Boualem Sansal : « Le capitalisme est un système totalitaire »
Après le succès phénoménal de 2084 – plus de 400 000 exemplaires vendus –, le romancier algérien livre le troisième tome de sa trilogie sur l’islamisme. Rencontre à Paris avec un auteur inquiet face aux dérives religieuses et économiques.
En publiant aujourd’hui Le Train d’Erlingen, sous-titré La métamorphose de Dieu, l’écrivain algérien Boualem Sansal clôt une trilogie consacrée à l’islamisme. Comme dans son précédent roman, 2084, il n’aborde la question qu’indirectement dans ce livre à la construction complexe – il y a plusieurs narrateurs – mais qui se lit facilement.
Il met cette fois en scène des personnages très incarnés, à des époques différentes. En Allemagne, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France. Le plus important de ces personnages, Ute Von Ebert, héritière d’un grand empire industriel, vit en Allemagne dans la petite ville d’Erlingen, assiégée par un ennemi invisible : des « envahisseurs » qui seront aussi nommés « les serviteurs » puisqu’ils veulent faire de la soumission à leur dieu la loi universelle.
Le train qu’on attend pour évacuer la population apeurée arrivera-t-il à temps ? Et pour aller où ? Le suspense dure jusqu’à la fin et donne l’occasion à ce lanceur d’alerte qu’est devenu Boualem Sansal de dénoncer, une fois de plus, les ravages du totalitarisme politique ou religieux. Un auteur volontiers souriant et parlant d’une voix très douce qui ne mâche jamais ses mots.
Jeune Afrique : Après l’énorme succès de 2084, inattendu pour un livre relativement ardu, a-t-il été difficile de reprendre la plume ?
Boualem Sansal : Ce n’était pas un livre facile, en effet. Il traitait d’un sujet qui n’allait pas de soi pour les Occidentaux avec cette exploration, comme dans 1984, de la tyrannie. Quatre cent mille exemplaires ! J’ai été surpris moi-même du succès et surtout de sa longévité : il est resté un an et demi sur les listes des meilleures ventes en France.
Les 25 000 premiers exemplaires ont été épuisés en trois semaines
Il est vrai qu’il s’est passé beaucoup de choses. Après les attentats du 13 novembre 2015, peu après sa sortie, 2084 n’a plus été considéré comme un roman mais comme un livre à la Nostradamus, prémonitoire. Outre mes passages dans des émissions très regardées, il y a eu une déclaration de Michel Houellebecq en faveur du livre qui a fait du bruit et a eu, m’assure-t-on, des répercussions importantes en librairie.
Pourquoi l’islamisme ? L’Algérie ! Je suis algérien, c’est notre sujet, le sujet
Étonnamment, cela a marché partout. Le plus incroyable : la Chine, où le livre, qui a obtenu une couverture extraordinaire dans la presse, a été à un moment le best-seller numéro un. Les 25 000 premiers exemplaires ont été épuisés en trois semaines, pendant que j’y étais. J’ai découvert à cette occasion que la Chine aussi était confrontée à l’islamisme.
Difficile de se remettre à écrire après cela ? En effet, la fatigue, divers ennuis, beaucoup de voyages avec des contenus très répétitifs… On en est presque à envisager de prendre sa retraite ! D’autant qu’à l’âge que j’ai, et avec mon mode de vie – je n’ai même pas de voiture –, on se demande : gagner de l’argent, ça sert à quoi ? En même temps, on est pris dans une dynamique politico-sociale, on pense que si l’on a des choses à dire et que cela peut servir à quelque chose, il faut continuer. Et on continue.
Alors que vos premiers livres étaient consacrés à des sujets assez différents, avec le dernier, on compte trois livres successifs sur l’islamisme. C’est désormais votre thème de prédilection ?
L’islamisme n’est certainement pas le domaine auquel je serai venu naturellement. Je suis un scientifique. Je vis dans les maths, ma passion de toujours, et, de plus en plus, la physique, qui, avec ses dernières évolutions, mène vers des univers très poétiques, très mystérieux. Et mon prochain livre, après cette trilogie sur l’islamisme, pourrait bien être un ouvrage de science-fiction. Alors, pourquoi l’islamisme ? L’Algérie ! Je suis algérien, je vis en Algérie, c’est notre sujet, « le » sujet.
