Groupe Bolloré – Philippe Labonne : « Nous visons le top 5 mondial des logisticiens »
De la réorganisation des activités du groupe au partenariat noué avec le chinois Alibaba, le dirigeant revient sur les grands dossiers du moment et détaille la stratégie mise en œuvre en Afrique.
Omniprésent dans l’actualité portuaire africaine entre les années 2004 et 2014, durant lesquelles il remporte de nombreux contrats de concession le long du golfe de Guinée, le groupe Bolloré s’est depuis montré beaucoup plus discret.
La transformation du groupe Bolloré inaugure un véritable changement d’ère pour l’entreprise, bien décidée à sortir des ports et de l’Afrique
Le temps qu’il se réorganise, qu’il change de nom et de président-directeur général, Cyrille Bolloré succédant alors à son père, Vincent, à la tête de toutes les activités logistiques du groupe, désormais regroupées sous le nom de Bolloré Transport & Logistics (BTL, 7,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2017). Une transformation qui inaugure un véritable changement d’ère pour l’entreprise, bien décidée à sortir des ports et de l’Afrique pour se placer dorénavant comme un opérateur logistique global, capable de proposer toute la gamme de services attendus par ses clients, et ce dans les 106 pays où le groupe est actif.
Présent depuis 1993 dans l’entreprise, Philippe Labonne, 52 ans, occupe depuis 2015 les fonctions de directeur général adjoint de BTL et revient en exclusivité pour Jeune Afrique sur la nouvelle stratégie mise en œuvre ces dernières années pour répondre aux besoins d’un continent également en pleine mutation.
Jeune Afrique : En 2016, Bolloré Africa Logistics (BAL) et les autres filiales logistiques du groupe ont été intégrées sous l’entité BTL. Au-delà du changement de nom, est-ce un repositionnement stratégique ?
Philippe Labonne : En 2014, Cyrille Bolloré a décidé de sortir d’une organisation géographique et de regrouper l’ensemble des activités logistiques pour créer un groupe structuré selon ses expertises métier. Cette réorganisation nous permet de faire face, d’un côté, au phénomène de consolidation des acteurs maritimes et, de l’autre, au mouvement de concentration de chargeurs toujours plus globaux qui peuvent même, parfois, avoir aussi une vocation logistique, comme les Gafa.
Ce regroupement est donc en effet stratégique, puisqu’il doit nous permettre d’être, à terme, dans les cinq premiers acteurs mondiaux de la logistique. Nous aussi avons consolidé nos activités, en commençant par celles que nous détenons en propre, de manière à gérer nos différents métiers à l’échelle mondiale. Même si nous conservons une spécificité africaine forte.
C’est cette réorganisation qui explique votre discrétion ces dernières années en Afrique ?
Nous avons préféré prendre le temps de nous assurer que nous étions en phase avec les attentes de nos clients plutôt que de juste le faire savoir.
Je peux vous assurer que c’est Cyrille Bolloré est le véritable pilote de cette réorganisation
Vous dites que Cyrille Bolloré a voulu ce changement d’organisation dès 2014, mais quel a été le rôle de son père ?
J’accompagne Cyrille depuis cette date, et je peux vous assurer que c’est lui le véritable pilote de cette réorganisation. Aujourd’hui, il est le PDG de BTL, quand Vincent est le PDG du groupe Bolloré.
Comment le groupe a-t-il vécu les accusations de corruption portées à son encontre dans les dossiers de Lomé et de Conakry ?
Je ne veux pas commenter une affaire de justice en cours, mais le plus important, à travers cette épreuve, c’est le soutien de nos partenaires et la confiance qu’ils continuent de placer en nous. Nous avons mis en œuvre, depuis dix ans, un dispositif d’éthique qu’ils connaissent très bien, qui est régulièrement audité par nos clients et qui justifie pleinement cette confiance.
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L’attribution du deuxième terminal à conteneurs d’Abidjan (TC2) fait également l’objet d’une enquête, selon la presse ivoirienne. Qu’avez-vous à dire sur ce dossier ?
