Logistique : Djibouti face à l’ouverture éthiopienne
Si le processus de libéralisation et de pacification lancé par Abiy Ahmed, le nouveau Premier ministre éthiopien, est salué dans l’ensemble de la Corne de l’Afrique, il oblige le pays d’Ismaïl Omar Guelleh à revoir sa stratégie pour ne pas hypothéquer sa croissance future.
En coulisses, les tractations se poursuivent entre tous les voisins de la Corne pour établir une paix durable. Au sein des sphères dirigeantes et des milieux économiques de Djibouti, on le confesse, tout le monde a été pris de court. Personne ne s’attendait à une telle accélération de l’Histoire. Car l’arrivée à la tête de l’Éthiopie d’un jeune Premier ministre oromo en avril, Abiy Ahmed, a eu raison en quelques semaines du rideau de fer qui pesait sur la région.
Sur fond de recomposition du jeu politique et ethnique, de pacification sociale et de libéralisation économique à Addis-Abeba, la réconciliation entre l’Éthiopie et l’Érythrée en juillet a entraîné celle avec la Somalie, la paix avec les rebelles de l’Ogaden et une poignée de main historique en septembre entre le président djiboutien Ismaïl Omar Guelleh et son homologue érythréen Issaias Afeworki, jusqu’ici irréconciliables…
Tous ces bouleversements devraient faire tomber, tel un château de cartes, le monopole logistique de Djibouti, devenu depuis 1998 – année du début de la guerre entre l’Éthiopie et l’Érythrée – l’unique débouché maritime d’Addis, traitant 90 % de son fret (contre 30 % auparavant), équivalant à 80 % de son PIB.
Restera-t-il à Djibouti seulement 25 % ou 50 % du trafic vers l’Éthiopie ?
« Nous restera-t-il seulement 25 % ou 50 % du trafic vers l’Éthiopie ? » Telle est la question que se posent aujourd’hui les responsables djiboutiens. Car ce sont bien de nouvelles options qui se dessinent sur la carte pour desservir un marché enclavé de 105 millions d’habitants – dont le PIB a décuplé ces quinze dernières années, pour atteindre les 80 milliards de dollars (70 milliards d’euros) – qui se sent à l’étroit dans un seul corridor.
Une concurrence exacerbée par la présence du géant DP World
Demain, ce sont des ports érythréens, aujourd’hui loin d’être aux normes, qui vont intéresser les entreprises éthiopiennes et chinoises. Le port d’Assab, actuellement dévolu à des activités militaires, qui accueillait, avant 1998, 90 % du fret éthiopien, et le port de Massawa, qui pourrait attirer la potasse du Tigré aux dépens du port minéralier djiboutien de Tadjourah, à qui il manque encore 15 km de bitume pour rejoindre la frontière éthiopienne. Assab et Massawa attendent de voir leurs travaux commencer.
La concurrence sera d’autant plus exacerbée avec Djibouti que ces terminaux seront gérés ou convoités par DP World. L’opérateur dubaïote aura à cœur de prendre sa revanche sur les autorités djiboutiennes après son expulsion en février du terminal à conteneurs de Doraleh. Il n’a d’ailleurs pas tardé à réagir…
Le 11 octobre, il donnait le premier coup de pioche à l’extension du port de Berbera (Somaliland), dans lequel l’Éthiopie, déjà actionnaire de Lamu (Kenya) et Port-Soudan (Soudan), a pris 19 %. La première phase d’investissement de 100 millions de dollars (sur les 442 millions prévus) permettra de construire 400 m de quais (sur 800 m à venir) et une zone franche. Objectif à terme : quintupler les capacités actuelles de Berbera pour traiter 450 000 équivalents vingt pieds.
Au total, c’est une douzaine de ports que Sultan Ahmed Bin Sulayem, PDG de DP World, estime nécessaires dans la région. DP World vise aussi les quais de Mombasa (Kenya), les ports somaliens de Mogadiscio et Bosaso (Puntland), une zone franche à Dire Dawa, en Éthiopie, ainsi qu’une route à 90 millions de dollars entre Berbera et l’Est éthiopien, financée pour partie par les Émirats arabes unis.
