Tunisie : requiem pour un consensus

Trois ans après le prix Nobel de la paix qui récompensait la médiation engagée avec succès par le Quartet, le compromis politique issu du dialogue national a volé en éclats. Et maintenant ?

Les lauréats du prix Nobel de la paix 2015. © Odd andersen/AFP

Les lauréats du prix Nobel de la paix 2015. © Odd andersen/AFP

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Publié le 3 octobre 2018 Lecture : 9 minutes.

En lieu et place d’une célébration officielle de l’anniversaire du prix Nobel de la Paix, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) lance cette année un mot d’ordre de grève générale. Le syndicat, membre du Quartet lauréat en 2015, appelle à une mobilisation dans le secteur public pour la fin du mois d’octobre.

L’ambiance était tout autre il y a trois ans, lors de la remise du prix. Le secrétaire général de l’époque, Houcine Abassi, se félicitait alors que les partis aient « réussi à faire primer l’intérêt du pays et du peuple sur les considérations personnelles étroites ». À l’unisson du président Beji Caïd Essebsi : « Ce n’est pas un hommage seulement au Quartet, [ce prix] consacre le chemin que nous avons choisi, celui de trouver des solutions consensuelles. »

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Le comité du Nobel ne disait pas autre chose, saluant le compromis engagé par l’UGTT – avec l’Utica (patronat), la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et l’Ordre national des avocats – pour sortir le pays de la crise. Depuis, le consensus à la tunisienne est devenu un élément de langage censé démontrer que le pays faisait exception.

Sit-in et revendications

Été 2013. Des milliers de Tunisiens reprennent devant l’Assemblée le mot d’ordre de la révolution de 2011 : « Erhal ! » (Dégage ! en arabe). Cette fois, c’est le départ de la Troïka au pouvoir – Ennahdha, CPR, Ettakatol – qu’ils réclament. Le 25 juillet, l’assassinat de l’opposant Mohamed Brahmi avait transformé l’anniversaire de la République en jour de deuil. Les protestations qui s’ensuivent font trembler des institutions qui avaient pourtant fait peau neuve.

En plein ramadan, malgré la chaleur et un contexte sécuritaire délicat, les manifestants organisent un sit-in chaque soir à la rupture du jeûne, à grand renfort de haut-parleurs, de bus et de sandwichs. Les revendications s’entrechoquent : faire tomber le gouvernement, jugé responsable, voire complice des défaillances sécuritaires, écarter les fonctionnaires nommés sur des bases partisanes, ou encore dissoudre la Constituante.

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À la manœuvre, une coalition hétéroclite – le Front de salut national – rassemblant des associations, l’opposition de gauche emmenée par le Front populaire et les centristes libéraux de Nidaa Tounes.

Le mouvement élit domicile place du Bardo. Avec le soutien de députés démissionnaires, des jeunes lancent même une radio en ligne pour couvrir les événements. Face à eux, les partisans d’Ennahdha défendent la « légitimité des urnes ». Le mouvement à référentiel islamique propose, lui, d’élargir la coalition pour sortir de l’impasse.

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Front contre front. Signe de l’extrême tension qui règne, les deux camps sont tenus à distance de plusieurs mètres par des barrières. Le 6 août, le président de l’Hémicycle décide unilatéralement de suspendre ses travaux.

Quelques jours auparavant, le Quartet de la paix – il ne portait pas encore ce nom –  venait de naître. Le 29 juillet, l’UGTT propose une médiation conjointe avec l’Utica, la LTDH et l’Ordre national des avocats. La méthode ? Réunir tous les partis autour d’une table et tracer une feuille de route.

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De longues discussions, parfois houleuses, permettent d’esquisser un plan de sortie de crise, qui prévoit la démission du gouvernement au profit d’un cabinet d’indépendants pour organiser des élections et permettre l’adoption d’une nouvelle Constitution.

Sous pression, Ennahdha finit par céder. Le pire est évité. « La Tunisie vient d’écrire une nouvelle page de son histoire », souligne, un an plus tard, le président Béji Caïd Essebsi (BCE) dans une lettre envoyée au comité Nobel pour appuyer la candidature du Quartet.

Marchandage

Reste à savoir quelle histoire ce prix a contribué à écrire. Véritable dialogue ou putsch populaire sans effusion de sang ? « Ce qui nous a aidés à imposer nos demandes, c’était la rue », analyse a posteriori Hamma Hammami. À l’époque, le leader du Front populaire dénonçait la menace du « fascisme rampant » et souhaitait, de concert avec Nidaa Tounes, garantir le caractère civil de l’État.

