Tunisie : la blockchain, un levier de croissance ?
Bien au-delà des crypto-monnaies, cette technologie pourrait être à l’origine d’importants bouleversements dans le secteur bancaire. La Tunisie, pionnière dans la région, a lancé plusieurs projets.
Blockchain et cryptomonnaies, des technologies pour l’Afrique
Les cryptomonnaies et plus largement les blockchains répondent aussi à des soucis très prégnants à travers le continent africain, qu’il s’agisse d’un faible accès aux services bancaires, d’un manque de transparence dans les chaînes logistiques ou de collecter des financements pour des projets.
Réduire le temps de transaction de plusieurs jours à quelques secondes ; supprimer le recours aux devises étrangères ; proposer une alternative au « tout-cash », source de contrebande ; ou encore séduire les investisseurs internationaux avec des solutions fintech.
Voilà un aperçu des avantages que pourraient tirer les pays d’Afrique du Nord en adoptant la technologie « blockchain » (littéralement « chaîne de blocs »).
Et Tunis est décidé à prendre les devants.
Réticence à la crypto-monnaie
La Banque centrale de Tunisie (BCT) a organisé en mai le premier sommet africain consacré à ce protocole informatique. Lors de son intervention à l’Africa Blockchain Summit, le gouverneur de la BCT, Marouane el-Abassi, a ainsi souligné « les opportunités offertes par ces nouvelles technologies pour soutenir la croissance économique et l’inclusion financière dans les pays africains ».
La chaîne de blocs, apparue en 2008, permet de stocker et de transmettre une information de manière sécurisée. Il s’agit d’une sorte de registre décentralisé et infalsifiable, validant les transactions de façon quasi immédiate et sans organe central de contrôle.
Cependant, la crypto-monnaie, une des nombreuses applications de la blockchain, reste considérée comme suspecte au Maghreb. L’Algérie et le Maroc ont, par exemple, voté des lois qui interdisent ce moyen de paiement.
Dans le royaume chérifien, le bitcoin, la plus connue des crypto-monnaies, a été qualifié « d’occulte » par les institutions financières. De leur côté, la Tunisie et l’Égypte n’approuvent pas son utilisation mais n’ont pas adopté pour autant de législation répressive. « En Tunisie, nous profitons du fait que le régulateur nous laisse expérimenter », se félicite Imen Ayari, chef du laboratoire d’innovation au bureau local de Talan, société spécialisée dans l’accompagnement de la transformation technologique des entreprises.
Depuis 2017, la Banque centrale de Tunisie cherche des solutions innovantes de « decashing » [réduction du cash] pour enrayer la culture des transactions en liquide qui nuit au développement bancaire et favorise les échanges illégaux.
Ainsi, selon le think-tank entrepreneurial IACE (Institut arabe des chefs d’entreprise), seulement 23 % des Tunisiens de plus de 15 ans sont bancarisés. Le marché informel représenterait 40 % des emplois, hors secteur agricole. Des freins qui touchent aussi les pays voisins.
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Ainsi, pêle-mêle, les Égyptiens ne sont que 14 % à posséder un compte bancaire, selon la Banque mondiale. L’informel représente 20 % du PIB marocain, d’après la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), et 45 % du PNB en Algérie, selon le ministère du Commerce.
Fiable, rapide et d’un faible coût
Les institutions tunisiennes sont devenues un moteur dans l’utilisation de la technologie blockchain. La Poste propose ainsi DigiCash, un portefeuille virtuel qui permet d’envoyer et de recevoir de l’argent, de payer des factures, etc.
Le service se fonde sur la DLT (Distributed Ledger Technology, ou technologie de registre distribué), une chaîne de blocs pour une utilisation institutionnelle avec un modèle de gouvernance centralisée. Un mécanisme pyramidal décrié par les puristes, souvent issus de la culture anarchiste, mais que Hichem Ben Fadhl, cofondateur de la start-up DigitUs à l’origine de DigiCash, assume : « La technologie peut permettre à la région de rattraper son retard en matière d’échanges financiers. Cette solution est 100 % digitale et ne nécessite donc aucun équipement spécifique comme un terminal pour cartes bancaires. Son coût d’implémentation est faible. » L’entrepreneur table sur des centaines de milliers d’utilisateurs d’ici à deux ou trois ans en Tunisie.
La Banque centrale a, elle aussi, sauté le pas, en demandant à Talan de concevoir une application de vérification de chèques qui s’appuie sur la technologie. Le commerçant n’aura plus qu’à scanner le chèque et, immédiatement, il saura s’il a été volé ou si le titulaire est solvable. Une rapidité et une fiabilité que seule la blockchain peut garantir.
