E-Commerce : Jumia en quête d’équilibre

La plateforme panafricaine Jumia devrait battre de nouveaux records cette année. Mais elle n’est toujours pas rentable et reste à la recherche du modèle qui a permis aux géants Alibaba et Amazon de prospérer.

Entrepôt du groupe dans la zone industriellede Nairobi, au Kenya. © Nichole Sobecki/VII/REDUX-REA

Entrepôt du groupe dans la zone industriellede Nairobi, au Kenya. © Nichole Sobecki/VII/REDUX-REA

Julien_Clemencot

Publié le 3 janvier 2019 Lecture : 8 minutes.

Pour Jumia, avant même les fêtes de fin d’année et ses millions de commandes, décembre sonne déjà comme l’heure des comptes. Pendant un mois, la première plateforme d’e-commerce du continent a enchaîné les campagnes de promotion sur ses 14 marchés africains, avec des réductions allant jusqu’à 75 %.

Inaugurée par le site en 2013 au Nigeria, cette opération inspirée des traditions commerciales américaines est devenue l’un des moteurs de la croissance des ventes en ligne en Afrique. Sa durée s’est tellement étendue qu’on ne parle parfois plus de Black Friday, mais de « Black November ».

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Des pionniers dans le mur

En 2017, avec trois fois plus de transactions qu’à l’accoutumée, la plateforme a enregistré en un mois environ 2 millions de ventes (sur 8,3 millions pour l’année entière), avec, au seul Nigeria, 86 000 smartphones écoulés. Des commandes faites huit fois sur dix depuis un téléphone.

Le site, qui a vu ses ventes augmenter de près de 70 % en 2017, avec un panier moyen de 61 euros, s’attend encore à établir de nouveaux records cette année (les chiffres seront communiqués en mars). Son objectif ? Confirmer son statut de leader dans un secteur encore naissant et terriblement exigeant pour les pionniers du genre.

On ne peut pas livrer des frigos depuis la France par bateau, avoir un stock en Afrique du Sud et l’envoyer au Kenya

Konga, son concurrent historique au Nigeria, a licencié 60 % de ses équipes et frôlé la disparition en début d’année avant d’être acheté par le fabricant local de matériel informatique Zinox Technologies. Le distributeur français CFAO a suspendu son site Africashop pour repenser sa stratégie, tandis que le groupe sud-africain Naspers, après avoir vendu ses parts dans Konga, s’est également retiré pour la seconde fois du marché kényan.

En 2016 déjà, Cdiscount, filiale du groupe de grande distribution français Casino, avait baissé le rideau au Cameroun et au Sénégal.

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Jumia, qui avait promis en 2016 à ses actionnaires – en se gardant de l’officialiser – d’équilibrer ses comptes en 2018, devrait enregistrer, cette année encore, plus de 100 millions d’euros de pertes, soit à peu près autant que l’an dernier (120 millions). Jeremy Hodara, codirecteur général du groupe, se veut néanmoins rassurant : « Nous avons atteint un plafond. » Alors, à quel horizon la plateforme deviendra-t-elle rentable ? Il refuse toujours de communiquer une date.

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Une base à Dubaï

« L’opportunité existe. La démographie, la hausse du pouvoir d’achat, la pénétration d’internet… Tous ces indicateurs en sont la preuve. Mais cela ne veut pas dire que c’est facile, sinon beaucoup auraient réussi. On ne peut pas livrer des frigos depuis la France par bateau, avoir un stock en Afrique du Sud et l’envoyer au Kenya. L’Afrique est un continent, et on ne peut pas faire d’e-commerce à distance », plaide le jeune entrepreneur, rencontré à la fin du mois de septembre.

Pour cet ancien consultant de McKinsey, le décollage de l’e-commerce sur le continent n’est qu’une question de temps. « Ce secteur représente 20 % des achats en Chine et 12 % aux États-Unis, alors que ces deux pays possèdent les structures de distribution physique les plus évoluées au monde », argumente-t-il.

Le quartier général de Jumia à Nairobi (Kenya). © Nichole Sobecki/VII/REDUX-REA

Le quartier général de Jumia à Nairobi (Kenya). © Nichole Sobecki/VII/REDUX-REA

Lancé en 2012 au Nigeria par Jeremy Hodara et son compère Sacha Poignonnec, qui se sont rencontrés à Paris au sein du cabinet de conseil américain, Jumia a installé son siège à Dubaï il y a trois ans. « C’est un choix qui les éloigne de leurs marchés », estime un bon connaisseur de l’entreprise.

