Gabon – Marie-Madeleine Mborantsuo : « Je ne défends pas les intérêts de la famille Bongo »

En l’absence du chef de l’État, tous les regards sont braqués sur la présidente de la Cour constitutionnelle. Interview exclusive d’une femme plus que jamais au centre des jeux de pouvoir et qui se tient droite dans ses bottes.

OUVERTURE Marie Madeleine MBORANTSUO, présidente de la Cour Constitutionnelle à Libreville le 28 novembre 2018 © David Ignaszewski pour JA © David Ignaszewski pour JA

OUVERTURE Marie Madeleine MBORANTSUO, présidente de la Cour Constitutionnelle à Libreville le 28 novembre 2018 © David Ignaszewski pour JA © David Ignaszewski pour JA

GEORGES-DOUGUELI_2024

Publié le 2 décembre 2018 Lecture : 10 minutes.

Une nouvelle fois, c’est vers elle que tous les regards se tournent. Depuis que le président Ali Bongo Ondimba a été victime d’un accident vasculaire cérébral, le 24 octobre dernier, à Riyad, Marie-Madeleine Mborantsuo se sait scrutée et critiquée.

Saisie par le Premier ministre, la Cour constitutionnelle, qu’elle préside depuis sa création, en 1991, a fini par autoriser le vice-président à tenir un Conseil des ministres le 16 novembre. Non sans avoir, au préalable, exigé de l’équipe des soignants un certificat médical attestant que le président était bel et bien vivant.

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Cette décision, Marie-Madeleine Mborantsuo le sait, lui a valu la réprobation d’une partie de la classe politique gabonaise. Mais il en faut plus pour ébranler cette femme au caractère bien trempé, qui balaie les critiques les unes après les autres en s’appuyant chaque fois sur cette Constitution à laquelle elle se dit tant attachée.

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Elle s’agace parfois de la virulence de ses détracteurs, convaincue qu’ils ne lui pardonnent pas d’être une femme. Alors elle s’emploie à dépersonnaliser le débat, prend soin de nous recevoir en présence d’un autre magistrat, comme pour montrer que non, elle ne décide pas seule et que ce n’est pas elle, mais la Cour, qui veille au respect de la loi fondamentale. La tâche est délicate, d’autant qu’à Libreville des clans rivaux s’affrontent déjà.

Rencontre avec la présidente d’une institution souvent malmenée, rarement comprise, mais plus que jamais au centre du pouvoir.

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Jeune Afrique : Pourquoi avoir autorisé le vice-président à présider un Conseil des ministres ?

Marie-Madeleine Mborantsuo : Parce que la situation d’indisponibilité temporaire du président de la République n’avait pas été prévue par la Constitution et que le Premier ministre [Emmanuel Issoze Ngondet] a saisi la Cour à cet effet. Je rappelle que ce n’est pas la première fois que cela se produit. Il est arrivé que ses prédécesseurs le fassent pour combler d’autres lacunes.

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Mais aviez-vous le droit d’ajouter un alinéa à la Constitution ?

Indéniablement. L’article 60 de la loi organique régissant la Cour prévoit que celle-ci interprète les dispositions constitutionnelles en cas de lacune ou de doute. En d’autres termes, lorsqu’une disposition ou une norme à valeur constitutionnelle suscite des interprétations divergentes, c’est la Cour qui soit complète la lacune, soit, par son éclairage, donne la bonne lecture de la disposition. C’est sur cette base-là que nous avons agi.

Pour l’avoir fait, vous avez été très critiquée…

C’est à cause du contexte dans lequel est intervenue cette décision. Certains estiment que nous avons réécrit la Constitution, mais ce n’est pas vrai.

La plupart des commentateurs n’ont même pas pris la peine de lire en intégralité la requête du Premier ministre ou la décision que nous avons rendue. Ils s’appuient sur des extraits pour construire des raisonnements à la logique fallacieuse.

Cela dit, le débat autour de la Cour ne date pas d’aujourd’hui. Depuis le 30 avril 2018 [date à laquelle l’Assemblée a été dissoute], les grandes décisions que nous prenons font l’objet de débats incessants.

L’opposition estime que le Premier ministre aurait dû vous demander de constater la vacance de la présidence…

Les conditions de la constatation de la vacance sont bien définies : il faut que le gouvernement se réunisse pour délibérer et voter, à la majorité absolue de ses membres, pour ou contre la saisine de la Cour, ou que les bureaux des deux chambres se réunissent pour là aussi se prononcer sur cette saisine. Il y a toute une procédure à respecter.

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Pourquoi ne pas avoir comblé la lacune en insérant la possibilité d’un intérimaire provisoire qui se retirerait au retour du président ?

Ne serait-ce que parce que nous ne savons pas combien de temps la situation durera. Par ailleurs, lorsque l’on constate la vacance et que l’on confie la présidence transitoire au président du Sénat, il y a des conséquences juridiques.

