[Tribune] Le régime indigeste de la Tunisie

Le régime tunisien ne favorise ni le pluralisme authentique, ni l’autorité de l’État, ni la stabilité des institutions, selon le professeur Hatem M’Rad, pour qui les majorités restent introuvables.

L’Assemblée des représentants du peuple (ARP) en Tunisie. © Hassene Dridi/AP/SIPA

L’Assemblée des représentants du peuple (ARP) en Tunisie. © Hassene Dridi/AP/SIPA

mrad
  • Hatem M’Rad

    Professeur de sciences politiques à l’université de Carthage, président-fondateur de l’Association tunisienne d’études politiques

Publié le 19 décembre 2018 Lecture : 3 minutes.

Concevoir une Constitution, c’est un peu comme construire une maison. Il faut prendre soin de choisir des matériaux durables et laisser de côté ceux qui se décomposent aux moindres intempéries. L’art de la construction institutionnelle n’est pas fondé seulement sur des principes de raison et des règles formelles, il l’est aussi sur des expériences comparées et éprouvées.

Malheureusement, les constituants – et les majorités dont ils dépendent – s’embarrassent peu de ces bonnes pratiques et préfèrent, loin d’une approche désintéressée, concevoir des institutions sur mesure pour leurs partis et dirigeants. Raison pour laquelle le régime tunisien, encore balbutiant, est déjà usé par ses péchés originels.

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Est-il possible de construire un pays sur des bases viciées, des incohérences manifestes, des principes erronés ? Que l’on opte pour un régime parlementaire, présidentiel, mixte ou semi-présidentiel, l’essentiel est d’en respecter l’esprit et la lettre.

Le rôle d’Ennahdha

En Tunisie, le régime s’est, lui, transfiguré en partitocratie. La structure pensée par les ­islamistes, majoritaires en 2011 à l’Assemblée constituante, visait davantage à paralyser ­l’ensemble du système qu’à asseoir la vie ­politique sur des bases saines. Ainsi, Ennahdha, parti discipliné, non concerné par la fragilité et l’instabilité des autres partis, pouvait garder la maîtrise des événements. Le contrecoup, d’une certaine façon, d’années de pratique clandestine du militantisme, associé à une culture ­politique théocratique, un manque d’expérience du ­pouvoir et un goût limité du réformisme.

Les islamistes ont confondu dépersonnalisation du pouvoir et paralysie du système. Après le régime autoritaire présidentialiste de Bourguiba et de Ben Ali, ils ont souhaité imposer un régime parlementaire pour disperser l’autorité, avec un exécutif bicéphale. Un régime où personne ne gouverne parce que tout le monde gouverne, ou plutôt parce que Ennahdha veut seule gouverner. Le régime : voilà la source de l’instabilité et des conflits au sommet de l’État dans cette interminable transition.

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Les forces laïques doivent aussi assumer leur part de responsabilité. L’opposition, pour contrecarrer le modèle parlementaire islamiste et motivée par la perspective de victoire de Béji Caïd Essebsi et de Nidaa Tounes aux élections de 2014, avait négocié quelques concessions pour renforcer les compétences du président de la République. Le régime a alors été la conséquence non d’un compromis politique profond, mais d’un marchandage qui a conduit au sacrifice des principes de base des deux modèles, parlementaire et présidentiel, au profit de l’entente entre forces opposées.

Quatre ans plus tard, la majorité élue, devenue minoritaire au Parlement, ne cesse pourtant pas de gouverner

Excès

Disons-le sans ambages : le régime qui en résulte est complètement indigeste. Quatre ans plus tard, la majorité élue, devenue minoritaire au Parlement, ne cesse pourtant pas de gouverner. La formation islamiste, défaite en 2014, fait la pluie et le beau temps. Tandis que le chef du gouvernement, Youssef Chahed, s’est affranchi en cours de route de son parti, Nidaa Tounes, et se prépare à en créer un autre pour continuer à gouverner d’ici aux prochains scrutins de 2019.

Le système ne favorise ni le pluralisme ­authentique, ni l’autorité de l’État, ni la stabilité des institutions

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Au sommet, le président de la République – paradoxalement – se retrouve dans l’opposition. Pis, les institutions autorisent tous les excès des partis, des pouvoirs, des groupes parlementaires, des institutions, de la classe politique, des syndicats, des autorités de régulation, des chefs politiques… Tous incapables de trancher les conflits par voie légale, préférant des arrangements factices, éphémères, improvisés, parfois violents.

Le premier ministre tunisien, Youssef Chahed, face à l'Assemblée. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Le premier ministre tunisien, Youssef Chahed, face à l'Assemblée. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Comment surmonter ces conflits autrement que par la dissolution ? Dans un régime ­parlementaire ordinaire, ce droit revient au chef du gouvernement, noyau central du système. C’est lui qui, d’après la Constitution, « définit la politique générale de l’État », représente la majorité parlementaire, est responsable devant le Parlement. Dans un régime présidentiel, la dissolution est une prérogative du chef de l’État. En Tunisie, toute tentative serait vouée à l’échec du fait de la complexité des procédures de dissolution.

C’est dire que le problème politique de la transition n’a pas encore été réglé. Le système ne favorise ni le pluralisme ­authentique, ni l’autorité de l’État, ni la stabilité des institutions. Les majorités, elles, sont introuvables.

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