Le TC2 a été attribué à l’issue d’un appel d’offres très disputé, et notre proposition a été retenue parce qu’elle anticipait au mieux la reprise de l’économie ivoirienne. C’est notre connaissance du terrain, de son attractivité régionale et des grands flux maritimes qui nous ont permis de faire l’offre la plus audacieuse. Le défi, pour les opérateurs présents en Afrique, consiste à être en mesure de faire jouer les économies d’échelle pour faire de ces terminaux de véritables leviers de croissance pour leur pays. Les prestations sur les quais doivent pour cela être fournies à un prix compétitif, comme c’est le cas à Abidjan.
On vous reproche pourtant d’être plus cher que la concurrence, voire de ne pas respecter vos programmes d’investissements, comme à Owendo…
Nos tarifs sont réglementés et bien souvent publiés dans les appels d’offres
Nos volumes d’investissements parlent pour nous. Nos contrats sont transparents, tout le monde peut donc constater que nous tenons nos engagements. Au Gabon, nous avons cherché à investir depuis 2009, c’est l’organisation interne au port qui nous a en empêchés. Quant à nos tarifs, je rappelle qu’ils sont réglementés et bien souvent publiés dans les appels d’offres. Nous n’avons aucun intérêt à proposer des tarifs élevés. Au contraire, c’est en proposant une logistique performante, au meilleur prix, que nous attirons les volumes qui nous rendent compétitifs. Notre priorité, aujourd’hui, c’est la transformation des comportements logistiques en Afrique.
C’est-à-dire ?
Les vrais freins à la compétitivité du secteur viennent aujourd’hui des coûts additionnels autour du port, notamment de ceux liés à la congestion urbaine, qui pèse entre 5 % et 6 % du PIB. Depuis dix ans, nous avons investi à hauteur de 300 millions d’euros chaque année pour améliorer la qualité des infrastructures et accroître l’attractivité du continent. Or, si nous avons réussi à pallier cette déficience portuaire en Afrique, nous ne sortons toujours pas les marchandises des terminaux de manière satisfaisante.
Nous nous impliquons pour fluidifier la logistique urbaine et périurbaine
Quand en Asie un conteneur reste en moyenne trois jours, les temps d’attente sont cinq fois plus longs en Afrique. Les opérateurs africains ne peuvent pas être compétitifs. Nous nous impliquons donc pour fluidifier la logistique urbaine et périurbaine. Notre ambition dépasse désormais de très loin la simple fonction d’acteur portuaire. En tant qu’opérateur logistique intégré, nous devons être en mesure d’accompagner nos clients partout où nous sommes présents.
Que pensez-vous de la récente arrivée des navires de capacité de 10 000 EVP dans le golfe de Guinée ?
C’est justement pour pouvoir attirer de tels navires en Afrique que nous avions construit le terminal de Pointe-Noire en 2008. Avec Kribi, Cotonou et Lomé, nous disposons aujourd’hui de quatre ports capables de recevoir des navires de cette taille. En attendant Tema, actuellement notre principal projet en Afrique, en 2019, et le TC2 d’Abidjan l’année suivante.
Vous avez, en dehors de Kribi, remporté peu de nouvelles concessions ces dernières années. Pour quelles raisons ?
D’abord parce que l’infrastructure portuaire est globalement à la hauteur sur le continent. Ensuite, notre objectif n’est pas d’additionner les terminaux qui gardent leurs conteneurs deux semaines, mais de faire en sorte que les infrastructures dont nous avons la responsabilité exercent un impact maximal sur les économies.
C’est la raison pour laquelle nous portons notre attention sur l’amélioration de la logistique entre les villes et les ports. Nous avons également déployé notre expertise hors d’Afrique, dans des pays émergents présentant des environnements similaires en matière de maturité économique, à Tuticorin, en Inde, dont le port a été inauguré en mars, au Timor oriental, où nous venons récemment de démarrer la phase de construction du terminal.
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Vous êtes devenu opérateur en Asie, mais vous ne gérez pas de terminaux en Afrique orientale ou en Afrique du Nord. Pour quelle raison ?