Juste avant sa chute, le gouvernement classe le groupe Ansar el-Charia, avec qui Ennahdha est accusée d’être au bas mot trop conciliante, dans la liste des organisations terroristes. Les très controversées Ligues de protection de la révolution (LPR) sont, quant à elles, dissoutes.

Si le comité Nobel a salué un « processus politique alternatif, pacifique », les membres de la Troïka, eux, se sont sentis acculés. Trois ans plus tard, l’amertume est palpable. « Les autres partis avaient pour seul objectif de faire démissionner le gouvernement, se souvient Ameur Laarayedh, alors membre du bureau exécutif d’Ennahdha. Pour certains, l’objectif était même de fermer la parenthèse de la révolution. Ils cherchaient à aggraver la crise pour faire accroire que le printemps arabe était une mauvaise expérience. »

Un « accord secret » conclu d’avance entre Ennahdha et Nidaa Tounes ?

La conjoncture régionale a aussi pesé : en juillet 2013, le président islamiste égyptien, Mohamed Morsi, est renversé. « Ennahdha avait peur d’un retour en arrière synonyme de répression et d’arrestations, explique Ghassen Marzouki, alors membre du conseil national du CPR, qui avait refusé dans un premier temps de signer la feuille de route. C’était clairement un climat de retour à la dictature. On a aussi reçu des menaces du système de l’ancien régime, de l’État profond. »

Tout a été fait pour installer BCE à la présidence et permettre à Ennahdha de perdurer dans le paysage politique

« Le résultat était mitigé », pondère Hamma Hammami, pour qui le gouvernement Mehdi Jomâa, issu de ce processus, est finalement resté, selon lui, sous l’influence de la Troïka.

La nature de ce dialogue fait donc débat. Ses finalités aussi. D’aucuns incriminent un supposé marchandage, un « accord secret » conclu d’avance entre Ennahdha et Nidaa Tounes lors d’une rencontre entre leurs deux chefs, à Paris, en août 2013. « Ce n’était pas un consensus mais un deal, accuse Ghassen Marzouki. Tout a été fait pour installer BCE à la présidence et permettre à Ennahdha de perdurer dans le paysage politique. »

Abdelmajid, le frère de l’opposant Chokri Belaïd, assassiné six mois avant Mohamed Brahmi, continue aujourd’hui de dénoncer le « prix du silence » qui entoure les enquêtes sur ces deux affaires. Un silence qu’il estime avoir été monnayé au cours des tractations du dialogue national en vue d’un partage du pouvoir. « Oui, c’est fort possible », abonde Hamma Hammami.

Recommandations non suivies d’effet

« Cette expérience est gravée dans l’histoire de tous les Tunisiens, s’enthousiasme encore Wided Bouchamaoui, qui a, depuis, passé la main à la tête de l’Utica. Elle montre que les pays arabes sont capables de trouver des solutions par le dialogue. » Les objectifs affichés par le comité Nobel en 2015 sont pourtant loin d’être atteints. « On n’a pas su faire fructifier le prix », concède-t-elle.

On a tous échoué, sur tous les plans, toute la classe politique confondue

Le comité espérait en effet que le Nobel préviendrait « tout retour en arrière ». Cette promesse n’a pas non plus été entièrement tenue, à en juger par les affaires de corruption et le recyclage de figures de l’ancien régime. « On a accompli des pas de géant, mais, tant qu’on ne prend pas en compte les demandes de changement économique et social, démocratie et droits de l’homme ne sont pas garantis », met en garde Messaoud Romdhani de la LTDH, également responsable du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux.


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Les organisateurs du prix appelaient enfin à construire des institutions pour assurer la stabilité du pays. Or celles-ci sont aujourd’hui paralysées. Le Nobel ? « Presque aussi insignifiant qu’un fait divers », ose aujourd’hui Taïeb Baccouche. L’ex-secrétaire général de Nidaa Tounes, qui a depuis rompu avec le parti, estime que cette expérience « positive et originale » n’a pas évolué dans le bon sens. Mohammed Bennour, ancien responsable d’Ettakatol, va encore plus loin : « On a tous échoué, sur tous les plans, toute la classe politique confondue. »

Le lapsus d’Abdessattar Ben Moussa, qui présidait la LTDH durant le dialogue national, était-il révélateur ? Ce dernier avait lâché un malencontreux « himâr » (âne, en arabe) au lieu de l’approprié « hiwâr » (dialogue) à son ouverture officielle, le 5 octobre 2013, au Palais des congrès.

