Quand la Guinée s’éveillera

1958-2018. Soixante ans plus tard, le pays de Sékou Touré et d’Alpha Condé renoue enfin avec les espoirs de l’indépendance.

Ahmed Sékou Touré, aux Nations unies à New York en octobre 1960 ; Alpha Condé, au palais Sékoutoureya, en mai 2015. © Archives ONU / Archives JA / Vincent Fournier pour JA

Ahmed Sékou Touré, aux Nations unies à New York en octobre 1960 ; Alpha Condé, au palais Sékoutoureya, en mai 2015. © Archives ONU / Archives JA / Vincent Fournier pour JA

Publié le 2 octobre 2018 Lecture : 7 minutes.

Le marché Madina, à Conakry (photo d’illustration). © Sylvain CHERKAOUI pour Jeune Afrique
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Guinée : soixante ans d’indépendance

1958-2018. Soixante ans plus tard, le pays de Sékou Touré et d’Alpha Condé renoue avec les espoirs de l’indépendance.

Sommaire

Que reste-t-il de la fierté qu’éprouvèrent les Guinéens, le 28 septembre 1958, après avoir défié le général de Gaulle en se prononçant à 95 % contre son projet de Communauté française ? Que reste-t-il de la Guinée d’Ahmed Sékou Touré, le premier président du pays, décédé aux États-Unis en 1984 après vingt-cinq années au pouvoir ?

En soixante ans, le pays a traversé bien des tourments, il a considérablement changé. Et le socialisme porté aujourd’hui par Alpha Condé n’a pas grand-chose à voir avec celui prôné au temps des indépendances par Ahmed Sékou Touré.

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La rupture de 1984

La première rupture intervient en 1984, quand, au lendemain du décès de ce dernier, la République populaire révolutionnaire de Guinée (instituée en 1979) devient République de Guinée. Un an plus tard, Lansana Conté opte pour le libéralisme et met fin à l’économie étatisée instaurée en 1967. En janvier 1986, le franc guinéen est rétabli, et le syli, qui l’avait remplacé en 1972, tombe dans les oubliettes.

Honnie par les employés du public, mais saluée par ceux dont les initiatives avaient été muselées pendant la Ire République, la libéralisation a mis fin au repli du pays sur lui-même qui s’était installé au fil des années Sékou Touré : tout ce qui venait de l’étranger était alors considéré comme suspect, et les membres de la diaspora qualifiés d’« anti-guinéens ».

Cette ouverture économique s’est cependant rapidement accompagnée d’une forte corruption, et il faudra attendre longtemps avant que le climat des affaires soit amélioré et mieux réglementé. La Guinée est cependant parvenue à se hisser au 153e rang sur 190 pays étudiés dans le rapport « Doing Business » 2018 de la Banque mondiale sur la facilité à y faire des affaires, alors qu’elle émargeait encore au 173e rang sur 183 dans l’édition 2010.

La tentation de s’éterniser au pouvoir

La libéralisation a peu modifié la structure de l’économie, dominée par le secteur minier, qui représente environ 47 % du PIB. Seuls les partenaires ont changé, avec une présence accrue des Chinois, actifs dans de nombreux secteurs. L’agriculture, l’élevage et la pêche produisent davantage.

Les inégalités sociales se sont creusées, et beaucoup reste à faire

Les infrastructures de transport, l’accès à l’eau potable, à l’électricité, aux télécommunications, à l’éducation et à la santé ont été améliorés. Pourtant, les inégalités sociales se sont creusées, et beaucoup reste à faire.

Aux hiérarchisations caractéristiques des sociétés traditionnelles peules et malinkées, fondées sur un système de castes, est venu s’ajouter un clivage par l’argent, accentuant les inégalités entre d’un côté une poignée de riches toujours plus riches, et de l’autre une grande majorité de pauvres jamais moins pauvres. Un faible niveau de développement humain que le pays peine à relever et qui se reflète dans les indicateurs sociaux. Dans le dernier rapport sur le développement humain, publié par le Pnud en mars 2017, la Guinée n’émargeait encore qu’au 182e rang sur 188 pays étudiés.

Les pratiques démocratiques ont eu du mal à s’ancrer, symbolisées par la tentation des présidents de s’éterniser au pouvoir

Sur le plan politique, les changements ont aussi leurs limites. Le multipartisme a été instauré en 1990, d’abord limité à deux formations politiques, puis sans restriction de nombre, en avril 1992. Cependant, les pratiques démocratiques ont eu du mal à s’ancrer, symbolisées par la tentation des présidents de s’éterniser au pouvoir. Au temps du parti unique, Sékou Touré, élu en 1961, s’est fait réélire en 1968, 1974 et 1982. Lansana Conté avait lui aussi pris goût au pouvoir et fait modifier la Constitution, en 2001, pour obtenir un nouveau mandat et en allonger la durée. L’actuel chef de l’État, Alpha Condé, sera-t-il tenté à son tour de changer les règles du jeu pour briguer un troisième mandat ?


