Francophonie : pourquoi Macron a choisi le Rwanda

Le soutien du président français à la candidature de Louise Mushikiwabo a surpris. De l’option africaine voulue par Emmanuel Macron au choix de la ministre rwandaise des Affaires étrangères, retour sur plusieurs mois de tractations diplomatiques.

Michaëlle Jean reçue par Emmanuel Macron, le 31 juillet 2017 © Michel Euler/AP/SIPA

Michaëlle Jean reçue par Emmanuel Macron, le 31 juillet 2017 © Michel Euler/AP/SIPA

Christophe Boisbouvier

Publié le 8 octobre 2018 Lecture : 8 minutes.

Louise Mushikiwabo, ministre des Affaires étrangères et porte-parole du gouvernement de Paul Kagame et candidate au poste de secrétaire générale de l’OIF, à Paris le 20 septembre 2018 © Bruno Levy pour JA
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La Francophonie retourne à l’Afrique

La ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, a été désignée vendredi 12 octobre secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) pour un mandat de quatre ans. Retour sur plusieurs mois de tractations diplomatiques entre le Rwanda, la France, l’Union africaine et le Canada.

Sommaire

La photo est parlante. Le 31 juillet 2017, Michaëlle Jean sort de son premier – et unique – entretien avec Emmanuel Macron. Elle est souriante, lui a le visage fermé. Officiellement, tout s’est bien passé. La secrétaire générale de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) et le tout nouveau président français ont échangé leurs numéros de téléphone portable.

Les premiers textos sont encourageants, mais l’été passe, et les premiers nuages s’amoncellent. Qu’est-ce qui cloche entre eux ? Un familier de l’Élysée hasarde une analyse qui vaut ce qu’elle vaut : « Macron aime séduire mais n’aime pas être séduit. »

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Un diplomate préfère une explication plus politique : « Depuis le départ, le président est convaincu que, si elle n’est pas portée par une voix africaine, la Francophonie ne sera plus pertinente. Mme Jean a d’énormes qualités, mais elle n’est pas perçue sur le continent comme une voix africaine. »

Michaëlle Jean a le « tort » de représenter le Canada, deuxième contributeur de l’OIF et rival naturel de la France

En mai 2018, Macron affirmera en effet que l’Afrique est le « centre de gravité » de la Francophonie. Fondamentalement, Michaëlle Jean a le « tort » de représenter le Canada, deuxième contributeur de l’OIF et rival naturel de la France, qui en est le premier. Bref, la Francophonie est censée redevenir un outil d’influence de cette dernière.

Impatience

À la rentrée de septembre 2017, le chef de l’État demande à ses proches collaborateurs de lui soumettre une liste de personnalités capables de succéder à Michaëlle Jean. Parmi les premiers noms évoqués, celui de la chanteuse béninoise Angélique Kidjo. Mais plusieurs conseillers soufflent au président que, l’OIF étant une organisation politique, mieux valait choisir « quelqu’un qui a la capacité d’interagir avec les chefs d’État francophones ». Certains pensent alors au banquier Lionel Zinsou, qui fut le Premier ministre du Bénin. D’autres à Ahmedou Ould Abdallah, ex-ministre mauritanien des Affaires étrangères.

Les mois passent, aucun nom ne fait l’unanimité, et Macron s’impatiente. De son point de vue, la principale cause de la désignation surprise de Michaëlle Jean, en 2014, est la mauvaise préparation du sommet par François Hollande et son équipe. En janvier 2018, il presse son entourage de lui trouver le meilleur profil face à une Michaëlle Jean qui vient d’annoncer sa candidature à un second mandat. La sortante s’étant illustrée par sa lutte pour la parité, il faut lui opposer une autre femme.

Les implantations de la Francophonie © Infographie JA

Les implantations de la Francophonie © Infographie JA

Soutenir une Rwandaise, c’est rompre avec la Françafrique

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D’où vient l’idée de Louise Mushikiwabo ? D’un double calcul. Outre ses qualités personnelles, la ministre rwandaise des Affaires étrangères est originaire d’un pays « qu’on ne peut soupçonner d’avoir fait allégeance à la France », comme dit un proche de Macron. Soutenir une Rwandaise, c’est rompre avec la Françafrique. Par ailleurs, vu l’état désastreux des relations entre les deux pays depuis 1994, un coup de pouce en faveur du Rwanda ne peut pas faire de mal.

