Consommation : Abidjan ne rend plus la monnaie

La capitale économique est confrontée à une pénurie de pièces et de petites coupures. Reportage entre casse-tête quotidiens et petites combines…

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Publié le 20 décembre 2018 Lecture : 4 minutes.

Alassane Ouattara, lors des élections locales, le 13 octobre. © SIA KAMBOU/AFP
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Côte d’Ivoire : la dernière ligne droite

Alors que l’exécutif est confronté à des choix décisifs pour mener à bien, à moins de deux ans de la présidentielle, les derniers grands chantiers de la décennie Ouattara, les positions des uns et des autres sont en train de se clarifier au sein des principales familles politiques.

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Après vingt minutes de trajet, le taxi s’arrête dans le quartier embouteillé de Riviera-Bonoumin, à Cocody. Course négociée à 1 500 F CFA (2,28 euros), le passager tend un billet de 2 000. « C’est lundi matin, y a pas monnaie », rétorque le conducteur.

Pour pouvoir rendre la différence, il interpelle ses confrères, arrête les passants. Le client, déjà en retard, s’impatiente. Personne ne veut lâcher l’affaire. Las de râler et de parler dans le vide, le chauffeur extirpe un billet froissé de 500 F CFA qu’il cachait sous le tapis avant de sa voiture, avant de démarrer en trombe pour rattraper le temps perdu.

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À Abidjan, la scène est devenue monnaie courante, et pas seulement pour les taxis. Pour une addition au restaurant, un simple achat chez un petit commerçant, de « grandes courses » dans un supermarché ou un centre commercial… Le manque de pièces et de billets agace et handicape tout le monde. « Prenez donc un chewing-gum pour faire le compte ! », proposent les caissières aux tiroirs-caisses vides.

Le problème a même contraint certains magasins à ne pratiquer que des prix ronds, à l’image de Decathlon. « Cela résout pas mal de problèmes, puisque l’on n’a pas de pièces à rendre », reconnaît Nadège Kouamé, chargée des relations extérieures de l’enseigne de sport. Le groupe Prosuma, leader national de la grande distribution, met, lui, à la disposition des clients une carte de fidélité, sur laquelle sont stockés les francs restants.

Petites combines

« Cette indisponibilité paralyse tous les secteurs de l’économie, même les hôpitaux », souligne Tony Johnson, consultant en marketing qui s’est spécialisé sur cette question après avoir eu lui-même une mauvaise expérience. « Je me suis vu refuser l’achat d’une seringue de 200 F CFA pour un traitement contre le paludisme parce que je n’avais qu’une pièce de 500 », raconte-t-il. Depuis, il travaille à la création de Collect and Change, une entreprise qui recueille de la petite monnaie dans les pays où il y a pénurie, à commencer par la Côte d’Ivoire – où les pièces de 100 à 500 F CFA sont visiblement en rupture de stock – et le Togo – où l’on cherche désespérément les pièces de 250 F CFA.

Les pompistes des stations-services amassent beaucoup de ‘jetons’. On va les voir et on échange leurs pièces du jour contre de gros billets

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D’autres avant lui ont flairé le filon. Un peu partout à Abidjan, sur les marchés, devant les agences bancaires, des « dealers » d’argent font leur business. Ali, la vingtaine, revend la monnaie sur le port avec son grand frère Aziz. « En faisant des pleins, les pompistes des stations-services amassent beaucoup de ‘jetons’. On va les voir et on échange leurs pièces du jour contre de gros billets », explique le jeune homme. Il revend ensuite les pièces et petites coupures, dissimulées dans des boîtes en carton, aux travailleurs du port.

« Je ne suis pas vraiment pour, mais ces gars-là sont devenus essentiels, explique Mustafa, un transitaire. Quand on fait la queue pour payer des taxes, il faut le montant exact sinon on est refoulé et on perd du temps, donc de l’argent. » Sur chaque vente, Ali et Aziz prennent un pourcentage : 100 F CFA pour 5 000, 200 pour 10 000, etc.

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Échanges lucratifs

Le business est encore plus lucratif au Plateau. Dans le quartier des affaires, tout le monde connaît Mike, « l’homme à la casquette » installé à deux pas du siège ivoirien de la BCEAO. « Ici, les gens ont de l’argent, mais en grosses coupures. Je leur propose de transformer 5 billets de 10 000 F CFA en 100 billets de 500 et je récupère 10 %. » Soit 5 000 F CFA par transaction. « Je ne peux pas vous dire combien je gagne chaque mois, mais ça va. Maintenant, je tiens plusieurs maquis », lâche-t-il sans plus entrer dans les détails.

>>> À LIRE – Tiémoko Meyliet Koné, gouverneur de la BCEAO : « Le franc CFA est géré par les Africains »

Dans les nombreuses banques alentour, personne ne veut se risquer à une explication. « C’est à la BCEAO qu’on vous répondra, c’est elle qui créé la monnaie », s’accorde-t-on à dire. Mais dans les locaux de la banque, personne ne semble disposé à répondre directement aux questions à ce sujet. Il faut se référer à l’un de ses communiqués, publié le 9 février 2018, pour connaître la position de l’établissement. « S’agissant spécifiquement de la rareté de la petite monnaie, la direction nationale de la BCEAO pour la Côte d’Ivoire est catégorique […]. Elle met régulièrement des petites coupures de billets et des pièces de monnaie à la disposition de l’économie nationale, à travers notamment les banques, les régies financières de l’État, les pharmacies et les supermarchés », se défend-elle. Sans oublier de condamner la vente d’argent, « une activité illicite » passible de un à trois ans de prison et d’une amende pouvant aller jusqu’à 3 millions de F CFA.

« Garder sa petite monnaie fait désormais partie des habitudes du citoyen ivoirien, conclut Tony Johnson. Il épargne et met de côté par prudence, mais aussi parce qu’aucune disposition n’est prise pour faire face aux dealers. Ici, la petite monnaie est devenue un luxe. » Un comble.

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