[Tribune] Nadia Murad et Denis Mukwege, deux Nobel pour une leçon de vie
Que peuvent avoir en commun une Irakienne de 25 ans rescapée de Daesh et un chirurgien congolais de 63 ans ?
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Ali Benmakhlouf
Professeur des universités et membre correspondant de l’Académie nationale de pharmacie, à Paris.
Publié le 24 octobre 2018 Lecture : 3 minutes.
Nadia Murad et Denis Mukwege nous rappellent tous deux l’importance d’être membres de la « famille humaine », expression figurant dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Ils ont le reçu le prix Nobel de la paix 2018 pour leur combat contre le viol comme arme de guerre.
À l’hôpital de Bukavu, avec des moyens rudimentaires, Denis Mukwege répare des femmes, des jeunes filles, des fillettes même, meurtries, violées, victimes des viols de masse perpétrés par des soldats, des bandits, et par les groupes rebelles. Nadia Murad, issue de la minorité yézidie, rompt le silence et porte la voix de celles qui ont subi la violence sexuelle et qui, pour la majorité d’entre elles, ne témoignent pas.
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Dans son livre, La Dernière Femme, elle décrit comment Daesh a séparé les femmes et les filles des hommes, comment ces derniers ont été massacrés, comment elle fut vendue comme esclave, comment le viol est devenu son quotidien, et comment elle a vécu en pensant que chaque jour à venir serait pire encore.
Elle comme lui ont failli perdre la vie. Nadia Murad en raison de la menace constante que ses bourreaux faisaient peser sur elle – ils lui demandaient de garder les yeux ouverts durant le viol. Denis Mukwege a quant à lui échappé à une tentative de meurtre. Mais il n’a pas cessé d’interpeller les pouvoirs publics sur leur responsabilité directe et indirecte dans ce drame, ce qui lui a valu de nombreuses remontrances. Si le gouvernement lui a adressé des félicitations officielles et formelles pour son prix, il dit regretter qu’il politise cette question.
Les femmes comme armes de guerre
Mais peut-il en être autrement ? Nadia Murad lutte pour la reconnaissance du génocide de son peuple et, en ce sens, fait également de la politique. Elle veut persuader les Nations unies de faire le nécessaire pour retrouver et juger les coupables qui ont décimé son peuple et meurtri ses femmes. Et pour Berit Reiss-Andersen, présidente du comité du Nobel, ce prix doit justement attirer l’attention sur les femmes utilisées comme armes de guerre et sur leurs persécuteurs pour qu’ils soient poursuivis et punis en conséquence.
La cause que portent ces deux lauréats dépasse d’ailleurs leur propre communauté ou leur propre pays. Denis Mukwege a ainsi assuré que ce prix « [était] la reconnaissance de la souffrance des femmes et de l’absence de justes réparations pour toutes celles qui subissent viol et violences sexuelles dans toutes les régions du monde ».
Le chirurgien congolais a ajouté qu’il dédiait son Nobel « aux femmes de tous les pays qui font face à la violence quotidienne ». Quant à Nadia Murad, elle a affirmé qu’elle partageait cette distinction avec « les Yézidis, les Irakiens, les Kurdes, toutes les minorités persécutées et les victimes sans nombre de la violence sexuelle ».
Une même « famille humaine »
Le philosophe Jean-Jacques Rousseau disait que plus on parle de paix, plus on prépare la guerre. Ce qui distingue ces deux figures récompensées par le prix Nobel, c’est qu’elles ne parlent jamais de la paix, mais plutôt de tout ce qui la menace. Ce sont des âmes cosmopolites qui ont pris une distance avec leurs coutumes – montrer son visage pour Nadia Murad – ou avec leurs institutions – fustiger le gouvernement qui laisse ses soldats participer à des viols massifs sans les punir, dans le cas du docteur Denis Mukwege. Ils protègent ainsi la dignité des hommes et des femmes contre tout ce qui vient la menacer et réaffirment de cette façon l’appartenance à une même « famille humaine ».
Ils nous donnent aussi une grande leçon : pour défendre la dignité humaine, il faut réellement s’intéresser aux situations dans lesquelles on lui porte atteinte plutôt que de se gargariser de formules ampoulées. Il faut reconnaître la maladie pour mieux la traiter. C’est d’ailleurs ce que fait littéralement le docteur Mukwege. Les pathologies organiques sont ici indissociablement des pathologies sociopolitiques.
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