En réalité, c’est d’Allemagne qu’est venue l’incitation à écrire là-dessus. Un think tank lié au ministère des Affaires étrangères allemand m’a invité à faire une conférence, qui a été suivie par d’autres, pour parler de l’Algérie et de l’islam, notamment devant des diplomates affectés dans des pays arabes ou en terre musulmane. De fil en aiguille, le ministre m’ayant demandé de mettre par écrit mes interventions, cela a fini par devenir Gouverner au nom d’Allah, publié en 2013. Pendant que je mettais ce texte au point, je me suis dit qu’il y avait des aspects de la question que l’on ne pouvait guère aborder dans un travail de ce type, par exemple autour de la lâcheté de l’Occident face à l’islamisme, du déni de la gravité de la situation.
J’ai voulu écrire un roman abordant cette question avant d’inventer une histoire qui nous projetterait dans le lointain, dans une perspective orwellienne. Je n’ai pas trouvé la façon d’écrire le premier roman, alors je l’ai mis de côté et j’ai écrit 2084, le numéro 3, avant le numéro 2. J’ai bien fait car quand j’ai repris ce dernier, j’ai complètement reformulé le récit pour aboutir au Train d’Erlingen. J’étais parti sur une histoire de personnes à la dérive en France, récupérées et radicalisées par des recruteurs. Un peu comme les livres où on se met « dans la peau de », comme dans les deux derniers romans de Yasmina Khadra. Ce n’était pas très crédible, j’étais mal à l’aise, cela ne permettait pas de développer une littérature riche.
Et comment avez-vous abouti à la nouvelle intrigue ?
Alors que j’étais en Allemagne, je suis allé visiter deux musées consacrés à l’émigration, à Bremerhaven et à Hambourg, deux ports d’où sont partis 17 millions d’Allemands pauvres pour l’Amérique. Dans le premier musée, une merveille, on distribuait à chacun des visiteurs un feuillet biographique évoquant la personnalité et le destin d’un migrant. Parfois, il y avait des informations sur son parcours, parfois on disait que le bateau avait coulé et qu’il était mort. J’ai été très remué et c’est ainsi que j’ai trouvé un nouveau point de départ pour me remettre à écrire.
Votre héroïne craint de mystérieux envahisseurs, une menace qui évoque celle des islamistes mais aussi celle des nazis. Même combat ?
Le rapprochement est évidemment volontaire. J’ai souvent évoqué cette similitude idéologique entre l’islamisme et le nazisme. Il y avait déjà historiquement un rapport entre les islamistes et Hitler – qu’on se rappelle les liens du grand mufti de Jérusalem avec le régime nazi –, et cela continue aujourd’hui.
J’aimerais savoir comment vous auriez réagi avec 200 000 morts sur une population de 30 millions d’habitants
Cette comparaison sans nuance avec les nazis, ce n’est pas banal. Ne vous reproche-t-on pas régulièrement des prises de position excessives ?
On me le fait savoir, plus ou moins diplomatiquement. Ma réponse est toujours celle-ci : j’aurais voulu vous voir à ma place, en Algérie, dans les années 1990. Un point c’est tout, le débat est clos. J’aimerais savoir comment vous auriez réagi avec 200 000 morts sur une population de 30 millions d’habitants. Un pays détruit. Et allez voir ce que pensent les Afghans, les Syriens ou les Irakiens des islamistes.
Mais vous ne parlez là que de pays majoritairement musulmans et très affectés par le terrorisme. L’Europe, en tout cas n’est pas dans la même situation.
L’objection, pour la France ou l’Allemagne, était recevable jusqu’en 2015. Plus après les attentats de novembre, Charlie Hebdo, le curé égorgé dans son église, etc. On est sur une voie qui va s’élargissant. En Algérie, avant même le FIS, il y avait eu le groupe Bouali, quelques bonshommes de la région de Blida qui ont commencé à commettre des attentats.
On a vu ensuite comment ce genre de dérive pouvait se développer très vite. En Europe, il n’y aura pas de prise du pouvoir de l’islamisme, mais il peut y avoir des dégâts énormes, des blessures profondes. On est au tout, tout début.
Vous dites que les Européens sont mous. La France est pourtant intervenue en Syrie et elle a décrété l’état d’urgence sur son territoire.
On lutte contre le terrorisme, bien sûr. Que ce soit à l’extérieur ou en France, où la police et les services secrets font leur travail, avec plus ou moins de résultats. On a sûrement empêché beaucoup d’attentats. Moi je parle avant tout de l’islamisme, d’une idéologie qui est là, qui s’est emparée de quartiers entiers qu’elle coupe de la communauté nationale. Et on ne fait pas grand-chose contre cela.
