Tunisie – Bochra Belhaj Hmida : « Le projet de loi sur l’héritage est un pas de géant »

La présidente de la Commission tunisienne des libertés individuelles et de l’égalité évoque pour JA son combat sociétal et législatif, notamment en matière de droits des femmes.

Bochra Belhaj Hmida, députée tunisienne à Paris © BRUNO LEVY POUR JA

Bochra Belhaj Hmida, députée tunisienne à Paris © BRUNO LEVY POUR JA

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Publié le 13 décembre 2018 Lecture : 9 minutes.

Le 23 novembre, le projet de loi sur l’égalité dans l’héritage, qu’elle défend bec et ongles depuis plus d’un an, a été validé en Conseil des ministres. Une victoire pour Bochra Belhaj Hmida, devenue le visage de la lutte pour les droits des femmes en Tunisie. De passage à Paris pour assister à un forum sur le rôle politique des femmes africaines, la députée livre à JA sa vision d’une Tunisie moderne, capable, malgré les tabous et les tensions, de mener pacifiquement un débat sociétal de fond.

Jeune Afrique : Comment vivez-vous votre nouveau statut d’icône de la femme ­tunisienne ?

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Bochra Belhaj Hmida : Je ne pense pas être une icône. Je ne représente que les Tunisiennes qui, comme moi, estiment que l’égalité est un droit et que le combat doit se poursuivre. Ce sont ces femmes dont je porte la voix, notamment à l’étranger, pour témoigner de notre fierté d’appartenir à un pays où nous avançons sur ces questions. Je vois souvent les femmes du monde arabe jeter un regard admiratif sur l’expérience tunisienne. Elles en attendent un impact sur la législation de leur propre pays.

Si l’on revient à notre histoire, la Constitution de 1861 ­garantissait déjà l’égalité entre Tunisiens quel que soit leur sexe

La Tunisie est-elle une exception ou un précurseur dans le monde arabe ?

Je n’aime pas ces termes. C’est une ­identité tunisienne ! Si l’on revient à notre histoire, la Constitution de 1861 ­garantissait déjà l’égalité entre Tunisiens quel que soit leur sexe. Avant même la Déclaration ­universelle des droits de l’homme, ­adoptée en 1948 à Paris ! Du temps de la Nahdha [un mouvement de renaissance culturelle arabe du XIXe siècle], il existait des penseurs réformistes dans tout le monde arabe. Ils représentaient une élite et n’ont pas eu l’impact escompté. En Tunisie, cette même élite a influencé la politique, les droits et notamment le statut des femmes. C’est une chance. Peut-être parce qu’un Bourguiba ne s’est pas contenté d’expliquer ou d’écrire. Il s’est engagé.

Comment expliquer que des pays pourtant proches, tels que le Maroc et l’Algérie, ne suivent pas la même trajectoire ?

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Au Maroc, les choses se passent mieux. Une société civile forte a émergé. En 2004, les femmes ont obtenu une révision de la Moudawana [code du statut personnel] leur permettant, entre autres, de ­demander le divorce. Le débat sur l’égalité dans l’héritage est certes vif, mais les Marocaines sont tout aussi mobilisées que les Tunisiennes. En Algérie, la situation est différente car, après la décennie noire, la société civile s’est beaucoup démobilisée. Mais elle reprend progressivement la lutte.

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L’adoption de la loi ne tient en réalité qu’à une seule chose : la présence de tous les députés qui y sont favorables le jour du vote

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Ne craignez-vous pas que les députés d’Ennahdha, vent debout contre l’égalité successorale, n’amendent le texte qui sera soumis à l’Assemblée (ARP) ?

Nous avons les moyens de nous passer du vote d’Ennahdha. Cela aurait été bien sûr plus facile avec leur soutien, mais l’adoption de la loi ne tient en réalité qu’à une seule chose : la présence de tous les députés qui y sont favorables le jour du vote. Avec les voix des élus de Nidaa Tounes, de la Coalition nationale, de Machrou Tounes, du Front populaire, du Courant démocratique et celles des ­indépendants, le compte y sera. Ce que je crains, c’est l’absence volontaire – ou ­involontaire – de certains.

Le retour du référent religieux dans le discours d’Ennahdha, première force politique à l’ARP, vous inquiète-t-il ?

