Tunisie : ces anciens cadres de l’ère Ben Ali qui ont su rebondir

Malgré les pressions de la justice transitionnelle, certaines figures de l’ancien régime ont réussi à se refaire une virginité politique.

Ridha Chalghoum a retrouvé son portefeuille des Finances © Hichem

Ridha Chalghoum a retrouvé son portefeuille des Finances © Hichem

Publié le 16 novembre 2018 Lecture : 7 minutes.

Les caciques de l’ancien régime se croyaient tirés d’affaire et pensaient que les poursuites judiciaires étaient derrière eux. Mais ils ont été rattrapés par la justice transitionnelle, qui, par le biais de l’Instance Vérité et Dignité (IVD), leur demande des comptes après les plaintes déposées par des familles de blessés et de martyrs de la révolution. C’est le cas d’Ahmed Friaa, très éphémère ministre de l’Intérieur en janvier 2011.

>>> À LIRE – Tunisie : faut-il rejuger Ahmed Friaa, le dernier ministre de l’Intérieur de Ben Ali ?

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Mis en cause en 2012 pour son rôle dans la répression des manifestants, il avait bénéficié d’un non-lieu du tribunal militaire, qui a établi qu’il n’avait pas ordonné aux forces de l’ordre de faire usage de leurs armes. Il sera donc rejugé. Et il n’est pas le seul. Selon des sources proches de l’IVD, 148 convocations ont été adressées à des collaborateurs de Ben Ali, dont Iyadh Ouederni, ancien directeur du cabinet présidentiel, Ahmed Smaoui, ex-ministre des Transports et des Affaires sociales, ainsi que des cadres du ministère de l’Intérieur.

Le processus de justice transitionnelle qui conduit à une conciliation est nécessaire

La démarche de l’IVD suscite la polémique, tant le fait de rejuger une affaire est inhabituel. Mais en la matière et selon une loi adoptée en 2014, la justice transitionnelle fait exception. Les prévenus sont contraints de se présenter devant des chambres spéciales. « Le processus de justice transitionnelle qui conduit à une conciliation est nécessaire. Mais cette démarche de l’IVD s’apparente à celle des tribunaux de l’Inquisition pour satisfaire la haine de sa présidente, Sihem Bensedrine, qui désacralise la justice », assène l’un des avocats d’Ahmed Friaa.

« Il est temps d’enterrer tous les problèmes et les différends du passé et d’aller de l’avant grâce à la réconciliation nationale totale et la réunification du peuple tunisien », estime quant à lui Rached Ghannouchi. Le président du parti Ennahdha a d’ailleurs annoncé, le 27 octobre, qu’il compte proposer à l’Assemblée « une amnistie des responsables de l’ancien régime qui se seront rendus coupables d’excès dans l’exercice de leur fonction, à condition qu’ils présentent des excuses au peuple tunisien et à leurs victimes ».

L’initiative n’a pas provoqué de réactions. Pourtant, le projet de loi de réconciliation nationale porté par le président Béji Caïd Essebsi dès 2015 avait été ­violemment contesté, au point que le texte final, adopté en 2017, avait été revu et réduit à une amnistie économique.

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Officieusement courtisés

C’est que ces tergiversations, ces dossiers clos et rouverts ont fini par lasser l’opinion publique. Défenseur des droits humains, opposant à Ben Ali, Ahmed Manaï se dit « écœuré par la situation de nombre d’anciens responsables politiques et administratifs malmenés depuis sept ans ».

Dans les faits, les hauts commis de l’État, les dirigeants politiques du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), l’ancien parti-État, sont toujours actifs. Beaucoup sont passés à un moment ou à un autre par la case prison, ou ont fait profil bas. Certains, comme Kamel Morjane, ancien ministre des Affaires étrangères tout récemment proposé comme ministre de la Fonction publique, ou Mohamed Ghariani, ex-secrétaire général du RCD, ont fait acte de contrition. Mais ils restent incontournables. S’ils sont publiquement honnis, ils sont officieusement courtisés pour leur carnet d’adresses et leur connaissance des structures du parti qui a géré le pays pendant vingt-trois ans. Ils demeurent proches du pouvoir et continuent à user de leur influence en coulisses.

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Dans la foulée de la révolution, ils ont certes été exclus de la vie politique et interdits de toute candidature. Mais brièvement, et sans pour autant faire l’objet d’une chasse aux sorcières. Cela n’a par exemple pas empêché Kamel Morjane de fonder le parti Al Moubadara et de rafler cinq sièges à l’Assemblée constituante en se revendiquant de l’héritage du mouvement destourien de Bourguiba et en occultant son parcours au RCD. Une brèche dans laquelle les anciens de l’ère Ben Ali se sont engouffrés, en s’appropriant cette commode et prestigieuse étiquette constitutionnaliste.

Nidaa Tounes a fait office de refuge pour les RCDéistes cherchant à se remettre en selle

Pour revenir en première ligne et prétendre à un rôle politique important, Mohamed Ghariani a lui aussi mis à profit le retour aux origines. Il a intégré Al Moubadara, qui s’est lui-même associé à Nidaa Tounes. Cette formation fondée par Béji Caïd Essebsi en 2012, dont la priorité était de rétablir l’État de droit et de faire barrage aux islamistes, a fait office de refuge pour les RCDéistes cherchant à se remettre en selle, dont de nombreux Sahéliens et chefs d’entreprise, comme Faouzi Elloumi.