Il faudrait un travail de longue haleine au niveau de l’éducation, de la restructuration des quartiers. On croit que les mosquées ne sont que des lieux de culte, mais ce sont des gouvernements locaux, des agoras où on se rencontre, où on fait des affaires, une nébuleuse d’associations les entoure. Elles s’occupent du hajj, de l’arabisation, de la police des mœurs, de ceci, de cela.
Les espaces où l’on pouvait discuter librement disparaissent. C’est ce qui s’est passé en Algérie, en Égypte, au Maroc maintenant, et on suit le même chemin en Europe dans les quartiers. Sans que l’État auquel les gens s’en remettent ne fasse grand-chose.
Vous faites aussi un lien, au moins indirect, entre l’islamisme et le capitalisme. En quoi sont-ils comparables ?
Le capitalisme est devenu un peu comme l’islamisme : une volonté de puissance, de domination qui semble sans limite. Il a échappé à l’économie, son but n’est plus de produire pour le bien-être mais d’amasser toute la fortune du monde.
Je me considère certainement comme un écologiste
Pour réussir, il utilise ce qui dégrade, ce qui soumet l’homme. Les publicités les plus abjectes pour faire consommer, les guerres pour sécuriser les approvisionnements. Le capitalisme financier actuel, c’est en quelque sorte la même chose que l’islamisme barbare de Daesh, qui veut tout détruire. C’est aussi un système totalitaire qui a réussi à éliminer toutes les propositions concurrentes. On est en train de ruiner des pays entiers sans que la réprobation aille au-delà de déclarations de principes.
Dans Le Train d’Erlingen, vous citez l’américain Henry David Thoreau, considéré par beaucoup comme l’ancêtre des écologistes au XIXe siècle. Une référence majeure ?
Oui, depuis très longtemps. Je l’ai découvert très jeune, avec un ouvrage prônant la désobéissance civile, une pratique dont il est l’inventeur. En fait, quand je commence un livre, je cherche un maître à penser qui m’accompagnera. Pour Le Village de l’Allemand, c’était Primo Levi, pour 2084, Orwell évidemment, là c’est surtout Thoreau.
Je me considère certainement comme un écologiste. Pas à la manière des écolos français, dont je n’apprécie guère la démarche politique, mais je pense qu’à partir du moment où l’on respecte les arbres, les oiseaux, c’est qu’on est déjà prêt à faire la même chose avec ses frères humains. Je suis pour le respect de la vie. On a assez détruit cette planète.
Vous êtes un incorrigible pessimiste ?
Dans les années 1980, en Algérie, on me disait déjà que j’étais trop pessimiste. Mais j’avais vu très clairement ce qui allait se produire. Fondamentalement, je pense être en vérité un pessimiste optimiste. Je vois que tout va dans le sens du dérèglement et en même temps, je sais que l’Histoire nous surprend, qu’il peut y avoir des sursauts, que des événements providentiels peuvent advenir, que rien n’est jamais joué.
Même pour l’Algérie, sans trop y croire, je me dis qu’après Bouteflika ce sera peut-être le début d’autre chose, qu’un homme capable fera consensus. La meilleure preuve que je peux être optimiste, n’est-ce pas que je suis resté et que je reste en Algérie ?
Extrait
« Un crime peut-il se produire là où il n’y en a jamais eu auparavant ? […] Oui se pose la question du premier crime, celui qui dans un lieu donné commence l’histoire du crime : pourquoi s’est-il produit ? Qui pourrait le qualifier de crime puisque inconnu jusque-là ? On peut lui donner la définition que l’on veut. Un enfant qui tue un enfant jamais ne dira “j’ai tué un enfant”, il dira “dehors il y a un enfant qui ne respire plus”, il ne peut concevoir de lien entre ceci et cela. […] Comment comprendre que Caïn ait tué Abel, son frère, en cette terre de Dieu où l’idée du crime était inconnue, donc inconcevable ? La Bible nous a raconté une histoire incroyable, avant le crime, il n’y a pas de crime et le crime ex nihilo n’est pas un crime. Depuis nous connaissons le crime et nous savons combien il déplaît à Dieu qui pourtant l’a créé pour pouvoir l’interdire. »
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