Si les institutions tunisiennes se montrent si réceptives, ce n’est pas seulement par goût de l’innovation – Moez Chakchouk, le président de La Poste jusqu’en mars 2018, et Marouane el-Abassi sont connus pour leurs appétences technologiques – mais aussi par volonté de créer une croissance économique pérenne.
Pas d’algorithmes compliqués ici, mais une formule mathématique du XVIe siècle à la base de la théorie quantitative de la monnaie : le produit de la masse monétaire et de la vitesse de circulation de la monnaie est égal au produit de la production et des prix des biens. Ainsi, en accélérant la vitesse de circulation grâce à l’efficience de la chaîne de blocs, la production est mécaniquement augmentée.
Favoriser le commerce intramaghrébin
Ce raisonnement est également valable hors des frontières. Les monnaies maghrébines ne sont pas convertibles. Commercer signifie, aujourd’hui, passer par le dollar ou l’euro, occasionnant une perte de temps, d’argent et de souveraineté.
Lors du hackathon organisé à Tunis en marge de l’Africa Blockchain Summit, l’innovation de la société américaine ConsenSys, numéro un mondial du secteur de la chaîne de blocs, a soulevé un vif intérêt. Celle-ci a prouvé qu’il était possible de réaliser une transaction financière entre un Marocain et un Tunisien en quelques secondes, plutôt qu’en 72 heures, en créant sur la blockchain un jeton (« token ») pour chaque pays, l’équivalent d’une monnaie fictive qui est convertible et échangeable au taux réel au moment de la transaction. De quoi favoriser le commerce intramaghrébin, qui représente moins de 5 % des échanges régionaux.
« Dans le contexte nord-africain, l’intermédiaire à enlever de l’équation ce n’est pas la Banque centrale ni les banques, mais la devise de transaction. Selon moi, les Banques centrales restent des acteurs clés », analyse Zied Brini, membre fondateur du bureau ConsenSys, en Irlande.
« La blockchain est le vecteur d’un vrai saut technologique. C’est une révolution plus importante qu’internet », déclare pour sa part Ali Kahlane, vice-président du think-tank algérien Care (Cercle d’action et de réflexion autour de l’entreprise).
L’expert en TIC prédit que, d’ici à quelques années, les banques seront exclusivement en ligne, sans réseaux d’agences coûteux. Surtout, il espère, une fois les autorités convaincues, que l’Algérie profitera de la technologie pour perfectionner une de ses forces, la finance islamique : « La chaîne de blocs est “halal” par essence. En se débarrassant des intermédiaires, elle fait disparaître les raisons du taux d’usure, interdit par le Coran. Quand j’ai expliqué cela, un responsable religieux m’a dit : “Si on avait su, on se serait opposé à la loi [de finances 2018, qui interdit les crypto-monnaies].” »
Âgé de 20 ans, Nour Haridy, dirigeant de la start-up LaMarkaz, souhaite contraindre les autorités égyptiennes à prendre position. « Il y a une incertitude complète en Égypte sur la question. La Banque centrale refuse de reconnaître la crypto-monnaie et la technologie blockchain, qui sont indissociables. Mais, dans le même temps, elle participe à des panels sur la technologie. »
D’ici à la fin de l’année, le jeune entrepreneur a donc décidé d’organiser, par le biais de sa société, une ICO (Initial Coin Offering), c’est-à-dire une levée de fonds en… monnaies virtuelles. « Les avocats nous ont assuré que c’était légal, reste à voir comment l’organiser. »
– 65 %
Depuis son plus haut historique atteint le 17 décembre 2017, le Bitcoin a perdu 65 % de sa valeur, pour atteindre 5 772 euros le 27 août 2018. Cette volatilité extrême explique les réticences des Banques centrales, notamment maghrébines, à reconnaître la monnaie virtuelle comme une devise.
Impiratable (ou presque)
Jusqu’ici, personne n’a réussi à pirater des chaînes de blocs. En théorie, cela est possible. Mais en pratique cela se révèle complexe et surtout inutile.
Il faudrait que les assaillants s’attaquent simultanément à 51 % des serveurs des mineurs – personnes authentifiant les transactions effectuées par les utilisateurs et les inscrivant sur la blockchain. Pour Zied Brini, cadre chez ConsenSys, leader du secteur, casser la chaîne de blocs publique nécessiterait « une démocratisation de l’informatique quantique couplée à un niveau d’énergie généré par de la fusion nucléaire ».
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Et, même en cas de réussite, le gain serait nul car les informations récupérées, comme de la crypto-monnaie, perdraient immédiatement leur valeur qui repose sur la fiabilité.
En revanche, les spécialistes préviennent que, sitôt sortie de la chaîne de blocs, la crypto-monnaie peut être attaquée si elle est stockée sur un serveur traditionnel ou si le mot de passe est trop peu sécurisé. Ils conseillent de la stocker sur des clés USB réservées à cet usage.
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