Je peux vous citer la démission du gouvernement ou la démission du vice-président de la République. Il y a aussi des délais pour organiser l’élection présidentielle, et une batterie d’effets juridiques qui font que nous ne pouvions pas nous permettre d’enclencher un tel mécanisme dans le contexte actuel. On ne peut pas demander au président du Sénat de devenir président de la République pendant un ou deux mois…

Si besoinThe President of Gabon Constitutional Court Marie-Madeleine Mborantsuo (C) walks ahead of President elected Ali Bongo Ondimba during the swearing in ceremony in Libreville on September 27, 2016. - Ali Bongo was sworn in for second term as Gabon president, calling for unity after a disputed election win that sparked deadly unrest and revealed deep divisions in the oil-rich country. (Photo by STEVE JORDAN / AFP) © STEVE JORDAN/AFP

Si besoinThe President of Gabon Constitutional Court Marie-Madeleine Mborantsuo (C) walks ahead of President elected Ali Bongo Ondimba during the swearing in ceremony in Libreville on September 27, 2016. - Ali Bongo was sworn in for second term as Gabon president, calling for unity after a disputed election win that sparked deadly unrest and revealed deep divisions in the oil-rich country. (Photo by STEVE JORDAN / AFP) © STEVE JORDAN/AFP

On se retrouve aujourd’hui dans une situation où un vice-président non élu exerce l’une des prérogatives du président, qui, lui, a été élu. N’est-ce pas dérangeant ?

C’est un faux débat. La Cour n’a pas nommé le vice-président à la place du président. Les juges ont simplement autorisé le vice-­président à présider un Conseil des ministres, avec un ordre du jour bien déterminé. Le gouvernement devait traiter de questions urgentes. Ces dossiers ne pouvaient pas attendre une semaine ou plus.

J’ajoute que la décision que nous avons rendue vaut uniquement pour le Conseil qui s’est tenu le 16 novembre. Contrairement à ce qui est dit ici et là, le président n’a pas été dépouillé de ses prérogatives.

Combien de temps cela durera ?

Nous pensons que, compte tenu de l’évolution de son état de santé, le président de la République sera bientôt capable de délivrer lui-même au vice-président les habilitations nécessaires pour assurer la continuité de l’État.

Cette indisponibilité pourrait-elle passer de temporaire à définitive pour cause de maladie ?

Il faudrait qu’un collège de médecins établisse que la maladie est irréversible et que la personne ne pourra plus recouvrer la totalité de ses facultés.

La question devrait d’abord être posée au gouvernement et au Parlement. La Cour ne peut pas se saisir d’office pour constater la vacance. Là encore, il s’agit d’une lacune que nous constatons tous.

Vous examinez actuellement le contentieux électoral à l’issue duquel vous devriez proclamer les résultats des législatives des 6 et 27 octobre. Quand les résultats seront-ils connus ?

Si tout se passe bien, nous devrions avoir fini entre le 14 et le 15 décembre. Cette proclamation entraînera la mise en place du nouveau bureau de l’Assemblée nationale.

Et à qui Emmanuel Issoze Ngondet devra-t-il remettre sa démission ?

Au chef de l’État lui-même. Sur le lieu de sa convalescence. Nous l’espérons, car les nouvelles sur son état de santé sont chaque jour plus rassurantes.

En septembre 2016, la Cour constitutionnelle avait validé la réélection d’Ali Bongo Ondimba. © STEVE JORDAN/AFP

En septembre 2016, la Cour constitutionnelle avait validé la réélection d’Ali Bongo Ondimba. © STEVE JORDAN/AFP

Comme en 2016, quand vous aviez eu à trancher sur le contentieux électoral, on parle beaucoup de vous dans cette affaire, et les débats sont très centrés autour de votre personne…

Et pourtant je ne décide pas seule dans mon bureau ! Je suis toujours assistée des autres juges constitutionnels, et aucune décision n’est prise sans qu’il y ait une instruction par au moins deux magistrats.

La Cour est une juridiction collégiale composée de neuf membres. Le président de la Cour n’est que la personne qui représente la Cour à l’extérieur. Le jour de la publication de la décision qui fait tant parler, nous étions huit, car un membre était souffrant.

En avril dernier, vous avez déjà refusé de renouveler le mandat des députés et provoqué la démission du gouvernement. Votre interventionnisme agace…

Il est surtout dommage que la Cour soit toujours obligée d’intervenir ! Que s’est-il passé à cette époque ? Les législatives devaient être organisées en décembre 2016.

Le Premier ministre nous avait saisis pour obtenir un report en faisant valoir que les dotations budgétaires prévues pour organiser la présidentielle d’août 2016 et les législatives de décembre suivant avaient été entièrement utilisées pour financer le premier de ces deux scrutins.

Les législatives ont donc été reportées à la mi-2017. Après les accords dits d’Angondjé, en mai 2017, le Premier ministre nous a de nouveau saisis, au motif cette fois que les actes pris par les acteurs politiques devaient être traduits en normes et en lois.

Nous avons de nouveau accepté un report et arrêté la date butoir au 30 avril 2018. En mars dernier, nous nous sommes donc tournés vers le gouvernement pour lui rappeler que dans moins de quarante-cinq jours le délai allait expirer. Nous ne comprenions pas pourquoi, par exemple, le Centre gabonais des élections (CGE) n’avait pas été mis en place.