Nous avions répondu à l’appel d’offres de Mombasa car nous pensions pouvoir y démarrer rapidement nos opérations, mais le projet a depuis été gelé. Je rappelle que nous sommes présents dans 48 pays africains. Nous sommes le premier opérateur logistique au Kenya et un acteur de référence en Tanzanie.
Au Mozambique, nous nous sommes occupés de toute la logistique des grands projets pétroliers. En Éthiopie, nous allons rapidement investir dans le développement de ports secs le long de la voie ferrée. Nous comptons également nous implanter dès que possible en Érythrée. Proche de l’Asie, la Corne va devenir un gigantesque marché de transformation sur lequel nous devons être présents.
Les trafics maritimes en Afrique ont longtemps suivi un axe nord-sud, avant de s’orienter ces dernières années dans le sens est-ouest. Cela a-t-il eu une incidence sur votre stratégie, et que pensez-vous de l’arrivée des Chinois sur les ports africains ?
L’arrivée des investisseurs chinois a eu des répercussions positives et significatives sur le continent
Nous avions anticipé ce changement. Je dirais même que nous en avons été un acteur, puisque nous avons voulu construire les infrastructures permettant aux flottes asiatiques de desservir le continent. L’arrivée des investisseurs chinois a eu des répercussions positives et significatives sur le continent, puisqu’elle a contribué à améliorer la productivité du secteur.
Est-ce que les consortiums d’opérateurs vont se généraliser ?
Avec l’augmentation de la taille et de la complexité des dossiers portuaires, il faut un leader, entouré de partenaires capables de partager l’investissement et le risque tout en apportant une complémentarité. Nous sommes sur une addition d’expertises, dans un continent très complexe. L’Afrique compte 54 pays, très différents les uns des autres. C’est la raison pour laquelle nous développons des partenariats propres à chaque situation.
BTL dispose-t-il encore d’une force de frappe financière suffisante pour peser dans le secteur ?
Le partenariat est pour nous un bon moyen de projeter notre expertise tout en optimisant nos ressources financières
Nous sommes un groupe familial disposant de moyens considérables mais qui ne sont pas illimités. Le partenariat est donc pour nous un bon moyen de projeter notre expertise tout en optimisant nos ressources financières. Et nous comptons bien poursuivre dans cette logique en nous associant avec des acteurs qui partagent un horizon d’investissements à long terme. C’est pour cela que les Chinois nous intéressent, car ils ont une véritable vision pour le continent.
Quelle est la vôtre ?
Notre nouvelle frontière, ce sont les flux intra-africains, que nous voyons se développer dans la foulée des grands groupes de distribution, qui s’approvisionnent localement. Notre vocation est donc de les accompagner, en construisant des hubs, en fluidifiant la logistique pour permettre aux flux africains d’être compétitifs. D’où l’importance de cette logistique périurbaine.
Mais vous ne pourrez faire avancer seul ce dossier ?
Aucun opérateur ne peut porter à lui seul la transformation du continent. Nous sommes dans une économie collaborative, et notre but est de pousser les autres parties prenantes à avancer avec nous, que ce soit les différents acteurs portuaires ou les pouvoirs publics, etc. Nous sommes prêts à investir dans des plateformes logistiques installées en périphérie des villes et à travailler avec tout le monde pour améliorer les connexions entre les ports et les centres urbains, et ainsi garantir la meilleure productivité des investissements réalisés.
Qu’est-ce qui fait que BTL est mieux placé que ses concurrents pour réussir dans le domaine de la logistique ?
Notre connaissance du terrain, notre capacité à investir et à déployer rapidement des solutions modernes et efficaces. Nous sommes en Afrique depuis quatre-vingts ans, et cette présence nous permet d’impulser les améliorations, comme nous l’avons fait au Cameroun, où depuis trois ans nous travaillons à la mise en place d’un titre unique de transit permettant de charger un conteneur à Douala et de le livrer à N’Djamena avec un seul formulaire. Cette collaboration avec les autres acteurs, privés ou publics, dans les 106 pays où nous sommes implantés représente un facteur clé de notre succès. À nous aujourd’hui d’innover et d’investir dans les nouvelles technologies, d’être professionnels et de recruter les meilleurs talents du continent.
