, il se présente comme un « fervent défenseur de la morale » et règne sans partage sur la puissante autorité de régulation des films.

Ezekiel Mutua ne doit pas être celui qui décide si oui ou non un film peut être vu, estime Jim Chuchu

Plusieurs voix s’élèvent pourtant contre lui. D’abord, évidemment, du côté des réalisateurs. C’est notamment le cas de Jim Chuchu : « Ezekiel Mutua ne doit pas être celui qui décide si oui ou non un film peut être vu, estime-t-il. Il est beaucoup moins ouvert que la plupart des gens du pays, et pas seulement sur les questions touchant à l’homosexualité. »

D’autres personnalités ont également désavoué Mutua, dont Chris Foot, le président de la Commission des films kényans, estimant qu’il était absurde de ne pas filmer des homosexuels sous prétexte que l’homosexualité était réprouvée dans le pays, car alors il ne faudrait pas non plus filmer des vols, des meurtres ou la corruption. Mais le chef du KFCB semble peu sensible à la pression. Critiqué par Larry Madowo, star des médias au Kenya, il a répondu au journaliste que celui-ci n’était pas une autorité morale et qu’il ferait mieux… de se marier.

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