Ses fondateurs jugent au contraire que cette localisation est celle qui répond le mieux à leurs besoins. « C’est l’endroit d’où l’on rayonne le plus facilement sur le continent et à partir duquel on peut négocier aisément avec les multinationales qui y ont installé leur siège Afrique », explique Sacha Poignonnec. Une vingtaine de commerciaux y entretiennent d’ailleurs en permanence des discussions avec leurs fournisseurs.

Écosystème

Au départ, Jumia achetait des produits pour ensuite les revendre. Puis la plateforme a privilégié le modèle de la marketplace, qui sert d’intermédiaire entre des vendeurs – environ 40 000 – et 3,5 millions de clients. Et les produits les plus vendus sont ceux des multinationales.

« Nous construisons un écosystème, nous ne cherchons pas à tout contrôler. Nous l’avons fait au début, car rien n’existait, mais ce n’est pas notre vocation », insiste Jeremy Hodara. Il y a quelques années, Jumia s’était fait connaître et reconnaître par le biais de ses motos sillonnant les capitales africaines. Aujourd’hui, 80 % de ses livraisons sont réalisées par des sociétés indépendantes.

Environ 80 % des livraisons de la plateforme sont réalisées par des sociétés indépendantes, souvent créées par d’anciens salariés. Ici, à Nairobi, en mai 2018. © Nichole Sobecki/VII/REDUX-REA

Environ 80 % des livraisons de la plateforme sont réalisées par des sociétés indépendantes, souvent créées par d’anciens salariés. Ici, à Nairobi, en mai 2018. © Nichole Sobecki/VII/REDUX-REA

« Ce sont souvent d’anciens salariés auxquels nous avons prêté de l’argent pour qu’ils achètent leurs motos. Certains en possèdent plus d’une vingtaine et proposent leurs services en se connectant sur notre plateforme », détaille le co-DG.

Même chose côté marketing : les vendeurs sont de plus en plus autonomes quant à la gestion des prix et des opérations de promotion. Les entrepôts sont les seuls maillons de la chaîne logistique que Jumia gère exclusivement en direct.

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Reste que la première licorne africaine, valorisée à hauteur de 1,2 milliard de dollars lors de sa levée de fonds en 2016, doit encore batailler pour imposer l’e-commerce dans les habitudes de consommation des Africains.

Dès que Jumia baisse son budget publicitaire, ses ventes fléchissent

En attendant, elle investit des millions en publicité. « En fonction des pays, les canaux divergent, mais nous utilisons les radios, la télévision, Google et Facebook », confirme Jeremy Hodara. Des investissements coûteux, qui trahissent une véritable dépendance vis-à-vis de ce canal. « Dès que Jumia baisse son budget publicitaire, ses ventes fléchissent », constate un financier qui a participé à la dernière augmentation de capital.

C’est en s’inspirant du chinois Alibaba (9,8 milliards de dollars de bénéfices en 2017-2018), créé en 1999 par Jack Ma, première fortune de Chine, que la plateforme espère se rendre incontournable. Pour y parvenir, elle multiplie les nouveaux services, de la livraison de repas à la réservation d’hôtel.

>>> À LIRE – E-commerce : Jumia désormais maître de ses transactions

Certains, comme Jumia Pay, lancé l’an dernier au Nigeria et en Égypte, ses deux plus gros marchés, ont pour vocation de faciliter l’acte d’achat. « Nous nous sommes rendu compte que chaque opérateur de télécoms, chaque banque, chaque start-up a créé son propre moyen de paiement et nous avons voulu offrir l’expérience la plus simple à nos clients en agrégeant ces modes de règlement.

Ainsi, les achats peuvent se faire en un clic. Cet outil nous permet en plus d’introduire d’autres services dématérialisés comme la vente de crédit téléphonique, le règlement de factures et même la possibilité de faire des dons aux églises », explique Jeremy Hodara. En septembre, 40 % des paiements effectués au Nigeria l’étaient par l’intermédiaire de Jumia Pay.

Parvenir au sur-mesure

Ses innovations, le groupe les concocte à Porto. Deux cent cinquante développeurs informatiques y phosphorent chaque jour pour enrichir les offres de la plateforme. « C’est le meilleur endroit à tout point de vue, qu’il s’agisse du prix de l’immobilier, des salaires, mais aussi du fuseau horaire, identique ou proche de ceux de nos marchés », explique Jeremy Hodara.

Surtout, depuis le Portugal, Jumia a accès au réservoir de talents européens. Un atout essentiel pour le groupe, qui recrute une cinquantaine de profils chaque année sur le Vieux Continent. Grâce à une équipe de spécialistes de l’analyse de données, la plateforme s’efforce d’améliorer sans cesse la personnalisation de ses offres. Objectif : parvenir à faire du sur-­mesure, comme Alibaba et Amazon.