BTL s’est investi dans le ferroviaire pour ne pas le voir péricliter sur le continent
Quel rôle joue le ferroviaire dans votre stratégie ?
C’est un élément essentiel du maillage intra-africain. Nous nous sommes investis dans cette activité pour ne pas la voir péricliter sur le continent. Nous sommes en train de débourser 400 millions d’euros dans la modernisation du chemin de fer entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso, avec pour conséquence de renforcer l’attractivité du port d’Abidjan. Nous nous employons aussi à connecter Kribi à son hinterland. Le chemin de fer a ses limites, mais c’est un outil important pour dynamiser les économies et les flux commerciaux qu’elles génèrent.
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Pourquoi le dossier de la boucle ferroviaire ouest-africaine vous a-t-il été retiré ?
Nous avions décidé de nous impliquer dans ce projet car nous étions déjà présents sur une partie de cette boucle, ainsi que dans les ports qu’elle doit desservir. Maintenant, les États ont choisi d’autres partenaires pour réaliser cette liaison, mais le plus important, c’est qu’elle existe.
L’Afrique change, le groupe Bolloré évolue donc également en sortant des ports ?
Non, mais nous allons dorénavant au-delà, en transformant la logistique autour des ports. Nos 24 000 collaborateurs africains nous aident à comprendre les mutations en cours. Le continent doit développer ses propres solutions, et notre longue présence ici représente un facteur d’adaptabilité que les autres n’ont pas forcément.
Quelles sont les finalités pour BTL de l’accord global signé en juillet entre le groupe Bolloré et le chinois Alibaba ?
L’accord dépasse en effet de beaucoup le simple domaine de la logistique. Alibaba est un géant de l’e-commerce présent dans le domaine du cloud tout en étant un acteur logistique. Nous apportons notre réseau africain, ainsi que les activités médias et communication du groupe.
Nous n’échapperons pas à la mutation digitale en cours qui transforme nos métiers
L’objectif est maintenant d’identifier les synergies possibles pour mettre en œuvre des solutions imaginatives. Nous n’échapperons pas à la mutation digitale en cours qui transforme nos métiers. À nous d’utiliser les nouvelles technologies disponibles, comme l’intelligence artificielle, pour améliorer la qualité de nos services. C’est pour cela que BTL doit, dès aujourd’hui, être capable d’attirer les meilleurs talents africains.
De nouveaux services par barges à Lagos
Opérateur intégré, Bolloré est aussi présent dans le domaine du transport fluvial. Sa filiale Socatraf déploie, depuis une trentaine d’années, ses barges et ses pousseurs sur le fleuve Congo, le long du corridor Pointe-Noire, Brazzaville, Bangui. En plus d’assurer l’approvisionnement de la République centrafricaine en hydrocarbures, elle transporte chaque année quelques dizaines de milliers de tonnes de fret.
Objectif, encore modeste : extraire 3 000 conteneurs de la congestion routière
À cela s’ajoute la gestion du port de Brazzaville, récupérée en partie lors de la liquidation de Necotrans, en août 2017. Mais l’actualité est ailleurs pour l’opérateur, qui expérimente à Lagos de nouveaux services par barges, entre son port de Tin Can et les plateformes logistiques installées dans l’hinterland. L’objectif, encore modeste, est d’extraire 3 000 conteneurs de la congestion routière. L’expérience est suivie de très près par les différents opérateurs de la place.
TC2, horizon 2020
Attendu depuis 2016, le deuxième terminal à conteneurs (TC2) du port d’Abidjan va démarrer ses opérations en 2020. « Il a fallu du temps pour que l’État ivoirien trouve le milliard d’euros nécessaire à la construction des infrastructures dont il a la charge », explique Philippe Labonne.
Le chenal d’accès a été porté à une profondeur de 18 m, et le terminal roulier est également terminé. Les quais et la plateforme brute du futur terminal à conteneurs devraient être livrés l’année prochaine. BTL, qui a remporté le contrat de concession en 2012, prévoit ensuite douze mois pour équiper les 35 ha du TC2, dont la capacité de traitement est prévue pour atteindre 1,5 million d’EVP par an. Soit le double des volumes conteneurisés actuellement traités à Abidjan.
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