« Sexe, race et colonies » : les crimes tabous de la colonisation
Avec « Sexe, race et colonies », les éditions La Découverte jettent une lumière crue sur un aspect peu évoqué de l’esclavagisme et de la colonisation. Mais la reproduction de nombreuses images dégradantes suscite la polémique.
Les images défilent, troublantes, bouleversantes, choquantes, violentes. Antillaises lubriques à l’appétit sexuel débridé. Arabes lascives prêtes à s’abandonner aux mains du maître blanc. Hommes noirs « bestiaux, décadents et efféminés ». Hommes blancs mesurant à l’aide d’un compas les larges fesses d’une femme noire… Depuis sa sortie, en septembre, aux éditions La Découverte, Sexe, race et colonies fait couler beaucoup d’encre et de salive.
Codirigé par cinq chercheurs, dont l’historien Pascal Blanchard, coréalisateur du film Sauvages, au cœur des zoos humains, l’ouvrage a mobilisé pas moins de 97 chercheurs qui ont examiné 1 200 illustrations diverses pour mettre à nu six siècles de domination sexuelle esclavagiste et coloniale sur tous les continents.
On pénètre ainsi dans les méandres des institutions sexualisées comme les harems de l’Empire ottoman, les plantations esclavagistes de la Caraïbe, les lieux de prostitution du Maghreb, du Kenya… On y découvre la fascination du colon pour les corps des dominés, l’éventail des réactions, des premiers émois exotiques à l’érotisation violente en passant par la hantise du métissage. Pour Pascal Blanchard, « toutes ces images révèlent que, dans l’histoire coloniale, la sexualité n’a pas été un fait marginal et secondaire, mais bien une manière d’humilier et de dominer ».
Au point que, écrit Christelle Taraud, l’une des coordinatrices de l’ouvrage, « la grande histoire de la colonisation n’a pas été la conquête des territoires, mais le partage des femmes ». Sexe, race et colonies raconte en effet une histoire double : comment, dans les colonies, tout était permis au colon et comment l’Occident a fabriqué des fantasmes destinés à émoustiller ceux qui ne s’y rendraient jamais. Aux yeux du colonisateur, l’Autre n’était qu’un sexe.
Selon les auteurs, c’est cet imaginaire demeuré vivace dans l’inconscient occidental qui explique aujourd’hui la crainte du métissage des xénophobes. De même, estiment-ils, on observe dans le marché du tourisme sexuel et de la prostitution, mais aussi au sein de l’industrie de la pornographie, une transposition des stéréotypes qui ont contribué, dans les colonies, à la création d’espaces de « récréation sexuelle ».
Sexe, race et colonies apparaît dès lors indispensable pour déconstruire l’histoire de la domination, en particulier sexuelle. Il donne à voir ce qui était caché dans des images qui ont toujours circulé et étudie leur charge virale, hier comme aujourd’hui.
Beau livre ?
Si la réalisatrice Isabelle Boni-Claverie et le critique littéraire Boniface Mongo Mboussa apprécient que ce sujet soit porté par des historiens et mis à la disposition du public, le faire au travers d’un « beau livre » les laisse perplexes. Car, selon eux, on ne peut pas placer sur le même plan des tableaux de maître, des images pornographiques – dont certaines sont très avilissantes pour les colonisés représentés –, des affiches de publicité et des images de torture.
« En tant que lectrice, on me place dans une position injuste dans la mesure où je peux être amenée à porter sur ce livre un regard voyeuriste », insiste Boni-Claverie, estimant que, lorsque l’on referme le livre, on a vu des corps mais ni sujets ni êtres humains, ce qui pose la question de la dignité des personnes représentées. Après la leur avoir retirée de leur vivant, on les expose à présent sur papier glacé et en grand format. On leur aurait rendu davantage justice en privilégiant un format d’ouvrage scientifique. « Il y avait une réflexion à mener sur le statut des images : comment rendre compte de leur violence sans pour autant tomber dans le voyeurisme ou risquer d’humilier une nouvelle fois des personnes qui l’ont été de leur vivant ? » poursuit Isabelle Boni-Claverie.
