Cacao : pour Lionel Soulard (Cargill), « broyer sur place implique des surcoûts »
Le directeur général du géant du cacao Cargill West Africa a choisi Jeune Afrique pour évoquer l’avenir de la filière, dont l’image est ternie par différents scandales.
Focus café-cacao : une production encore concentrée sur l’export
Malgré l’ambition des pays producteurs, la transformation locale des récoltes de café et de cacao reste marginale. Quelques chaînes, comme Java House au Kenya, arrivent cependant à tirer leur épingle du jeu.
«Cargill a décidé de communiquer, d’ouvrir un peu les portes », confie Lionel Soulard, qui peut compter sur une toute fraîche directrice de la communication débauchée au début de novembre de United Bank of Africa. Personnage clé du secteur cacaoyer depuis vingt ans, l’ancien directeur général de Cargill Côte d’Ivoire, chargé depuis 2013 de l’Afrique de l’Ouest, cultive habituellement la discrétion.
Seulement voilà, la filière multiplie les mauvaises publicités : faillite du négociant SAF Cacao, scandale au Conseil café-cacao, travail des enfants, déforestation, pauvreté endémique des planteurs… Elle a besoin de restaurer son image. Boulevard de Vridi, dans le port d’Abidjan, le DG nous reçoit au siège de Cargill, une multinationale qui brasse en moyenne plus de 100 milliards d’euros par an.
Jeune Afrique : Vous êtes le troisième plus gros négociant de fèves du monde avec notamment près de 15 % du cacao ivoirien et ghanéen acheté chaque année. Comment parvient-on à une telle position de marché ?
Lionel Soulard : Je pourrais l’attribuer à notre taille, à notre facilité à accéder à des financements ou à la chance… Mais je crois vraiment que cela tient au choix que nous avons fait, dès 2004, de nous tenir au plus près des coopératives agricoles. Cette proximité nous a permis d’être au contact des paysans et d’avoir une influence sur la qualité des fèves, sur le niveau de professionnalisme des fermiers et, finalement, sur leur niveau de vie.
Aujourd’hui, 130 coopératives travaillent avec nous, chez lesquelles nous effectuons presque 100 % de nos achats. Plus aucune d’entre elles ne nous fait défaut, et certaines commencent même à avoir accès à des crédits bancaires.
En 2012, la Côte d’Ivoire a choisi de passer d’un système libéralisé à un système stabilisé, avec des prix fixes et la mise en place de droits d’exportation. Cette réforme a-t-elle profondément modifié le business ?
Oui et non. De toute façon, nous nous adaptons quel que soit le système. Un système stabilisé est beaucoup plus confortable et plus facile à gérer au jour le jour. Et il me semble meilleur pour les fermiers, car il assure leurs revenus et retire de la volatilité. D’un autre côté, il fait apparaître le risque de contrepartie.
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C’est ce risque qui a causé la récente chute du négociant ivoirien SAF Cacao. Avez-vous été surpris par cette faillite et aura-t-elle selon vous des conséquences sur le marché ?
Je ne pense pas qu’elle aura un impact particulier. Globalement, le système de stabilisation est un très bon système dès lors que les acteurs sont fiables. Quand le gouvernement octroie des droits d’exportation à un opérateur, ce dernier doit être capable de se couvrir immédiatement, de faire le hedge, comme on dit. Seuls les acteurs crédibles sur le marché en ont la possibilité. Ceux qui n’ont pas accès à ces facilités sont plus ou moins contraints de spéculer. Et quand il y a spéculation, il y a des gains mais aussi des risques inhérents.
Pourquoi ne vous êtes-vous pas positionné pour le rachat des actifs de SAF Cacao ?
Cargill cherche toujours des investissements potentiels et évalue un certain nombre d’occasions d’affaires. Conformément à notre politique d’entreprise, nous préférons ne pas faire de commentaires sur ce point.
Si une machine casse dans une usine aux Pays-Bas, elle peut être réparée le lendemain. En Côte d’Ivoire, il faut en commander une nouvelle
La Côte d’Ivoire, comme d’autres pays producteurs, pousse les acteurs du secteur à investir pour broyer sur place, mais ceux-ci n’y ont pas forcément intérêt. Comment gérez-vous cette divergence ?