Ennahdha a aussi ouvert ses rangs dès 2011 à des hommes d’affaires comme les frères Ben Ayed, actifs dans le secteur informatique, sans pour autant leur confier de fonctions politiques. Quant au parti Machrou Tounes, il a fait entrer dans son bureau exécutif Sadok Chaabane, ex-ministre de la Justice, et Riadh Saada, ancien responsable du parti-État.

Expérience de l’État

Le gouvernement ne déroge pas à la règle. En septembre 2017, sur 40 ministres, 18 avaient officié sous Ben Ali. Depuis 2011, l’incapacité des gouvernements ­successifs à relancer ­l’économie et à préserver les fondamentaux a incité l’exécutif à recourir à des ­technocrates ayant l’expérience de la machine ­étatique.

Comme Ridha Chalghoum, qui a retrouvé son portefeuille des Finances, Hatem Ben Salem, revenu à l’Éducation, ou l’ex-secrétaire d’État à la Jeunesse, Kamel Haj Sassi, devenu conseiller du chef du gouvernement, Youssef Chahed. Mais leurs compétences n’ont pas suffi à inverser la tendance, notamment du fait… d’une administration forgée sous l’ancien régime. « C’est le système qui est fini, il faut du neuf », tacle le député ­indépendant Mondher Belhaj Ali.

Kamel Haj Sassi, nouveau conseiller du chef du gouvernement, Youssef Chahed. © Hichem

Kamel Haj Sassi, nouveau conseiller du chef du gouvernement, Youssef Chahed. © Hichem

Un renouveau qu’espère incarner Abir Moussi, secrétaire générale adjointe ­chargée de la femme au RCD et actuelle présidente du Parti destourien libre (PDL, ex-Mouvement destourien), après s’être émancipée de Hamed Karoui, ancien Premier ministre et fondateur du parti. Mais son discours, surtout orienté contre la justice transitionnelle, l’égalité ­successorale et Ennahdha, paraît négatif, faute de porter un véritable projet.

Et se positionne loin du modernisme d’un Bourguiba dont elle déclare défendre l’héritage. Il n’empêche : elle est soutenue par des nostalgiques, notamment dans la région du Sahel, d’où sont originaires Bourguiba et Ben Ali (respectivement de Monastir et de Hammam Sousse), ainsi que de nombreux dirigeants. Mais en privilégiant ainsi cette région dans leurs discours, les ex-RCD montrent qu’ils n’ont pas retenu les leçons du soulèvement de 2011 et courent ainsi le risque de s’exclure de la reconstruction unitaire dont le pays a besoin.

Le poids de l’ancien parti-État

Avant sa dissolution, en 2011, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) comptait 360 fédérations, près de 7 500 cellules territoriales et professionnelles, et plus de 2 millions d’adhérents.

Tunisie – Amna Guellali : « La réconciliation ne peut se faire sur le dos des victimes »

Amna Guellali (HRW) pose dans son bureau, le 7 novembre 2018. © Ons Abid pour JA

Amna Guellali (HRW) pose dans son bureau, le 7 novembre 2018. © Ons Abid pour JA

Pourquoi le processus de justice transitionnelle est-il controversé ?

Il touche à des choses extrêmement symboliques. Dès que l’on met en place un processus de justice transitionnelle, on chamboule les rapports de force en mettant en avant les victimes de la dictature ou de la torture plutôt que ceux qui étaient au pouvoir au moment des faits.

Cela ne convient pas à ceux qui en étaient les leviers ou qui détenaient les commandes

Cela peut être déstabilisant pour ceux qui sont poursuivis puisqu’on va examiner et dévoiler les rouages de la dictature, mettre à nu les différents systèmes de répression. Évidemment, cela ne convient pas à ceux qui en étaient les leviers ou qui détenaient les commandes. Les résistances, les sabotages et les tentatives de briser le processus ne sont pas propres à la Tunisie.

Ce processus ne prend-il pas des allures de règlement de comptes ?

Je conteste cette expression, même si on l’a beaucoup entendue dernièrement avec les convocations émises par l’Instance Vérité et Dignité. Il s’agit tout simplement de déterminer la responsabilité de hauts fonctionnaires aux commandes au moment de certains faits, comme les tueries de manifestants et les actes de torture.

La campagne actuelle contre la justice transitionnelle est un acte politique

Il s’agit de sérier les responsabilités, parce que ce travail n’a jamais été fait. Ces personnalités étaient protégées par le système, dont elles étaient un rouage. À quelques exceptions près, elles n’ont jamais été mises en cause. Le temps de la reddition des comptes est venu. La campagne actuelle contre la justice transitionnelle est un acte politique, alors que les textes de loi sont clairs.

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Le président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, propose une amnistie des ex-benalistes, qu’en pensez-vous ?

Cette tendance à vouloir amnistier les auteurs de violations des droits de l’homme est grave. L’initiative de Béji Caïd Essebsi était plus restreinte et concernait uniquement les hommes d’affaires et les fonctionnaires. La proposition de Rached Ghannouchi va bien au-delà. Or la réconciliation ne peut se faire sur le dos des victimes, en les empêchant d’avoir accès à la justice.

Les victimes qui ont subi des horreurs ont besoin de voir leurs bourreaux traduits devant la justice

Elle serait alors tronquée ; la vraie réconciliation est celle qui pourra avoir lieu à la suite du processus de justice transitionnelle, quand la vérité sera faite sur les auteurs de violations et sur les rouages du système, quand la reddition des comptes permettra d’obtenir une réparation. Les victimes qui ont subi des horreurs ont besoin de voir leurs bourreaux traduits devant la justice. À partir de là, dans le respect des droits des accusés et des victimes, on peut parler de réconciliation. Mais une réconciliation avec une amnistie préalable, sans laisser la justice faire son travail, est inacceptable.

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