Pascal Blanchard reconnaît que l’équipe de contributeurs s’est demandé comment présenter des représentations aussi complexes. Quelques-unes ont d’ailleurs été écartées, notamment lorsqu’elles montraient des scènes impliquant de très jeunes filles ou garçons. Pour rédiger leurs textes, certains auteurs ont demandé à voir les photographies, d’autres ne l’ont pas souhaité. Ann-Laura Stoler, spécialiste de l’histoire coloniale et auteure de nombreux écrits sur la sexualité dans les colonies, a décliné la sollicitation, estimant qu’il ne fallait pas publier ces images et que les livres universitaires suffisaient à déconstruire ces fantasmes.
La politologue et militante féministe Françoise Vergès, qui a pourtant rédigé l’un des chapitres, a affirmé qu’elle n’aurait pas forcément publié toutes les images du livre. S’il comprend ces réactions, Blanchard reste convaincu du bien-fondé de son entreprise : « N’importe quel choix aurait fait l’objet de critiques. Il faut tout simplement assumer celui qui a été fait, en expliquer autant que possible les raisons et rester ouvert à la critique. »
En réalité, Sexe, race et colonies s’inspire pour beaucoup de Without Sanctuary : Lynching Photography in America, de James Allen, décrié à sa sortie, en 2000. Même couverture, même pagination et même format, il révélait crûment, au grand dam des Africains-Américains, des scènes de lynchage de Noirs devant des Blancs hilares. Ses détracteurs jugeaient les scènes avilissantes.
Quelle que soit la manière de les montrer, ces images constituent des pièces à conviction de crimes restés tabous
Deux ans plus tard, expositions et colloques aidant, Without Sanctuary : Lynching Photography in America devenait une référence incontournable. James Allen avait convaincu les siens que, en montrant les images de mutilations diverses sur des personnes vivantes, les crémations d’individus non encore décédés, plus personne ne pourrait nier la réalité et la violence des lynchages, dont 93 % des victimes masculines avaient par ailleurs été castrés. Comme le soutient Achille Mbembe, il faut déconstruire ce qui contribue à l’ensauvagement de l’Autre. Demain, on ne pourra plus enseigner l’histoire de la colonisation en ignorant son aspect sexuel.
Éducation du regard
Quelle que soit la manière de les montrer, ces images constituent des pièces à conviction de crimes restés tabous. Elles brisent la mythologie du discours colonial qui voudrait que les Occidentaux soient allés dans les colonies bâtir des ponts, construire des routes : on ne peut plus prétendre que les cartes postales ou les tableaux présentés dans le livre n’ont pas été envoyés ou peints, que ces violences n’ont pas existé. Fallait-il publier autant d’images ? « Mises bout à bout, sur plusieurs siècles, elles changent le regard, explique Blanchard. Le but est de faire comprendre un phénomène qui n’a pas été suffisamment intégré à la réflexion sur l’histoire coloniale. »
Dans la droite ligne du collectif antiraciste Cases rebelles, qui s’élève contre les « bonnes âmes » qui « reconduisent la violence », l’écrivaine d’origine camerounaise Hemley Boum accuse néanmoins les codirecteurs de l’ouvrage d’« exhibition pornographique » et se demande jusqu’à quel point on peut afficher la déchéance de l’Autre. Ce qui est en cause, selon elle, c’est ce pouvoir qu’on s’arroge sur le corps d’autrui.
Alors même qu’on prétend réhabiliter les femmes noires, elles n’en sont que plus humiliées : ces images viennent rouvrir des blessures » affirme l’auteure
« Toutes les femmes noires que montrent ces images n’étaient pas d’accord avec ce qu’on leur faisait subir, pas plus qu’elles ne consentaient à se faire prendre en photo. À aucun moment elles n’ont été consultées, aujourd’hui non plus. Alors même qu’on prétend les réhabiliter, elles n’en sont que plus humiliées. Ces images viennent rouvrir des blessures. » Pour Hemley Boum, on aurait dû s’interroger davantage sur ce que peut ressentir la femme noire face à cette énième mise à nu non autorisée.
