Tunnel Maroc-Espagne : un projet plus justifié que jamais

La presse espagnole réveille un serpent de mer : le projet de relier l’Afrique et l’Europe. Une idée plus justifiée que jamais eu égard aux échanges entre les deux rives.

Point de passage entre l’Espagne et Gibraltar. © Matt Cardy/Getty Images/AFP

Point de passage entre l’Espagne et Gibraltar. © Matt Cardy/Getty Images/AFP

CRETOIS Jules

Publié le 30 septembre 2018 Lecture : 6 minutes.

C’est à Fès, entre les 14 et 16 juin 1979, que le projet a été évoqué pour la première fois. Juan Carlos, alors à peine installé sur le trône, et Hassan II entament des discussions sur la possibilité de relier leur pays via le détroit de Gibraltar. Un projet herculéen. Au sens propre : selon les récits mythologiques, c’est le héros grec qui a creusé le détroit.

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Presque quarante ans plus tard, le journal espagnol El Confidencial, dans son édition du 9 septembre 2018, assure que « le projet n’a jamais été aussi défini qu’aujourd’hui ». L’article livre le point de vue d’Ángeles Alastrué, présidente de la Sociedad Española de Estudios para la Comunicación Fija a través del Estrecho de Gibraltar (SECEGSA), à Madrid. Cette dernière a vu le jour en 1980, en même temps que sa jumelle marocaine, la Société nationale d’études du détroit de Gibraltar (Sned), à Rabat, après la signature d’un accord. Les deux sociétés publiques doivent étudier la manière la plus sûre de voir ce projet aboutir.

 © SNED

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Technique et diplomatie

El Confidencial a relancé l’intérêt de l’opinion publique pour cette idée ambitieuse, alors que les données techniques n’ont pas fondamentalement évolué. Depuis 1996, il est établi qu’un pont suspendu serait bien plus onéreux qu’un tunnel et pourrait nuire à la navigation comme à certaines espèces marines. Autre difficulté, les deux points les plus proches des deux continents, situés à une quinzaine de kilomètres l’un de l’autre, ne peuvent être reliés par un tunnel : la profondeur est trop importante à ce niveau du détroit.

Le tunnel ferait 38,7 km, dont 27,8 sous l’eau

C’est donc un autre tracé qui s’est imposé, du cap Malabata, petit promontoire sur la côte marocaine, à Punta Paloma, en Espagne. Un document de 2013 de la SECEGSA et de la Sned détaille le plan : le tunnel ferait 38,7 km, dont 27,8 sous l’eau. Sa partie la plus profonde atteindrait les 175 m au-dessous du niveau de la mer. Entre les deux terminaux, les voyageurs parcourraient ainsi 42 km.

La Sned le reconnaît : « La traversée du détroit par un lien fixe présente des problèmes exceptionnels d’ingénierie, parfois sans précédent. » Mais les ­difficultés ne sont pas seulement ­techniques. Entre Rabat et Madrid, les relations diplomatiques ne sont pas toujours au beau fixe. Et peuvent même se révéler houleuses. Parmi les points de tension : le conflit au Sahara occidental, l’islamophobie en Espagne, les enclaves de Ceuta et Melilla, toujours espagnoles et nichées dans le continent africain, entre autres.

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Les rois Hassan II (à dr.) et Juan Carlos, à Rabat, en 1999. © abdelhak senna/AFP

Les rois Hassan II (à dr.) et Juan Carlos, à Rabat, en 1999. © abdelhak senna/AFP

Un tel projet risque de coûter au moins 65 milliards de dirhams, peut-être plus de 150 milliards

Coût élevé

Surtout, un tel projet risque de coûter cher. Au moins 65 milliards de dirhams (6 milliards d’euros), peut-être plus de 150 milliards, selon les estimations. Les deux royaumes auraient besoin d’un appui financier, européen selon toute vraisemblance. En 2007, le président du gouvernement espagnol, José Luis Rodríguez Zapatero, social-démocrate et plus arrangeant avec son voisin marocain qu’un certain nombre de ses prédécesseurs, appelle l’Union européenne à soutenir ce projet qui « changera l’Afrique et l’Europe ». Excès d’enthousiasme ?

Des pays membres de l’UE se posent déjà la question du bien-fondé d’un tel plan

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Un câble diplomatique américain émis depuis Madrid dans la foulée de cette déclaration et révélé par WikiLeaks précise : « Des pays membres se posent déjà la question du bien-fondé d’un tel plan, compte tenu du flux actuel de migrants clandestins entrant en Europe depuis le Maroc et par l’Espagne. » Un autre message américain souligne le « scepticisme » que certains diplomates européens expriment « en privé », citant le trafic de haschich comme crainte récurrente.

Le projet n’est pas abandonné, mais se trouve renvoyé aux calendes grecques. Des étapes ont pourtant bien été franchies : celles des diagnostics notamment. Une quarantaine d’opérations de prélèvements d’échantillons du fond marin et de forages, notamment, ont eu lieu. Mais, depuis le début des années 2000, le Maroc s’est plus volontiers investi dans d’autres grands travaux. Un simple coup de fil à la Sned permet de comprendre que la société d’études n’est pas réellement active. Depuis plusieurs mois, elle est présidée « par intérim » par le secrétaire général du ministère des Transports.