Une culture du compromis qui perdure

« Le consensus peut porter ses fruits à court terme, mais cela personnalise les canaux de régulation du conflit, note Michaël Ayari, de l’International Crisis Group (ICG). Quand les décisions stratégiques se prennent à huis clos entre deux personnes, cela affaiblit les institutions collégiales, plus légitimes. »

La culture du compromis a perduré depuis en Tunisie, incarnée à l’Assemblée par la commission dite « du consensus » chargée de résoudre les différends, et au niveau de l’exécutif par le pacte de Carthage, où siègent l’UGTT et l’Utica, mais pas la LTDH ni l’Ordre national des avocats. Ce consensus est aujourd’hui gelé. La coalition gouvernementale formée d’Ennahdha et de Nidaa Tounes était censée l’incarner politiquement. Mais l’accord a aussi montré ses limites.

« Ces configurations donnent beaucoup de place au provisoire et en laissent peu aux acteurs pour se structurer durablement », souligne Jérôme Heurtaux, chercheur en sciences politiques et spécialiste de la Tunisie. Face aux déchirements au sein de Nidaa et des appareils de l’État, n’a eu d’autre choix que d’entériner la fin de cette alliance le lundi 24 septembre. « La patrie avant les partis », a conclu le chef de l’État.

Le président tunisien Béji Caïd Essebsi, lors d'un discours à Tunis, en mai 2017 (image d'illustration). © Hassene Dridi/AP/SIPA

Le président tunisien Béji Caïd Essebsi, lors d'un discours à Tunis, en mai 2017 (image d'illustration). © Hassene Dridi/AP/SIPA

Rached Ghannouchi, leader d’Ennahdha, n’en a pas moins appelé à la relance du processus de Carthage lors d’une rencontre avec le président de la République, le 3 septembre. Une demande restée lettre morte. Au lendemain de l’intervention télévisée de BCE, le mouvement a réaffirmé dans un communiqué sa volonté de maintenir une « culture de consultation et de dialogue entre les partis », considérant même que le consensus constitue une « base idéale » pour la stabilité du pays.

Les déchirements actuels illustrent le fait que l’unanimisme national n’est qu’un vœu pieux

« Le président avait cherché à élargir la coalition. Cela renvoie à une idéologie organiciste qui rappelle les années 1960, quand tout le monde devait s’unir pour relever les défis communs. Le problème, c’est que si ça échoue, toute la classe politique tombe, prévient Michael Ayari. Les déchirements actuels illustrent le fait que l’unanimisme national n’est qu’un vœu pieux. Les tensions politiques sont inhérentes à la démocratie. »

Relancer un dialogue national dans ces conditions ? « Pourquoi pas, si cela facilite la négociation, mais si un nouveau dialogue national vient remplacer les instances de l’État, pas question ! », conclut Ameur Laarayedh.

Un quartet représentatif

L’adresse mail de Balkis Mechri – ex-première vice-présidente de la LTDH – comporte encore le label « Nobel 2015 ». « Voyez comme j’en étais fière à l’époque ! », ironise-t-elle aujourd’hui, admettant que le dialogue national a pu être idéalisé avec ce prix. Le Quartet était-il si représentatif de la société civile ? Les quatre institutions ne semblent en tout cas pas avoir joué la même partition.

« Sa diversité a donné au Quartet l’autorité morale pour tenir le rôle de médiateur », rappelait (feu) Kaci Kullmann Five, alors présidente du comité Nobel, lors de la remise du prix, à Oslo. Certes, on n’avait encore jamais vu patronat et syndicat enfiler ensemble l’habit de médiateur. Là aussi, les principaux concernés n’en font pas la même lecture. « Pour nos deux institutions, toujours en conflit, c’était un moyen de convaincre et de mettre les ego de côté », assure Wided Bouchamaoui. Pas si simple, rétorque Hamma Hammami, du Front populaire, pour qui « chacun a joué un rôle politique et défendu ses intérêts ». « C’est la première fois que les hommes d’affaires et les travailleurs s’unissaient pour abattre une force politique, c’est aberrant ! L’UGTT a été utilisée pour créer un climat social intenable. D’autant que ce syndicat, pour moi, c’est la seule partie de l’ancien système qui n’a pas changé », regrette Ghassen Marzouki, du CPR.

Les mouvements sociaux s’étendaient alors au-delà du Bardo au gré des « blocages des négociations », rappelle Hammami. « Cette modalité de résolution des crises, qui s’est installée depuis plusieurs années, contribue à brouiller les frontières entre différents acteurs, résume le chercheur Jérôme Heurtaux. Les acteurs associatifs y ont intérêt, car ils peuvent jouer un rôle “politique” sans prendre le risque d’être associés (de manière péjorative) à l’univers politique. »

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