« Si on soutient Mushikiwabo, c’est pour relancer la Francophonie, pas pour se réconcilier avec le Rwanda, souffle un diplomate. Mais c’est vrai qu’il y aura sans doute un effet collatéral. »

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Couac

Comment convaincre l’intéressée d’être candidate, alors que, depuis sa nomination au poste de ministre des Affaires étrangères, en 2009, elle ne s’est jamais montrée très tendre avec la France ? En juillet 2017, le quinquennat Macron commence par un couac. Rémi Maréchaux, le directeur du département Afrique et Océan Indien au Quai d’Orsay, doit se rendre à Kigali.

Mais ses services présentent un document de voyage orné de l’ancien drapeau rwandais, en vigueur lors du génocide de 1994. Visa refusé. Début septembre, les choses s’arrangent. Maréchaux est reçu à Kigali par Louise Mushikiwabo, qui le connaît depuis longtemps. Ensemble, ils préparent la première rencontre Macron-Kagame, qui, le 18 septembre à New York, se déroule sans accroc. Mais l’idée d’une candidature rwandaise à l’OIF n’est pas encore dans les tuyaux…

Louise Mushikiwabo, ministre des Affaires étrangères et porte-parole du gouvernement de Paul Kagame © Bruno Levy pour JA

Louise Mushikiwabo, ministre des Affaires étrangères et porte-parole du gouvernement de Paul Kagame © Bruno Levy pour JA

Le 28 janvier 2018, ce même Maréchaux assiste à Addis-Abeba au 30e sommet de l’Union africaine (UA), lors duquel Kagame prend la présidence tournante de l’organisation. Est-ce à ce moment-là que Macron fait passer un message à son homologue rwandais ? Possible. En dépit des apparences, Paris et Kigali se parlent assez fréquemment par le biais de divers émissaires.

Le plus discret d’entre eux est sans doute Maurice Lévy, ancien patron du groupe Publicis, le numéro trois mondial de la publicité. Dès août 2016, Lévy soutient la précampagne de Macron. Début 2018, il invite le président rwandais au salon Viva Technology, qu’il organise au mois de mai suivant, à Paris. Quelques semaines plus tard, Kagame confiera : « Maurice Lévy m’a aussi parlé de l’OIF. »

Surprise et plaisir

Le 23 février, à Bruxelles, en marge d’un sommet sur le financement du G5 Sahel, les Français abattent leur jeu. Macron, Jean-Yves Le Drian, le chef de sa diplomatie, et Franck Paris, son conseiller Afrique, présentent au Tchadien Moussa Faki Mahamat, qui préside la Commission de l’UA, leur projet de candidature Mushikiwabo et lui demandent de la soutenir.

Moussa Faki Mahamat, le Président de la Commission de l'Union Africaine, en mai 2016 © Andrew Medichini/AP/SIPA

Moussa Faki Mahamat, le Président de la Commission de l'Union Africaine, en mai 2016 © Andrew Medichini/AP/SIPA

La manœuvre est habile. Si l’UA s’approprie le projet, la France ne sera plus seule en première ligne. Le Tchadien accepte. Comment réagissent les Rwandais ? « Avec un mélange de surprise et de plaisir », dira Louise Mushikiwabo dans une interview au site web de Jeune Afrique, le 24 septembre dernier.

>>> À LIRE – Louise Mushikiwabo : « L’espace francophone n’est pas mis en quarantaine au Rwanda »

Kigali est séduit mais se donne le temps de la réflexion. Le 11 mars 2018, lors d’une rencontre à New Delhi en marge du sommet de l’Alliance solaire internationale, Kagame ne donne pas encore de réponse claire. Macron en parle-t-il au roi du Maroc, lors de leur rencontre du 10 avril, à Paris ?

En tout cas, le 29 avril, à Brazzaville, lors du premier sommet sur le Fonds bleu du bassin du Congo, le dîner officiel est retardé à cause d’un long tête-à-tête entre Mohammed VI et Paul Kagame. « C’est nous qui avons convaincu les Rwandais d’accepter l’offre française », confie un proche du souverain marocain.

Emmanuel Macron et Paul Kagame au salon Viva Tech, à Paris, le 24 mai 2018. © Village Urugwiro

Emmanuel Macron et Paul Kagame au salon Viva Tech, à Paris, le 24 mai 2018. © Village Urugwiro

À partir de là, tout s’accélère. Le 8 mai, Jeune Afrique révèle que la ministre rwandaise est sur le point de se porter candidate à l’OIF. Le 24 mai, à l’occasion de sa visite au salon Viva Technology de Paris, Kagame officialise la nouvelle au côté d’un Emmanuel Macron tout sourire. « Annoncer la candidature d’une Africaine depuis l’Élysée, cela nous a gênés, confie aujourd’hui un ministre africain des Affaires étrangères. Heureusement que nous l’avons ensuite validée. » De fait, le 28 juin, à Nouakchott, en prélude au 31e sommet de l’UA, Mushikiwabo reçoit le soutien officiel du comité des candidatures.