Le 30 avril, nous ne pouvions plus reporter les législatives, d’autant que nous n’avions pas été saisis par le gouvernement. Cela veut bien dire qu’il n’y avait plus motif à report !

C’est ce qui nous a amenés à constater la vacance de l’Assemblée nationale. On nous a accusés de violer la Constitution, on a dit que nous avions dissous l’Assemblée alors que cela est une prérogative du président… Les gens ont fait des amalgames, oubliant que, si les députés étaient restés en fonction jusqu’au 30 avril 2018, c’était uniquement sur décision de la Cour !

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On vous reproche souvent de défendre les intérêts de la famille présidentielle. Que répondez-vous ?

Personnellement, je ne gère les intérêts de personne, et la Cour que je préside ne défend que les intérêts de la République. Et puis il faudrait définir ce qu’est la famille présidentielle, si nombreuse, dans ce pays peu peuplé où tout est enchevêtré. Où s’arrête-t-elle ?

Doit-on inclure les enfants, les neveux, les cousins et que sais-je encore ? Parce que, à tous les niveaux, opposition et majorité y ont parentés et alliances. Et qu’imagine-t-on que je pourrais faire pour protéger les intérêts de la famille Bongo ? Inverser les résultats alors que mes collègues et moi intervenons en dehors des opérations de vote, quand les résultats provisoires sont déjà connus ? Cela n’a pas de sens.

Marie Madeleine Mborantsuo, à Libreville le 15 septembre 2016. © DR

Marie Madeleine Mborantsuo, à Libreville le 15 septembre 2016. © DR

J’ai participé à la rédaction de la Constitution de ce pays. Je n’usurpe la place de personne

Vous êtes également accusée de régler des comptes, notamment au moment de la validation des candidatures ou lors de l’examen de contentieux électoraux…

Je ne cesse de répéter que je ne fais pas gagner d’élections à qui que ce soit car je n’en organise pas, mais personne ne veut m’écouter. Mais je vous le redis : dans mon travail, je ne connais ni famille biologique, ni majorité, ni opposition. Je ne connais que les Gabonais, dont nous devons réguler les institutions.

Les politiques estiment que devant votre Cour le pouvoir l’emporte toujours. Est-ce que c’est faux ?

Oui, c’est faux. Un exemple : en 1996, Omar Bongo Ondimba nous avait saisis pour que nous modifiions l’ordre d’organisation des élections. Dans le même temps, l’opposition nous avait saisis pour que nous maintenions l’ordre tel que prévu par la Constitution. Le président a été débouté.

À chaque campagne, nous veillons à empêcher le président-­candidat d’utiliser les moyens de l’État pour sa campagne – ni avions, ni hélicoptères, ni résidences. Nous avons par ailleurs annulé toutes les ordonnances présidentielles prises en Conseil des ministres portant création de plusieurs juridictions spéciales…

En 2018, nous avons constaté la vacance de l’Assemblée, alors que cette législature comportait 98 % de députés du parti au pouvoir. Nous avons décidé que les élections devaient être organisées alors qu’on sortait d’une présidentielle serrée, avec le risque que le PDG [Parti démocratique gabonais] perde. Nous n’avons pas hésité.

Pourquoi vous en veulent-ils alors ?

Le problème, c’est que, pour ces gens-là, je ne suis qu’une femme. Et ils ne supportent pas qu’à travers moi la Cour dise le droit. C’est du machisme ordinaire, on n’accepte pas qu’une femme s’affirme.

Ils devraient se demander pourquoi, eux, ont souvent failli à leurs devoirs. Pourquoi ont-ils pensé à eux plutôt qu’à l’intérêt général ?

J’ai participé à la création et à la mise en place de la Cour des comptes et de la Cour constitutionnelle de ce pays. J’ai fait ça pour mon pays. Ceux qui m’insultent à longueur de journée peuvent-ils en dire autant ? Pourquoi se sont-ils souvent enfuis au lieu de prendre leurs responsabilités ? Moi, je prends les miennes.

Mes détracteurs sont même allés vérifier si j’avais obtenu ma maîtrise à l’université Omar-Bongo-Ondimba, ils sont allés à la Sorbonne et à Aix-en-Provence, en France, s’assurer que j’avais bien soutenu une thèse de doctorat. Mais j’ai participé à la rédaction de la Constitution de ce pays, ils le savent. Je n’usurpe la place de personne.

Peut-être certains vous prennent-ils pour une adversaire potentielle. Pourriez-vous être candidate à la présidence du Gabon ?

Je suis juge et je resterai à ma place. J’ai suffisamment apporté à mon pays. J’ai un bilan et je ne le ternirai pas pour aller à la conquête de la présidence. Qu’ils ne voient pas en moi un adversaire. Je ne fais que mon travail. Je ne les empêche pas d’atteindre leur objectif, mais je suis déterminée à préserver la stabilité de ce pays. Avec mes collègues, chaque fois que nous serons saisis, nous rendrons nos décisions en droit et non en opportunité.

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