Jumia est le leader incontesté de l’e-commerce en Afrique, et, dans le cadre de notre stratégie d’opérateurs multiservices, c’est un actif important

Le groupe a beau aller vers plus de sophistication, collectionner des dizaines de partenariats et voir chaque semestre ses ventes augmenter (315 millions d’euros au premier semestre 2018), la question de sa capacité de financement se pose. « Nous sommes agiles et nous observons nos performances en permanence. Si nos ventes sont soudainement moins bonnes, nous licencions », réagit Jeremy Hodara, qui assure que le groupe n’a pas encore dépensé les 767,7 millions de dollars déjà levés.

Il n’en demeure pas moins que les dirigeants de la plateforme sont déjà en quête d’argent frais. Le 19 décembre, Jumia a d’ailleurs annoncé l’entrée dans son capital de Pernod Ricard pour un montant tenu confidentiel. Pour le numéro deux mondial des spiritueux, il s’agit de profiter des quelque 25 000 restaurants et hôtels avec lesquels la plateforme travaille afin de développer ses ventes hors domicile.

Interrogé, l’opérateur de télécoms français Orange, qui détient 6 % du capital, n’est, lui, pas encore prêt à injecter de nouveaux fonds. Mais indique ne pas souhaiter voir sa part diluée. « Jumia est le leader incontesté de l’e-commerce en Afrique, et, dans le cadre de notre stratégie d’opérateurs multiservices, c’est un actif important », assure Alioune Ndiaye, directeur général Afrique et Moyen-Orient d’Orange.

Fatoumata Ba, fondatrice de Jumia Côte d’Ivoire et Francis Disay, actuel directeur général de la filiale, à Abidjan, en 2014. © Luc Gnago/REUTERS

Fatoumata Ba, fondatrice de Jumia Côte d’Ivoire et Francis Disay, actuel directeur général de la filiale, à Abidjan, en 2014. © Luc Gnago/REUTERS

Parallèlement aux efforts de Sacha Poignonnec et de Jeremy Hodora pour convaincre de nouveaux partenaires stratégiques de les rejoindre, la possibilité d’une introduction en Bourse a été évoquée ces derniers mois. Premier actionnaire de Jumia (40 % du capital), le sud-africain MTN serait, selon Bloomberg, sur le chemin du désinvestissement.

Bien que démenti par l’opérateur de télécoms, le projet apparaît plausible. Le groupe allemand Rocket Internet, qui a participé au lancement de la plateforme au Nigeria et qui conserve 28 % du capital, serait également vendeur. Quant à Millicom, autre actionnaire, le groupe de télécoms luxembourgeois a vendu quasi toutes ses filiales en Afrique pour se recentrer sur l’Amérique latine.

Le projet n’est d’ailleurs pas véritablement démenti par Jeremy Hodara. « Notre but est de permettre à Jumia d’être encore là pour cent ans, donc toutes les solutions sont étudiées », avouait le cofondateur du groupe à la fin de septembre.

Plus de ventes, mais plus de pertes

En 2017, Jumia a vu ses revenus augmenter de 11,2 %, passant de 84,3 millions à 93,8 millions d’euros, tandis que le montant des commandes grimpait, lui, de 41,8 % pour s’établir à 507 millions d’euros. Des performances en hausse qui n’empêchent pas la rentabilité financière de l’entreprise de se dégrader.

Le taux de sa marge brute a baissé sensiblement, passant de 35,8 % à 28,8 % (27 millions d’euros), tandis que sa marge Ebitda (proche de l’excédent brute d’exploitation) affichait – 120 millions d’euros, contre – 91,3 millions un an auparavant. Alors que l’argent mobilisable par l’entreprise a fondu entre 2016 et 2017, passant de 366 millions à 245 millions d’euros, une question se pose : la plateforme peut-elle stopper la dégradation de ses résultats financiers tout en poursuivant son développement ?

Fractures numériques

Concernant l’e-commerce, comme souvent, les statistiques africaines peuvent s’apprécier sous deux angles. Certes, les 21 millions d’internautes africains qui ont acheté en ligne en 2017 ne représentaient que 2 % du total des consommateurs sur la Toile mondiale. Mais ce chiffre croît plus vite (+ 18 %) que la moyenne globale (12 %).

Le continent présente en fait une situation très contrastée, reflétant ses fractures numériques. La moitié des adeptes de l’e-commerce sont concentrés en Afrique du Sud, au Nigeria et au Kenya, honorablement situés dans l’index 2018 de l’e-commerce établi par la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement – respectivement 75e, 77e et 89e sur 151.

Mais 18 pays africains figurent aussi parmi les 20 derniers de ce classement, dont l’Angola, le Mozambique, l’Éthiopie et la RD Congo. Le premier frein au développement des ventes en ligne reste le faible accès à internet de la population africaine (26 % seulement).

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