Ennahdha nous accuse souvent, nous les progressistes, de raviver ce vieux clivage idéologique, mais là ils le font eux-mêmes. S’agissant de la loi sur l’égalité dans l’héritage, nous nous appuyons sur la Constitution, quand Ennahdha et Noureddine Bhiri, le chef de son bloc parlementaire, évoquent, eux, les textes religieux. Or nous avons tranché cette question du référent religieux lors de la rédaction de la Constitution. Toute discussion en dehors du cadre constitutionnel est une tentative de nous renvoyer à un débat déjà clos.

>> A LIRE – « L’égalité est un droit, pas une faveur » : en Tunisie, la première marche pour l’égalité des femmes dans l’héritage

Nous ne sommes pas censés attendre que les mentalités changent d’elles-mêmes pour faire évoluer le droit

Avec le recul, ne regrettez-vous pas que cette loi ait été la seule proposition du rapport de la Colibe qui ait été retenue ?

Oui, mais c’est un pas de géant ! Avec ce projet de loi, nous avons brisé un tabou. Je suis fascinée par l’émergence de ce débat autour de l’héritage dans la société tunisienne. Qu’ils y soient favorables ou non, les Tunisiens en discutent en famille, ce qui est tout à fait nouveau. Des femmes m’ont contactée pour me dire que cette annonce les a incitées à réclamer leur part.

Mais de nombreuses Tunisiennes n’osent même pas aborder le sujet et revendiquer la même part que les hommes. Cette question d’héritage, c’est le pivot, « le nœud de tout le patriarcat », comme le dit la féministe marocaine Asma Lamrabet. C’est un problème à la fois d’ordre économique et affectif, et dont l’enjeu est l’indépendance et la sécurité des femmes. C’est un bouleversement positif des rapports familiaux. Nous ne sommes pas censés attendre que les mentalités changent d’elles-mêmes pour faire évoluer le droit.

Des Tunisiennes manifestent dans les rues de Tunis le 14 janvier 2018 © Hassene Dridi/AP/SIPA

Des Tunisiennes manifestent dans les rues de Tunis le 14 janvier 2018 © Hassene Dridi/AP/SIPA

 Le légataire est libre de ne pas accepter cette égalité, et l’héritière peut elle aussi la refuser par conviction religieuse et céder sa part

Auriez-vous préféré que le texte ne laisse pas le choix au légataire entre égalité successorale et injonction religieuse ?

La majorité des Tunisiennes héritent la moitié de la part des hommes. Quelques-unes, par la volonté du légataire, perçoivent une part égale. Nous proposons d’inverser la tendance pour que la loi profite à la majorité. Les légataires qui rejettent l’égalité successorale devront prendre l’initiative de rédiger un acte notarié pour ce faire.

Chaque être humain est libre de disposer librement de ses biens. C’est un principe constitutionnel, reconnu à l’international, sauf dans les pays communistes. Les droits ne s’imposent pas, ils s’exercent et se pratiquent. Le légataire est donc libre de ne pas accepter cette égalité, et l’héritière peut elle aussi la refuser par conviction religieuse et céder sa part. Elle est libre de le faire, mais elle n’a pas le droit d’imposer son choix aux autres femmes. C’est le plus important.

Le code des libertés individuelles que vous proposez vise-t-il à reprendre les points du rapport de la Colibe qui ont été abandonnés ?

Pas entièrement. Le rapport s’articule en deux volets. Un volet égalité, où les lois demeurées discriminatoires ont été reprises avec des propositions de réformes ou d’amendements. Par exemple, l’égalité dans l’autorité parentale. Tout cela n’a pas été retenu dans le projet de loi, qui ne prend en compte que l’égalité dans l’héritage. Le deuxième volet porte sur les libertés individuelles et comporte l’abolition de la peine de mort, la dépénalisation de l’homosexualité, la liberté de conscience. C’est ce volet que nous déposons, en tant que députés, sous forme de code.

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Y a-t-il une chance qu’il soit adopté au cours de cette législature ?