Pas de retrait

Début juillet, Paris et Kigali espèrent que, face à une telle offensive, Michaëlle Jean va retirer sa candidature. C’est compter sans la combativité de l’ex-gouverneure générale du Canada, activement soutenue par Justin Trudeau. Le Premier ministre canadien lâche à son partenaire français : « Cher Emmanuel, nous sommes amis, mais sur cette affaire, on ne s’entendra pas. »

Puis il multiplie les appels téléphoniques aux présidents africains pour essayer de casser le consensus de Nouakchott. Le Malien Ibrahim Boubacar Keïta semble observer cette contre-attaque avec sympathie. Le 22 septembre, il recevra ostensiblement Michaëlle Jean à Bamako. Un autre chef d’État d’Afrique de l’Ouest est plus circonspect. « J’aime bien le Premier ministre canadien, mais je ne veux pas me mettre à dos le président rwandais », murmure-t-il.

Le Premier ministre canadien Justin Trudeau et Michaëlle Jean, secrétaire générale de l'OIF © Sean Kilpatrick/AP/SIPA

Le Premier ministre canadien Justin Trudeau et Michaëlle Jean, secrétaire générale de l'OIF © Sean Kilpatrick/AP/SIPA

En septembre, quatre anciens ministres français de la Coopération publient une tribune de presse hostile à la candidature rwandaise. L’un d’eux, Pierre-André Wiltzer, reçoit alors un coup de fil d’Alain Juppé, qui était ministre des Affaires étrangères lors du génocide de 1994 : « Bravo, je suis tout à fait d’accord », lui lance-t-il. Mais Juppé s’abstient de toute déclaration publique, sans doute pour ne pas gêner Macron, avec qui il entretient une relation étroite.

Est-ce à cause de la résistance des Canadiens et des protestations des défenseurs des droits de l’homme (Amnesty International, Reporters sans frontières) ? Le 14 septembre, Kigali ordonne la libération de 2 140 prisonniers, dont celle de l’opposante Victoire Ingabire. « Cette grâce collective n’a rien à voir avec la Francophonie, mais si d’aucuns s’en réjouissent au sein de l’OIF, tant mieux ! » commente Mushikiwabo dans son interview à Jeune Afrique.

« La libération de ces prisonniers est un aveu de leur existence. Et j’observe que le président rwandais les a avertis qu’il pourrait les renvoyer en prison », rétorque Michaëlle Jean dans un entretien au site web de Jeune Afrique, le 4 octobre. « Au Rwanda, je n’ai pas vu une décision de cette portée depuis quinze ans », se réjouit un diplomate français.

>>> À LIRE – Michaëlle Jean : « La Francophonie n’est pas une Alliance française »

Deux stratégies s’opposent. Michaëlle Jean veut maintenir sa candidature jusqu’à l’ultime réunion du sommet d’Erevan, le 12 octobre, à midi, afin que les 54 chefs de délégation soient obligés de voter à bulletin secret, ce qui pourrait faire voler en éclats le consensus de Nouakchott. Louise Mushikiwabo, de son côté, fait tout pour consolider le bloc africain et l’élargir aux autres continents.

L’Afrique restera-t-elle unie ? C’est le principal enjeu de cette bataille entre deux grandes dames

Le 2 octobre, pour le 60e anniversaire de l’indépendance de la Guinée, elle était à Conakry aux côtés de dix chefs d’État francophones. Ses alliés français espèrent même secrètement que Trudeau « lâchera » sa compatriote en échange de la promesse que le Canada décrochera un siège non permanent au Conseil de sécurité en 2020 ou en 2022. L’Afrique restera-t-elle unie ? C’est le principal enjeu de cette bataille entre deux grandes dames.

14 % de la population mondiale

Depuis l’élection de l’actuelle secrétaire générale, l’Organisation internationale de la francophonie a accueilli sept nouveaux membres. Six en tant qu’observateurs : la province de l’Ontario (Canada), le Mexique, le Costa Rica, le Kosovo, l’Argentine et la République de Corée ; et un en tant que membre associé : la Nouvelle-Calédonie. L’OIF regroupe désormais 84 États, pour une population totale de plus de 900 millions de personnes (dont 284 millions de francophones). À noter que la Thaïlande est officiellement « suspendue » depuis le putsch militaire du 22 mai 2014.

Aux côtés de l’OIF, quatre « opérateurs » indépendants sont chargés de faire vivre la Francophonie de manière multilatérale : l’Agence universitaire de la francophonie, l’Association internationale des maires francophones, l’université Senghor d’Alexandrie et TV5Monde.

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