Impératif commercial

Mais si l’article espagnol a suscité un regain d’intérêt, c’est que le projet – un peu fou – de tunnel sous la Méditerranée paraît plus justifié en 2018 que jamais. Chaque année, des centaines de milliers de personnes traversent le détroit par voie maritime : 400 000 environ en 2011, et presque autant de tonnes de marchandises. Tanger, capitale du Nord marocain, longtemps marginalisée, a connu une véritable révolution au cours de la dernière décennie. Une mission d’étude menée par des étudiants de Sciences-Po, en France, faisait valoir en 2017 que « Tanger a été au cœur de deux plans nationaux : le plan Émergence, favorisant le développement industriel, et le plan Azur, visant le développement touristique ».

Une liaison ferroviaire permettrait le transit d’un peu plus de 13 millions de tonnes de marchandises par an

La « perle du Nord » est devenue l’une des villes les plus mondialisées du pays. Lancé en 2004, le port de Tanger Med, le plus important d’Afrique, s’est déjà imposé comme un hub de dimension mondiale. Des millions de conteneurs, de camions, de passagers y transitent chaque année. En juillet 2017, l’usine Renault de Tanger, ouverte en 2012, a fêté la millionième voiture produite. Cet été, le port a connu des embouteillages monstrueux, signe que sa fréquentation a explosé. Le terminal est à environ quarante minutes en voiture du cap Malabata, le point de départ prévu du tunnel, lui-même situé à vingt minutes de Tanger.

La SECEGSA et la Sned entendent bien profiter de cette dynamique, qui serait renforcée en retour par la création du tunnel. Une liaison ferroviaire permettrait le transit d’un peu plus de 13 millions de tonnes de marchandises et de 12 millions de passagers par an à l’horizon 2050, selon la Sned. Cette dernière indique que la liaison serait « conçue pour la connexion du trafic ferroviaire ordinaire entre les réseaux marocain et espagnol, ainsi que pour le transbordement, sur des rames-navettes de véhicules routiers… »

Un Madrid-Casablanca en quelques heures et en train. C’est la promesse sur la table

Trente minutes de trajet

La ligne à grande vitesse entre Tanger et Casablanca via Rabat doit entrer en service d’ici à 2019. Très critiquée lors de la signature du contrat définitif du projet, en 2010, elle trouverait un prolongement naturel en épousant un tunnel ferroviaire en direction de l’Espagne. Selon la Sned, avec le tunnel ferroviaire, « la durée du trajet entre les terminaux européen et africain n’excéderait pas trente minutes ». Un Madrid-Casablanca en quelques heures et en train. C’est la promesse sur la table.

Le projet a gagné en crédibilité depuis 2017. Pour la sixième année consécutive, l’Espagne se classait premier partenaire commercial du Maroc. Le volume des flux, mêlant produits halieutiques, textiles, combustibles ou composants automobiles, dépasse les 14 000 millions d’euros. Selon une étude de 2015 du ministère marocain des Finances, l’Andalousie est d’ailleurs déjà une région centrale dans les échanges entre les deux nations. Le serpent de mer se fixerait-il enfin ?

Trumpitude

Josep Borrell, ministre espagnol des Affaires étrangères, peinait encore à cacher son étonnement en racontant, le 18 septembre, au cours d’un déjeuner, l’un de ses échanges avec le président américain. La conversation se serait déroulée en juin, à Washington. Donald Trump aurait alors suggéré de bâtir un mur à travers le Sahara pour combattre l’immigration. Une copie, en somme, de celui qu’il compte lui-même ériger le long de la frontière avec le Mexique.

Des migrants subsahariens qui ont forcé la barrière de protection qui sépare Espagne et Maroc à Mellila, le 28 mars 2014. © Santi Palacios/AP/SIPA

Des migrants subsahariens qui ont forcé la barrière de protection qui sépare Espagne et Maroc à Mellila, le 28 mars 2014. © Santi Palacios/AP/SIPA

L’Espagne est devenue le premier point d’entrée en Europe des migrants africains. Le nombre d’arrivées a triplé en un an. Le nombre de décès le long des côtes grimpe lui aussi brusquement : 1 723 personnes ont péri depuis le début de l’année. En juillet, Borrell a rejeté l’idée selon laquelle son pays serait confronté à une « immigration massive » : « Nous parlons, pour cette année, de 20 000 [personnes] pour un pays de plus de 40 millions d’habitants. »

À Trump, le ministre espagnol des Affaires étrangères aurait, selon son récit, fait remarquer que, au vu de l’immensité du Sahara, le mur suggéré devrait s’étendre sur près de 5 000 km (l’équivalent de la distance entre le Maroc et l’Égypte). Oubliant au passage qu’en dehors des enclaves de Ceuta et de Melilla, déjà presque murées, l’Espagne ne dispose pas de frontière en Afrique.

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