J’en suis convaincue, car il pose beaucoup moins de problèmes à Ennahdha que l’égalité successorale. Si les islamistes n’acceptent pas l’abolition de la peine de mort, ils iront sûrement jusqu’à restreindre à tout le moins son application. De même sur la dépénalisation de l’homosexualité : il est possible qu’ils aillent jusqu’à réduire la peine à une amende. Pour ce qui se rapporte aux droits des justiciables, il y a celui d’un procès équitable, qui devrait obtenir le soutien du parti islamiste. Mais le délai pose en effet problème, le calendrier de la commission n’ayant pas encore été établi.

Espérez-vous une installation rapide de la Cour constitutionnelle pour soutenir ces réformes ?

Cela dépendra de sa composition. Jusqu’ici, la seule personne qui ait obtenu le quorum nécessaire à l’Assemblée n’est pas sur la même ligne que la Colibe. Si nous parvenons à promouvoir des personnes qui ont milité pour une Constitution respectueuse des libertés, cela jouera en notre faveur.

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Les conflits entre figures de la majorité nuisent-ils à l’avancée du ­processus ?

Pas sur le plan législatif. Mais, depuis la révolution, l’instabilité a rendu impossible le lancement de grandes réformes économiques et sociales. J’étais en Pologne récemment, un pays en transition démocratique depuis une trentaine d’années et qui aujourd’hui compte uniquement 5 % de chômeurs. Une évolution impressionnante !

Quand nous avons demandé quelles étaient les raisons de ce succès, on nous a répondu que la situation a commencé à s’améliorer quand le gouvernement a pu travailler en s’inscrivant dans la durée, en l’occurrence huit ans. Il est impossible de changer le quotidien des Tunisiens avec l’instabilité que nous connaissons.

Quelle analyse faites-vous de ce regain de tension dans la vie politique ?

C’est le difficile exercice de la liberté et de la démocratie. Mais, à un moment, il va falloir s’arrêter et se dire que nous n’avons pas le droit de continuer ainsi, car par ce comportement nous sommes petit à petit en train de menacer cette démocratie. De telles tensions accroissent le désintérêt et même la détestation du citoyen pour le politique. Pis, cela induit un élan ­nostalgique du despotisme.

Les personnes qui réclament sans arrêt un remaniement ne proposent aucune ­solution, aucune réforme, aucune ­alternative

N’êtes-vous pas tentée de choisir un camp ?

Je défends la légitimité du président comme celle du Parlement. Changer de gouvernement un an avant les élections ­n’apportera d’ailleurs rien aux Tunisiens. Les personnes qui réclament sans arrêt un remaniement ne proposent aucune ­solution, aucune réforme, aucune ­alternative. J’ai choisi la voie de la ­démocratie quel qu’en soit le prix.

Qu’aujourd’hui Ennahdha participe au pouvoir est normal, c’est un droit légitime qui résulte de ses résultats électoraux. Même si je rêve qu’elle n’obtienne aucune voix. J’ai des divergences avec les islamistes sur l’éducation, la culture, les femmes, mais il n’est pas question de ­les écarter de la vie politique autrement que par les urnes. Nous, démocrates et ­progressistes, devons mieux travailler et montrer que nous sommes le meilleur choix pour la Tunisie.

J’aimerais faire en sorte que les jeunes jugent positif l’accès à des droits qui ne peuvent que leur être bénéfiques.

Vous êtes devenue une cible pour une partie des islamistes et des conservateurs…

Cela m’inquiète beaucoup quand les insultes émanent de jeunes. Car je ­ressens aussi de l’empathie vis-à-vis de cette jeunesse. Comment peut-elle être aussi violente ? Si j’avais le temps, je ­travaillerais avec chacun de ces jeunes pour comprendre son mal-être. J’aimerais pouvoir les convaincre, faire en sorte qu’ils jugent positif l’accès à des droits qui ne peuvent que leur être bénéfiques.

Est-ce une préoccupation pour vous, au quotidien, de rester en vie ?

Pas pour moi, mais pour la sécurité, oui [rires]. Je ne me rends pas compte que ma vie est en danger, je n’y pense pas du tout. Mais la présence d’une garde rapprochée me pèse. J’ai déjà connu ça en 2013 et j’avais demandé que cela cesse. Aujourd’hui, on me ­propose de renforcer ma protection, estimant que je suis encore plus menacée. Je ne pose pas de questions, je préfère ne pas savoir pourquoi.

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