Égypte : Sissi, africain mais pas trop
Désigné à la tête de l’institution panafricaine pour un an, le pays des pharaons, souvent qualifié de « trop arabe », veut profiter de cette présidence pour avancer ses pions sur le continent. Sans proposer une véritable vision pour l’Afrique.
Dans les coulisses du dernier sommet de l’Union africaine (UA), l’absence d’Abdel Fattah al-Sissi a fait grincer des dents. « Il n’était pas à Nouakchott en juin et n’est pas à Addis aujourd’hui… Ça montre un certain mépris pour l’institution, s’agace un responsable à la Commission de l’UA. Lorsqu’il a besoin de nous, il sait où nous trouver. Mais lorsqu’il faut contribuer à notre action, on ne le voit plus. »
« Les diplomates égyptiens sont très bons, mais leur retrait assumé et leur condescendance historique vis-à-vis des Africains, ça fait toujours beaucoup parler ! » renchérit un connaisseur. C’est peu dire que la désignation de l’Égypte, par les pays d’Afrique du Nord – à qui revenait la décision cette année –, à la présidence de l’UA, à compter de janvier 2019, et ce pour une durée d’un an, n’a pas fait que des heureux dans les couloirs de l’institution.
L’après Kagame
« Il y a des inquiétudes claires, car on le sait, les “grands pays” comme l’Afrique du Sud, le Nigeria et bien sûr l’Égypte ont toujours tendance à traîner les pieds, note un observateur sous le sceau de l’anonymat. La crainte, c’est de voir arriver un “gros morceau” peu investi et que le mouvement très dynamique de cette dernière année ne s’étiole. Ce n’est pas simple de prendre la présidence après Paul Kagame. » Le président du Rwanda a calqué sa gouvernance à la tête de l’institution sur celle de son pays, mêlant méthodes autoritaires et approche managériale dynamique, tout en incarnant une Afrique moderne, développée et insoumise à l’Occident.
Si sa technique « commando » est jugée « trop informelle » et « offensive » par beaucoup de diplomates, de l’aveu de tous, le Rwanda a tout de même réussi à amorcer avec brio les réformes attendues et assuré une présidence « exceptionnelle ». « Un tel investissement, c’est du jamais-vu. Le Rwanda a investi beaucoup de temps et d’efforts dans sa présidence. Ils étaient très présents à la Commission, ils ont beaucoup travaillé… Je ne crois pas que ce soit l’intention de l’Égypte », admet un diplomate égyptien en poste à l’UA. Difficile donc pour Sissi de reprendre le flambeau d’un prédécesseur à ce point loué.
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« Depuis toujours, il y a un problème de mentalité côté égyptien. Ils ne se considèrent pas comme africains, déplore un haut responsable malawite. Récemment, l’un d’entre eux m’a dit : “Je suis ravi de venir pour la première fois en Afrique.” Je lui ai répondu : “Mais l’Égypte est en Afrique. Et d’ailleurs, l’Afrique n’est pas un pays, dis-moi que tu es content de venir pour la première fois au Malawi !” »
« Le problème, c’est que l’Égypte a d’autres chats à fouetter, explique un observateur. Il y a les Frères musulmans, les relations avec l’Arabie saoudite, la situation en Syrie, au Yémen… L’Afrique n’est donc plus sa priorité depuis des lustres. Elle commence à l’intéresser à nouveau, mais on est très loin des années flamboyantes de sa diplomatie africaine, comme sous Boutros Boutros-Ghali ou quand Al-Azhar pesait sur le continent. »
Liens à dépoussiérer
« Personne ne peut dire que l’Égypte ne joue pas un rôle sur la scène africaine ! s’emporte un général de l’armée égyptienne. Les liens sont là, il faut juste les dépoussiérer, mais tous les canaux de communication sont ouverts. » La situation politico-économique du pays est suivie de près au sein de l’UA. Le Caire émerge laborieusement de ses années de vaches maigres qui l’ont amené à se tourner davantage vers ses voisins arabes, ceux du Golfe notamment.