55 places de gagnées dans le classement « Doing Business »
Pour compléter l’extension du port de Berbera, le Somaliland a par ailleurs proposé à Addis-Abeba fin octobre de construire un pipeline de 400 km vers l’Éthiopie pour transporter le gaz de l’Ogaden. Une provocation de plus pour Djibouti, qui a octroyé en juin au chinois Poly-GCL la construction d’un pipeline de 700 km également destiné au gaz de son puissant voisin.
Investir maintenant à Djibouti ou attendre trois à cinq ans que les infrastructures de ses voisins soient prêtes… Les groupes étrangers présents dans le pays sont en pleine réflexion. Plusieurs opérations sont pour le moment décalées ou gelées. Alors que l’armateur français CMA-CGM vise de plus en plus au niveau mondial à acheminer les conteneurs au-delà des ports vers ses clients finals et à s’implanter sur les chaînes logistiques (en atteste son rachat du suisse Ceva Logistics en octobre), le rachat par le marseillais de la branche éthiopienne du logisticien djiboutien Massida Group – qui lui aurait permis de s’étendre sur le corridor Djibouti-Éthiopie – fait partie aujourd’hui de ces projets en suspens.
Outre sa dépendance vis-à-vis des flux venant d’Éthiopie et la concurrence avec DP World, qui, en l’encerclant avec ses ports, pourra influer sur ses prix, le seul pays francophone de la région souffre toujours d’un problème de compétitivité. L’énergie achetée en Éthiopie, qui lui fournit 80 % de ses besoins, y est six fois plus chère. « Nos voisins ont un avantage par rapport à nous au niveau du coût de la main-d’œuvre et de l’électricité », concède l’ancien représentant de l’Afrique francophone à la Banque mondiale, Mohamed Sikieh Kayad, aujourd’hui conseiller économique à la présidence djiboutienne. « Quand l’Érythrée aura de l’énergie, elle y sera moins chère que chez nous », poursuit un autre responsable. Le pays a promis d’y remédier grâce à des programmes d’adduction d’eau et de géothermie qui permettront de réduire d’ici à 2020 la facture d’eau et d’électricité et d’alimenter les industries.
Le climat des affaires alimenté par l’affaire DP World n’est pas non plus de nature à rassurer les entreprises étrangères. Par communiqués interposés, l’émirati menace de représailles tous les investisseurs qui mettent le pied sur les 350 km de littoral de Djibouti, à propos desquels il réclamait une exclusivité pour cinquante ans. L’État a en outre adopté une loi le 8 novembre 2017 lui permettant de nationaliser les intérêts stratégiques. Ce qui incite les investisseurs à la prudence. « On regarde beaucoup plus les contrats qu’avant, tout ce qui sera signé fera l’objet d’un examen minutieux », explique un acteur du secteur.
Côté djiboutien, on reste optimiste. Le pays, qui vient de réaliser un bond spectaculaire de 55 places dans le dernier classement « Doing Business » de la Banque mondiale, dispose d’une large avance sur ses concurrents en matière d’infrastructures. Avec des bassins qui vont jusqu’à 18 m contre des tirants d’eau de 9 à 12 m en Érythrée et en Somalie, il est le seul à compter des ports en eau profonde, mais aussi une ligne de chemin de fer, une zone franche qui accueille déjà Wilmar, Cevital, Osram et Golden Africa.
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Il bénéficie également d’une certaine stabilité sécuritaire et monétaire. Alors que l’Érythrée n’a pas de monnaie convertible et que celle de l’Éthiopie est trop fluctuante, le port de Djibouti travaille, lui, en dollars. Le pays possède une monnaie forte bénéficiant d’une parité fixe avec le billet vert depuis quarante ans, sans limitation de transfert et avec la possibilité de rapatrier immédiatement les bénéfices contre une attente de plusieurs mois en Éthiopie.
Le pays ne manque pas d’ambitions pour ses projets d’infrastructures et souhaiterait vouer l’ensemble de ses côtes à la logistique
Mais jusqu’à quand ? Au bord du golfe de Tadjourah, on sait que le temps est compté. Afin de se distinguer des ports voisins, le pays ne manque pas d’ambitions pour ses projets d’infrastructures et souhaiterait vouer l’ensemble de ses côtes à la logistique.
