« La Maison Golden », de Salman Rushdie : le bon, la brute et le roman
Tout au long d’un récit aussi inclassable qu’implacable, Salman Rushdie s’empare des travers de notre époque pour les faire résonner avec les questionnements universels.
Trente ans après la parution des Versets sataniques, qui lui ont valu une condamnation à mort de l’ayatollah Khomeyni, Salman Rushdie publie La Maison Golden. Ni tout à fait réaliste ni tout à fait « réaliste magique », ce roman de l’écrivain de 71 ans aborde entre autres questions celles des migrations et de l’identité. Ces thèmes, très actuels, font écho à la vie de l’auteur naturalisé Américain depuis deux ans et anciennement indien puis britannique, lequel réfute l’idée selon laquelle René Unterlinden, personnage du roman, serait son double littéraire.
De même que le cinéaste-réalisateur nie tout lien avec les acteurs du mockumentary (documentaire parodique) qu’il prépare. D’abord témoin, il devient un observateur de plus en plus actif de l’histoire, au point d’en devenir l’un des principaux personnages. Tout au long de ce récit inclassable, y compris dans sa forme, où à la narration classique se mêlent des parties scénarisées, Rushdie installe le flou à tous les niveaux.
Le bien et le mal
La mise en abyme de l’écrivain qui raconte le narrateur qui raconte une famille contribue à l’atmosphère de mystère. Cela vaut autant pour René, qui prévient dès le début qu’il s’agit d’un pseudonyme, que pour le sujet de son observation, la famille Golden, venue s’installer dans les Jardins, quartier le plus huppé de New York. Fraîchement immigrés d’un pays dont ils refusent de dire le nom – l’Inde –, les Golden pensent fuir leur passé trouble aux États-Unis.
Chacun se choisit une nouvelle identité tirée de l’Antiquité, où se lit son destin tragique : Néron, père milliardaire et mégalomane, emprunte son nom au dernier empereur romain de sa lignée ; Petronius, le fils aîné, créateur génial de jeux vidéo, est l’homonyme de l’auteur du Satyricon ; Lucius Apuleius, artiste tantôt mystique, tantôt politique, est celui de l’auteur des Métamorphoses ; Dionysos, au genre indéfini, s’inspire du dieu du vin et des excès…
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L’itinéraire de la famille Golden est aussi celui des temps où ils vivent : le roman commence le jour de l’investiture de Barack Obama, il se termine lors de l’élection d’un Joker aux cheveux verts, adversaire d’une certaine Batwoman, en qui chacun reconnaîtra Donald Trump et Hillary Clinton. La grandeur et la décadence des Golden se calquent sur celle des États-Unis, et la question centrale que ce roman pose est celle du mal. D’abord incarnée par Néron, dont la fortune construite illégalement au sein de la mafia indienne semble le rapprocher d’une idée du mal absolu, elle se révèle beaucoup plus complexe et diffuse.
Rushdie s’empare des sujets sensibles de notre époque et les fait résonner avec les grands questionnements universels
Quelle est la part du bien dans le mal et du mal dans le bien ? Chacun des personnages navigue plus ou moins loin de la frontière entre les deux, et personne n’échappe aux remises en question, pas même le narrateur, acteur majeur de la tragédie. Là encore, le mal insidieux qui conduit au basculement de l’espoir à la folie parle de l’Amérique, et notre rôle en tant que témoins de cette dérive est questionné : sommes-nous tous des René, impuissants face à une histoire dont nous sommes les acteurs ?
Peinture sociale, satire politique, portrait familial et intime, La Maison Golden est un livre fascinant et vertigineux. Comme à son habitude, Rushdie s’empare des sujets sensibles de notre époque et les fait résonner avec les grands questionnements universels, qu’il illustre en érudit par des références philosophiques et artistiques. Leur abondance nuit parfois à la fluidité du récit mais n’enlève rien au regard nécessaire – on dira même salutaire – d’un écrivain qui, selon la formule d’Albert Londres, porte « la plume dans la plaie » de notre époque.
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