En 2013 et en 2014, Riyad et Abou Dhabi ont ainsi déboursé 12 milliards de dollars (10,5 milliards d’euros) pour stabiliser l’économie de leur allié égyptien. Ces « frères et amis », comme les a qualifiés Sissi, n’ont pas cessé de remettre la main au portefeuille en échange d’un partenariat « stratégique ». De quoi renforcer un peu plus l’identité arabe du pays des pharaons, déjà jugée trop prégnante par ses partenaires africains.
Mauvaise réputation
D’autant qu’en dépit de son rôle historique et financier au sein de l’UA depuis sa création, en 1963, l’Égypte ne jouit plus vraiment d’une bonne réputation auprès de ses voisins. L’organisation panafricaine l’a suspendue en 2013 après le putsch du président actuel, avant que le Conseil de paix et de sécurité (CPS) ne la réintègre en dépit des règles de l’organisation disposant que les gouvernements des États membres doivent être démocratiquement élus.
Abdel Fattah al-Sissi ne s’est pas contenté de destituer et d’emprisonner l’ancien président, il a également réprimé ses partisans dans le sang. L’ex-maréchal a entamé au printemps dernier un deuxième mandat à l’issue d’une élection qu’il a remportée avec 97,08 % des suffrages et que les observateurs indépendants ont qualifiée de « mascarade ».
Soucieuse de redorer son image, l’Égypte ne cesse de promouvoir ses liens avec le continent, rappelant qu’elle dispose de 44 ambassades africaines et représente, à ce titre, « une porte d’entrée incontournable sur l’Afrique ». Lors d’une conférence à huis clos, tenue au début de novembre au Caire, un ambassadeur asiatique a toutefois fait remarquer que « plus personne n’avait besoin de l’Égypte pour accéder au reste du continent, des connexions directes étant déjà établies depuis de longues années » avec les pays jugés intéressants par les chancelleries étrangères.
Le Nil, enjeu central
Qu’importe, l’Égypte compte bien prouver qu’elle demeure incontournable. Selon l’Organisme général de l’information, le président égyptien a effectué 21 visites en Afrique, sur un total de 69 déplacements à l’étranger, soit 30 % des voyages présidentiels. Il a aussi tenu, en Égypte, 112 réunions avec des dirigeants et des responsables africains au cours des trois dernières années. Le pays organise aussi depuis deux ans le sommet « Business for Africa and the World », dont la prochaine édition doit se tenir du 7 au 9 décembre à Charm el-Cheikh.
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Le président cherche à accroître son influence dans la région via la coopération économique. En lorgnant en priorité les pays qui se trouvent à la source et le long du Nil : Tanzanie, Rwanda et Burundi. Le régime égyptien veille aussi depuis plusieurs années à resserrer ses liens avec le Soudan, le Soudan du Sud et l’Érythrée. Objectif : faire peser la balance de son côté dans le cadre des négociations sur la construction du barrage de la Renaissance en Éthiopie, qui pourrait affecter son accès à l’eau. « Une grande partie de sa politique sur le continent est vue à travers le prisme du Nil », rappelle Elissa Jobson, responsable Afrique à l’International Crisis Group (ICG).
Cet intérêt nouveau pour l’Afrique n’a donc pas grand-chose à voir avec le panafricanisme. Il s’agit avant tout de défendre ses intérêts. « Il est encore trop tôt pour connaître la stratégie que va adopter l’Égypte, mais elle va évidemment profiter de cette présidence pour prêcher pour sa paroisse », assure le diplomate égyptien.
Libye, question migratoire et lutte antiterroriste
Tout en haut de la pile de dossiers que Le Caire voudra faire avancer : la situation en Libye, la lutte contre le terrorisme et la question migratoire. « Elle va pousser les sujets dont elle peut tirer bénéfice, poursuit le même. La question migratoire, par exemple, effraie l’Europe. L’Égypte joue donc cette carte ouvertement, notamment pour obtenir des financements. »
Le Caire essaie ainsi de renforcer ses échanges avec N’Djamena pour créer un front antiterroriste et lutte contre la contrebande d’armes vers la Libye et l’Égypte. De l’aveu d’un diplomate européen : « C’est assez rassurant pour l’UA, mais aussi pour l’UE, que l’Égypte adopte ce positionnement-là. Car si ce n’est pas l’Égypte, ce sera un autre pays, et le risque est que ce soit un pays qui ne soit pas de la région qui endosse ce rôle. »
« Bien entendu, l’Égypte va en profiter pour mettre aussi l’accent sur la lutte antiterroriste, abonde Tewfik Aclimandos, chercheur associé à la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France. Elle souhaite plus de coopération avec le Nigeria, mais aussi avec la Somalie, où les militaires égyptiens sont envoyés en formation. Le Sahel devrait également être dans sa ligne de mire, même si ses relations avec l’Algérie ne sont pas simples du fait de leur approche différente du problème. »
Il est très probable que l’Égypte mettra un frein au processus de réforme auquel elle s’est opposée depuis le début, met pourtant en garde Elissa Jobso
Mais l’Égypte n’a pas les mains totalement libres et devra aussi se soumettre aux volontés des responsables de la Commission et du Parlement, avec lesquels elle dirigera l’institution selon un principe de troïka. La poursuite des réformes amorcées par la présidence Kagame et la mise en place du partenariat stratégique avec l’UE sont des priorités pour l’UA.