« Être traité comme un animal vous donne le sentiment d’en être. C’est terriblement violent. Je m’interdis d’avoir cet ouvrage chez moi parce qu’il abaisse la femme noire. Hélas, c’est pour cette même raison que d’autres courront l’acheter. » Comme les femmes du collectif Cases rebelles, Hemley Boum estime que l’on n’aurait pas pris les mêmes libertés avec des corps de Blancs : « Il y a des corps inviolables et d’autres qui le sont de toutes les manières possibles. »
Achille Mbembe, qui a signé la préface de l’ouvrage, dit comprendre que des femmes noires s’identifient aux personnes photographiées et se sentent souillées. « Mais, souligne-t-il, il n’est pas d’image qui échappe à la monstration. » Pour Mbembe, on peut choisir de ne pas voir, mais la vérité de l’image existe indépendamment de l’acte qui autorise ou non de la montrer. En revanche, il nous faut éduquer le regard, apprendre à lire les photographies, à vivre avec elles, à nous défendre contre elles s’il le faut. « Après tout, nous sommes tout de même un peu plus que nos images. Cette liberté à l’égard de ce qui prétend nous représenter est essentielle. »
Charge de violence
Ceux qui s’attachent aux seules représentations oublient sans doute que le livre est accompagné par près d’une centaine de textes écrits par des auteurs dont on ne peut pas disqualifier les travaux d’un revers de la main. D’autant qu’il y a, dans cette centaine de textes, bien des éléments qui, directement ou indirectement, permettent de situer de façon critique les images, d’en démontrer les ambiguïtés, d’en domestiquer la charge de violence. Ce matériau important doit être exploité.
Les auteurs devront-ils préparer les Africains à affronter ces images dérangeantes ? Pour Mbembe, l’époque est aux images. Le futur aussi. « Les Africains doivent savoir qui ils sont, d’où ils viennent et comment ils veulent habiter ce monde en compagnie d’autres humains. Ce que d’autres peuvent dire à notre sujet, ou la manière dont ils peuvent nous représenter, tout cela ne pèse d’aucun poids par rapport à la certitude première, ce savoir sur nous-mêmes que personne ne peut nous enlever. En d’autres termes, nous sommes notre propre fondement. C’est à partir de cette vérité que nous affrontons le reste du monde. »
Livre-monde
Installée à Brazzaville depuis bientôt deux ans, la journaliste malienne Oumou Demba regrette que les librairies du continent n’aient pas encore reçu le livre, alors que les Africains sont concernés au premier chef. Elle doute que ce livre-monde, qui a le mérite de sortir le débat sur la domination sexuelle des blogs et d’internet, provoque des débats en Afrique compte tenu de son prix prohibitif.
Sexe, race et colonies fera-t-il reculer le racisme ? Peut-être pas
« Pourtant, nous devrions connaître cette histoire, nous l’approprier. Il est important de savoir jusqu’où l’esclavage et la colonisation sont allés. En particulier au moment où des voix osent revendiquer les “bienfaits” de la colonisation. » Sexe, race et colonies fera-t-il reculer le racisme ? Peut-être pas. Les auteurs entendent néanmoins faire œuvre de pédagogie en exhortant les jeunes à ne pas se laisser piéger par l’image que l’on a d’eux, à ne pas s’installer dans une détestation de soi, de sa couleur…
Néon blanc sur fond noir
Octobre 2015, centre d’art Wiels de Bruxelles, Belgique. Six artistes exposent leurs œuvres sur le rapport du monde occidental à la sexualité et au corps noir. Parmi eux, l’Ivoirienne Valérie Oka, qui a l’idée lumineuse d’inscrire sur un mur, dans un immense néon rouge écarlate semblable à celui des sex-shops, cette phrase essentielle : « Tu crois vraiment que parce que je suis noire je baise mieux ? »
C’est cette œuvre qui a inspiré les concepteurs de Sexe, race et colonies pour la couverture de leur ouvrage. Le titre figure un néon blanc visible sur un fond noir invisible comme le symbole de la domination sexuelle des uns sur les autres. Si, pour leurs détracteurs, les néons de sex-shop trahissent un projet éditorial éloigné d’une quelconque ambition scientifique, les concepteurs du projet voulaient surtout éviter de mettre en couverture une image qu’ils n’auraient pas pu contextualiser avec rigueur.
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