>>> À LIRE – Guinée : qui succédera à Alpha Condé ? L’éternel débat

Parmi les points positifs à souligner, le retour au régime civil, avec, en 2010, l’élection d’Alpha Condé à la présidence (le seul, avec Sékou Touré, à ne pas être issu de l’armée) et la fin des nombreux coups d’État ou tentatives de putsch.
C’est par la force que le colonel Lansana Conté avait pris le pouvoir en 1984, tandis que le capitaine Moussa Dadis Camara s’était autoproclamé président en 2008 (voir chronologie).
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Amnésie collective

Avec le multipartisme, la liberté d’expression et les droits humains ont fait des progrès, mais les répressions, souvent sanglantes, ont marqué l’évolution du pays. On se souvient de la répression de la grève lancée en janvier 2007 pour protester contre la corruption et les détournements de deniers publics, comme de celle du 28 septembre 2009, tout aussi meurtrière, qui a mis fin à la manifestation organisée au stade de Conakry par l’opposition pour protester contre la candidature de Dadis Camara à la présidentielle.

Tout semble être fait pour gommer le souvenir des nombreuses victimes des prétendus complots mis en avant par Sékou Touré

Parmi les ratés, le plus terrible est le silence qui entoure de plus en plus les exactions commises sous la présidence de Sékou Touré. Des lieux de mémoire d’une sinistre période qui a duré près de vingt ans, comme le camp Boiro, aux manuels d’histoire, peu diserts sur cette époque, tout semble être fait pour gommer le souvenir des nombreuses victimes des prétendus complots mis en avant par Sékou Touré. Une Commission Dialogue et Réconciliation, que certains voulaient élargir aux exactions commises sous Lansana Conté, a été mise en place. Mais bien des tortionnaires de la Ire République n’ont jamais été jugés, alors que l’image de héros de Sékou Touré devient une référence chez certains jeunes et intellectuels en mal de repères de la période des indépendances.

Peut-on tourner la page d’un livre que l’on n’a pas lu ?

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Cette amnésie collective est pesante et dangereuse. Car comment peut-on tourner la page d’un livre que l’on n’a pas lu ? Outre la difficulté à dépasser le traumatisme qu’a constitué la Ire République pour nombre de Guinéens, l’autre risque, pour le pays et la sous-région, est de voir se pérenniser la culture de la violence et de l’impunité.

Les jeunes de la diaspora, qui compte dans ses rangs de nombreux Peuls, grandes victimes du régime de Sékou Touré, pourraient bien briser ce silence. Leur force ? Les réseaux sociaux et le souhait d’investir dans leur pays. Lequel, sur le papier, figure désormais parmi les plus riches d’Afrique de l’Ouest.

L’espoir repose aussi sur les nouvelles générations. Engagées dans des mouvements citoyens, plus combatives et mieux organisées que leurs aînés, elles ne connaissent pas la peur dans laquelle vivaient leurs parents pendant et au sortir de la Ire République. Comme aime à le souligner une artiste guinéenne, qui a confiance en l’avenir de son pays : « La Guinée ressemble à une chenille. On ne connaît pas encore les couleurs du papillon qu’elle deviendra, mais le potentiel est là. »

1958-2018 : les temps forts

1958 (2 octobre)

L’indépendance, proclamée à la suite du référendum du 28 septembre par lequel le peuple guinéen se prononce à 95 % contre son intégration à la Communauté française, instituant des ré­publiques africaines autonomes­ placées sous le contrôle de la France. Ahmed Sékou Touré devient président.

1976 (juillet)

Arrestation de Diallo Telli, l’ancien ministre de la Justice, qui fut le premier secrétaire général de l’OUA (1964-1972). Emprisonné au camp Boiro, où il meurt le 1er mars 1977, il est l’une des nombreuses victimes de la vague d’arrestations engagée en 1961 par l’exécutif contre de présumés complotistes peuls.

1984 (26 mars)

Mort de Sékou Touré, suivie, le 3 avril, par le coup d’État militaire des colonels Diarra Traoré et Lansana Conté, lequel est nommé président.

1990 (23 décembre)

La nouvelle Constitution instaurant le multipartisme est adoptée par référendum. Elle ne sera promulguée que le 23 décembre 1991. À l’issue de la première présidentielle pluraliste, le 19 décembre 1993, Lansana Conté est élu.

2008 (22 décembre)

Décès de Lansana Conté, suivi quelques heures plus tard par une annonce télévisée du capitaine Moussa Dadis Camara, qui suspend la Constitution. Le 23 décembre, Dadis Camara devient chef du Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD), et, le lendemain, autoproclamé président, il promet des élections « libres, crédibles et transparentes » en décembre 2010.

2009 (28 septembre)

Répression par l’armée d’une manifestation organisée au stade de Conakry par l’opposition pour protester contre la candidature du général Dadis Camara à la présidentielle. Bilan : 160 morts et de nombreux blessés. Le 3 décembre, après que Moussa Dadis Camara a été grièvement blessé, puis hospitalisé au Maroc, le général Sékouba Konaté est chargé d’assurer l’intérim de la présidence et de diriger la transition.

2010 (15 novembre)

Alpha Condé est déclaré élu avec 52 % des suffrages exprimés, après un premier tour le 27 juin et un second tour le 7 novembre 2010, au terme de la transition dirigée par le général Sékouba Konaté. Premier président élu démocratiquement de l’histoire du pays, il sera réélu en octobre 2015.

2013 (28 décembre)

Première victime de l’épidémie du virus Ebola, que l’OMS ne déclarera terminée que le 29 décembre 2015. Cette crise sanitaire a causé 2 544 décès sur 3 814 cas et a évidemment eu de lourdes conséquences économiques. Depuis, la Guinée consacre 5 % de son PIB à la santé, soit le double de ce qu’elle y consacrait avant la crise d’Ebola.

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