Au vu de la croissance de l’économie éthiopienne, on estime que les infrastructures sont actuellement sous-dimensionnées. À titre d’exemple, le terminal pétrolier Horizon ne parvient plus, à lui seul, à répondre à la demande de l’Éthiopie. « Il se retrouve en surchauffe à 24 rotations par an, alors qu’il est formaté pour 12 », rapporte un bon connaisseur de la Corne de l’Afrique. La construction d’un nouveau terminal pétrolier, à Doraleh ou à Damerjog, est prévue.
Se défaire de la dépendance vis-à-vis de la Chine
Pour ne pas rester dépendant du marché éthiopien, dont le ralentissement économique cette année a fait baisser ses activités de 10 % à 20 %, Djibouti voudrait servir de base logistique à des pays enclavés, comme le Rwanda (qui a pris une part dans sa zone franche) ou la Guinée équatoriale, pour exporter du pétrole. Djibouti veut se repositionner au-delà du marché éthiopien en renouant avec sa vocation historique de port de transbordement, sur les grandes lignes Europe-Asie.
Mais tout cela a un coût. Les pays du Golfe étendent actuellement leur toile aux frontières de Djibouti : 3 milliards de dollars vont être débloqués par les Émirats arabes unis en Éthiopie… Quand la Chine reste le principal bailleur de fonds des projets djiboutiens. Une autre dépendance, payée au prix fort, dont le pays d’Ismaïl Omar Guelleh aimerait bien se défaire. Reste que peu d’acteurs disposent aujourd’hui d’une manne financière aussi puissante.
Avec CMA-CGM, Djibouti se repositionne dans le transbordement
Aujourd’hui, à Djibouti, de gros navires déchargent leurs marchandises sur de plus petits qui cabotent vers Mombasa, Durban, Maputo ou Port-Soudan. Une activité de transit peu développée par DP World, qui privilégiait sa plateforme de Jebel Ali. Deux semaines après le départ de DP World, les activités de transbordement ont augmenté de 32 %.
Et, face à la concurrence à venir des ports d’Érythrée et du Somaliland, c’est sur cet axe que souhaite se développer le port. En juin 2019 commencera la première phase de construction d’un nouveau terminal à Doraleh, qui fera de l’échange de conteneurs entre les plus gros navires sur les lignes Europe-Asie et Europe-Australie, deuxième plus grande route maritime mondiale après la transpacifique (Amérique du Nord-Asie).
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Futur actionnaire du nouveau terminal, CMA-CGM mène en ce moment d’intenses discussions pour obtenir plus de 15 % du capital du port actuellement consentis par l’état. Des négociations qui inquiètent China Merchants, actionnaire et constructeur de plusieurs terminaux à Djibouti. Candidat depuis plusieurs mois à la reprise de 40 % de l’armateur, Ethiopian Shipping Line, le chinois verrait ainsi arriver un concurrent. Coût du projet : 700 millions de dollars, dont 200 apportés par Djibouti et CMA-CGM.
Dette : toujours pas d’accord avec Pékin
À l’issue du dernier Focac, Djibouti n’avait toujours pas signé les conditions de réévaluation ni obtenu de rééchelonnement de sa dette, qui se chiffre (à hauteur de 80 %) à 1,3 milliard de dollars auprès de la Chine, dus en partie aux projets de chemin de fer et d’adduction d’eau.
Djibouti veut désormais diversifier ses partenariats et ne pas tout confier à Pékin
En dépit de ce dossier en souffrance, l’engagement de Pékin devrait néanmoins se chiffrer à 15 milliards de dollars d’ici à 2021 sous forme de prêt préférentiel ou d’aide budgétaire, « dont 10 milliards pour faire venir des entreprises chinoises dans la zone franche », rappelle Mohamed Sikieh Kayad, conseiller du président. Mais Djibouti veut désormais diversifier ses partenariats et ne pas tout confier à Pékin. La construction des deux nouveaux aéroports ne sera finalement pas octroyée à China Civil Engineering Construction Corporation, comme convenu en 2015.
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