Comme d’autres, nous avons signé une convention en avril 2017 avec l’État ivoirien pour augmenter nos capacités de broyage grâce à une extension de notre usine de Yopougon, qui devrait être livrée en 2021 ou en 2022. Il est logique que les pays producteurs aient cette volonté. C’est comme ça qu’on crée des emplois et de la valeur ajoutée sur place.
Concrètement, un groupe comme le nôtre a deux options : broyer à destination ou broyer à l’origine. Cargill possède de nombreuses usines en Europe, aux États-Unis, au Brésil, et nous décidons de nos investissements en fonction de ces capacités. Le marché est en croissance constante. Si on investit dans une extension, c’est qu’on pense qu’elle répondra concrètement à une demande dans deux ou trois ans. Mais nous devons aussi penser à diversifier nos risques. Nous ne pouvons pas investir systématiquement au même endroit.
Enfin, le broyage sur place en Afrique implique des surcoûts. Par exemple, si une machine casse dans une usine aux Pays-Bas, elle peut être réparée le lendemain. En Côte d’Ivoire, il faut en commander une nouvelle, et elle peut mettre six jours à arriver. C’est pourquoi la politique des gouvernements peut influencer nos choix. S’ils mettent en place des systèmes d’incitation, on a tendance à y répondre.
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La certification constitue la grande tendance du business depuis un moment déjà. Où en êtes-vous ?
En 2010, nous sommes partis de zéro. L’année dernière, nous avons acheté pour près de 330 000 tonnes de cacao certifié, dont 220 000 en Côte d’Ivoire. Notre objectif est d’atteindre 70 % de cacao durable dans notre supply chain.
Combien d’investissements cela représente-t-il ?
La traçabilité représente un effort d’investissement très important. Nous avons par exemple travaillé afin que les paysans puissent être payés par le biais de mobile money. Au Ghana, aujourd’hui, 100 % de nos achats de fèves se font par téléphone. Ce qui signifie que 100 % des paysans sont équipés de téléphones mobiles.
Nous serons bientôt confrontés à des rendements très bas et à un manque de terres. Nous devons donc participer en formant les agriculteurs, en renouvelant les vergers
Comment se répartit ce surcoût ? C’est le consommateur final qui paie ?
Chacun paie le prix de la valeur qu’il y attache. Le consommateur est prêt à payer plus cher pour un chocolat dont on peut prouver qu’il lutte contre la déforestation. Il y a donc création d’une valeur ajoutée. L’année dernière, le cacao certifié a rapporté un certain nombre de primes. Nous en avons distribué pour 16 milliards de F CFA [24,4 millions d’euros] rien qu’en Côte d’Ivoire : une partie aux planteurs, l’autre vers les coopératives. Notre intérêt est que l’on puisse toujours faire le commerce du cacao dans vingt, trente ou quarante ans. Or nous serons bientôt confrontés à des rendements très bas et à un manque de terres. Nous devons donc participer en formant les agriculteurs, en renouvelant les vergers.
Pourtant, Cargill, au même titre que d’autres grands négociants en Côte d’Ivoire, a encore été pointé du doigt cette année par des ONG comme Oxfam pour ne pas suffisamment lutter contre la pauvreté des planteurs, le travail des enfants ou la déforestation…
Les ONG font leur travail. Elles font pression sur des grands groupes comme le nôtre afin de faire bouger les lignes. Chacun joue son rôle. En pleine conscience, à notre niveau, nous faisons en sorte d’améliorer notre impact sur le terrain, mais il est évident qu’il nous reste encore beaucoup de travail à effectuer.
Une progression constante en Côte d’Ivoire
En 2010, Cargill achetait « environ 200 000 tonnes » de fèves de cacao sur 1 million de tonnes produites en Côte d’Ivoire, selon Lionel Soulard. En 2017, la multinationale en achetait « un peu plus de 300 000 t » sur les 2 millions produites. Une progression qui maintient à peu près sa part de marché. Dans le monde, le constat est relativement le même : en 2017, Cargill a acheté environ 750 000 t de fèves, soit 16 % des 4,6 millions de tonnes produites.
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