Tunisie : Béja, ressuscitée par ses habitants
Oubliée par les pouvoirs publics, l’antique Vaga romaine renaît de ses cendres grâce à l’esprit d’initiative de ses habitants.
Le soulèvement de Sidi Bouzid, Kasserine, Gafsa, Tataouine, fin 2010, donnait à voir l’ampleur des fractures régionales. Qui, huit ans plus tard, loin d’avoir été réduites, se propagent dans des régions considérées jadis comme nanties. Béja, l’antique Vaga romaine, a longtemps fait illusion avec ses paysages dessinés au cordeau, où s’étendent à perte de vue riches terres agricoles, lacs collinaires et forêts qui dévalent jusqu’à la mer. Cette apparente abondance masque une profonde indigence. Celle d’un territoire de 300 000 âmes lentement poussé vers l’exclusion.
Une région qui, à 100 km à peine de Tunis, semble coupée de tout, malgré les infrastructures – dont une autoroute – et des atouts, nombreux. La faute aux promesses politiques non tenues, à en croire Mounir Hamdi, député Nidaa Tounes de la circonscription : « Malgré les décisions officielles et les engagements, l’hôpital régional n’a pas été restructuré et manque de tout. Il en est de même pour les zones industrielles, devenues des dépôts, pour les écoles et l’enseignement supérieur, où les filières offertes à Béja produisent des chômeurs. »
Toutes les mises en garde sont restées lettre morte : « Les élus ont beau interpeller les gouvernements successifs, tenter d’instaurer un suivi des dossiers, rien ne bouge. C’est incompréhensible. Comme si seules les régions qui font dans la surenchère à travers un durcissement des mouvements protestataires étaient entendues. »
Résilience économique
Hamdi dit tout le malaise de Béja. Le chef-lieu du gouvernorat, bien qu’incontournable pôle administratif et agricole, déchante. Après l’ouverture de l’autoroute, en 2006, les investisseurs attendus ne sont pas venus. Les touristes non plus. À défaut, ce sont les Tunisiens qui découvrent les spécialités locales – le couscous au borzgane, le ftet, les fromages frais et les mkhareks, pâtisseries du ramadan –, ainsi que le patrimoine ottoman et andalou des souks et du marché. Tout autour, les nouveaux quartiers apportent une touche de modernité.
Béja revient de loin. Il y a cinq ans, la ville avait failli basculer dans la violence au point que le fabricant de câbles automobiles Kromberg et Schubert, premier employeur de la région, avait décidé de fermer son usine. Mais un extraordinaire sursaut propulsera l’usine au rang de première référence du groupe en 2017. « On a fait table rase de toute l’ancienne organisation pour constituer, avec une nouvelle direction à 100 % tunisienne et des représentants syndicaux, une sorte de comité de la dernière chance. La prise de conscience générale a permis d’établir une entente, d’ancrer une culture d’entreprise et d’assurer la relance », raconte Tarek Chabir, chargé de communication.
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Je n’attends plus un emploi en conformité avec mon brevet d’électricien. Nous faisons nous-mêmes notre propre inclusion, claironne un jeune
Depuis, l’usine, qui emploie 3 091 personnes, dont 77 % de femmes, tourne à plein régime et est un exemple d’intégration. Dans cette immense ruche, des ouvrières voilées conduisent des wagonnets, et des hommes affichant leur appartenance religieuse discutent avec des collègues femmes aux allures émancipées. « Tous ont conscience de la valeur du travail, précise Tarek Chabir. Il n’y a aucune discrimination ni aucun heurt. »
L’entreprise est à l’image de Béja, où toutes les tendances politiques, indépendants compris, sont représentées, notamment au sein du conseil municipal élu en mai. « Les représentants de la société civile ne sont pas otages d’une idéologie, explique Rihem Jabri, élue sur la liste indépendante Anwar. Nous travaillons ainsi avec quiconque propose un consensus qui bénéficiera à notre ville. » La crainte de perdre des acquis et des ressources a remis Béjà sur les rails, non sans une certaine résilience productive.
« Je n’attends plus un emploi en conformité avec mon brevet d’électricien. Je me suis adapté à toutes les demandes et je m’en sors. Nous faisons nous-mêmes notre propre inclusion », claironne Khaled, un jeune qui a tenté sa chance dans l’industrie, à Sousse, avant de revenir au bercail car il ne gagnait pas assez pour mener à bien ses propres projets.
« Or vert » et agrotourisme
D’autres ont transformé la crise en occasion favorable. Pour changer de cap. Zied Ben Youssef, ancien international de rugby et ingénieur mécanique de formation, fait désormais rimer agriculture et écotourisme. Sa table d’hôte, Borj Lella, valorise un savoir-faire local avec des fromages vendus uniquement à Béja.
Sa stratégie ? L’artisanal et la qualité comme fortes valeurs ajoutées. L’homme dénonce l’utopie de l’exportation des fromages : « On nous vend le marché européen, alors que nos barrières sont économiques et non sanitaires ! Le combat est vain, alors autant nous recentrer sur ce que nous faisons de mieux. » Le même tempête contre les errements du passé : « Les autorités ont fait de la production des huiles essentielles une panacée, alors que nous avons des plantes très communes. »
Mohamed Ben Ismaïl, oléifacteur multiprimé à l’international, a lui fait le pari de l’« or vert. » Son huile bio s’arrache au Japon pour ses vertus organoleptiques, un régal pour les sens. Dans son exploitation de Toukaber, perchée au-dessus de la vallée de la Medjerda, cet ancien responsable en gestion exulte : « L’agriculture, c’est la vraie vie, l’économie réelle ! Il faut oser innover dans les techniques et retenir ce qui est bon dans nos traditions. »
Gastronomie médicinale
Persévérance et respect de la terre. Mohamed Ben Ismaïl prépare, avec une vingtaine de saisonniers, la récolte de ses 2 000 pieds d’olivier pour produire cette année 8 tonnes d’huile. C’est aussi le parcours emprunté par Ali Mastouri, qui perpétue, à Cap Negro, les anciennes techniques agricoles et s’attache depuis dix-huit ans à faire revivre les variétés locales.
Avec 3 000 visiteurs par an, il a fait de sa petite exploitation un pôle d’agrotourisme et un centre d’intérêt scientifique où des étudiants en médecine étudient la gastronomie médicinale. « Cette terre des Mogods [la chaîne de montagnes du Nord] est particulière, elle a le caractère farouche et la générosité des Berbères, ses premiers occupants », assure le bouillonnant porteur de projets.
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