« Il est très probable que l’Égypte mettra un frein au processus de réforme auquel elle s’est opposée depuis le début, met pourtant en garde Elissa Jobson. Elle ne souhaite pas voir les pouvoirs de l’UA renforcés. Et tente de consolider le pouvoir des États membres et de limiter celui de la Commission, et ce depuis 2013, date à laquelle l’adhésion de l’Égypte à l’UA avait été suspendue. »
Service minimum
Sissi sait toutefois que, s’il veut être efficace et marquer des points, il devra mettre de l’eau dans son thé. La jeunesse a donc été annoncée comme l’un de ses thèmes prioritaires, « un dossier qui évite toute controverse », reconnaît-on à Addis-Abeba. C’est tout l’enjeu pour Le Caire : regagner en influence sans susciter de levées de boucliers, ou pis se mettre à dos de potentiels alliés.
« En fin de compte, l’objectif principal de l’Égypte, c’est de ne froisser personne. Et sa présidence devrait être simple, car l’Égypte n’a pas l’intention de changer quoi que ce soit au sein de l’UA elle-même, ni, a fortiori, d’en faire une meilleure institution. Elle entend juste se concentrer sur des sujets peu sensibles ou sur des aspects qui ne sont pas l’objet de débats », note un diplomate à Addis-Abeba.
Accroître son contrôle
« Pour le moment, l’ambassadeur de l’Égypte à l’UA arrive sans agenda, sans aucune directive sur sa mission pour les prochains mois, reconnaît aussi le diplomate égyptien. Son seul but sera certainement de s’assurer que la Commission n’évoquera pas les questions qui fâchent. »
En vérité, l’Égypte semble bien plus intéressée par les sujets secondaires, là où elle peut peser de tout son poids sans trop éveiller de soupçons, estiment les observateurs. « L’Égypte a déclaré qu’elle souhaitait se concentrer sur la reconstruction et le développement post-conflit (PCRD) : s’attaquer aux causes profondes des conflits et empêcher les pays de retomber dans la crise, note Elissa Jobson. On peut donc s’attendre à ce que Le Caire tente de progresser dans ce domaine. »
« Sa réelle intention, c’est de jouer un plus grand rôle au sein de l’UA et, pour ce faire, de contrôler les organisations techniques et les centres spécialisés, convient le diplomate égyptien. Elle vient d’obtenir la PCRD. Elle a aussi présenté sa candidature à la présidence de la Commission de l’UA, et le conseiller juridique est actuellement égyptien. Elle est donc en train d’œuvrer en coulisses pour accroître son contrôle. Elle fait aussi partie du comité chargé des réformes et, d’une certaine manière, c’est là qu’elle va s’assurer que les postes les plus importants sont entre ses mains. »
Quartet fantôme
L’Union africaine (UA) façon Sissi poursuivra-t-elle la recherche d’une solution pour le Sahara occidental ? Beaucoup de diplomates en doutent. Ils en veulent pour preuve que le « quartet » mis en place à Nouakchott pour travailler sur le sujet ne s’est jamais réuni… notamment à cause du chef de l’État égyptien. Ce groupe devait regrouper Moussa Faki (président de la Commission de l’UA), Alpha Condé, Paul Kagame et Sissi, respectivement ancien, actuel et prochain présidents de l’UA. Mais Sissi n’a jamais rencontré les deux autres présidents.
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