[Édito] Mohammed VI : l’année de ses 20 ans
« Un anniversaire qu’on fête ressemble à un inventaire qu’on ouvre. » Le 30 juillet prochain – l’un des événements marocains majeurs de l’année 2019 –, le roi Mohammed VI célébrera ses vingt ans sur le trône, et nul doute qu’un bataillon d’exégètes du sultanat et d’hagiographes de la monarchie, mais aussi de cassandres de mauvais augure, s’emploiera à donner un contenu à la citation qui précède.
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François Soudan
Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.
Publié le 23 décembre 2018 Lecture : 6 minutes.
Langue de velours ou langue de fiel, à coups d’encensoir ou de truelle, chacun ira de son bilan, pour le meilleur et pour le pire. À 55 ans et après deux décennies au pouvoir, Mohammed VI continue de susciter à l’extérieur du Maroc – et tout particulièrement en France et en Espagne, les deux anciennes puissances coloniales – des jugements toujours aussi tranchés au sein de la communauté éditoriale et médiatique, avec une étonnante capacité, chez cette dernière, à persévérer dans l’erreur.
Du Dernier roi (sous-titré Crépuscule d’une monarchie) à Quand le Maroc sera islamiste (extrait choc : « Le Maroc, c’est la Russie de 1916 »), du Roi prédateur, dont les auteurs sont tombés dans leur propre piège, à M6 derrière les masques, en passant par la réapparition récente de la thèse de l’abandon de poste, tous les scénarios ont été annoncés sur un mode catastrophiste.
Résilience
Coup d’État militaire, tsunami « barbu », révolution, démission : rien de cela ne s’est pourtant produit, au point que l’on est tenté de se demander si, dans le fond, ce n’est pas avec le modèle marocain de gouvernance – avec l’attachement de ce peuple de citoyens-sujets à l’institution monarchique et avec le concept du chef de l’État commandeur des croyants – que les commentateurs européens ont un problème.
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La résilience d’un souverain toujours aussi populaire et fédérateur, garant des équilibres et de la marocanité du Sahara, arbitre des jeux d’influences, irréductible aux clichés et incarnation d’une monarchie exécutive en passe de réussir la transition d’une démocratie formelle vers une démocratie réelle, a manifestement quelque chose d’horripilant et d’incompréhensible pour un républicain régicide.
Il faut pourtant bien s’y faire : Louis XVI et Robespierre n’étaient pas marocains, pas plus que ne le sont les « gilets jaunes », et si personne, même aux moments de contestation sociale les plus exacerbés de ces vingt dernières années, n’a réclamé la fin du régime, c’est bien parce que le peuple, après avoir craint Hassan II, affectionne son fils.
Épreuves
En deux décennies, les épreuves pourtant n’ont pas manqué. Attentats terroristes, Mouvement du 20-Février, Hirak du Rif : à chaque fois, en rupture avec le style de son père, Mohammed VI a su réagir à temps. Arrière-faix des printemps arabes, spasme collectif et hybride aux multiples revendications portées par un leadership urbain et élitaire, le 20-Février a ainsi débouché sur une profonde réforme de la Constitution destinée à « rendre le roi à la nation », selon l’heureuse formule de Khalil Hachimi Idrissi et de Mustapha Sehimi *.
Expression souvent violente du malaise social et existentiel d’une région délaissée, le Hirak d’Al Hoceima a, lui, été géré avec prudence et professionnalisme par les forces de l’ordre, aux antipodes du climat des « années de plomb », avec, là aussi, une réactivité royale quasi immédiate en matière de relance des projets économiques et de création d’emplois.
Le commandeur des croyants s’est plié à la règle démocratique d’élections transparentes, quitte à cohabiter avec une idéologie qui n’est pas a priori la sienne
Seule la contamination salafiste, cet objet de phobie, a reçu un traitement avant tout sécuritaire après les attentats de Casablanca en mai 2003, de la part d’une police dont l’efficacité et le professionnalisme ont progressé de façon spectaculaire depuis quinze ans.
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Avant tout, mais pas uniquement, car le démantèlement continu des réseaux terroristes est allé de pair avec l’acceptation de résultats électoraux portant à la tête du gouvernement une formation – le Parti de la justice et du développement (PJD) – dont les lointaines racines plongent au cœur du radicalisme islamiste.
Monarque d’un pays où l’islam malékite, cet « islam du juste milieu », porte une longue tradition de modération, le commandeur des croyants s’est plié à la règle démocratique d’élections transparentes, quitte à cohabiter avec une idéologie qui n’est pas a priori la sienne. Inimaginable avant 1999.
Cécité
Il faut donc une bonne dose de cécité (ou de mauvaise foi) pour prétendre, comme certains observateurs le font encore, que le Maroc n’a pas changé et que la transition entre les deux règnes est toujours inachevée. Certes, l’état de grâce des premières années de Mohammed VI a cédé la place à une sorte de passion raisonnée, mais le Maroc d’aujourd’hui est incomparablement plus lisible, libre et ouvert qu’il ne l’a jamais été.
Avec beaucoup de doigté, le roi a su le conduire sur les chemins de la modernité à la fois économique, via la promotion d’une classe moyenne perçue comme un facteur de cohésion de l’ordre social ; sociétale, avec la réforme du Code de la famille ; culturelle, avec l’ouverture de la scène artistique urbaine, la reconnaissance de la darija et l’introduction du tamazight dans l’enseignement ; géopolitique, enfin, avec l’affichage d’une priorité africaine à la fois sincère et réciproquement gagnante. Reste que le chemin à parcourir sur la voie d’un Maroc plus juste et attractif, en particulier pour sa jeunesse, est encore long.
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Alors même que rien ne l’y obligeait, Mohammed VI a pris sa part du fiasco collectif des politiques éducatives au Maghreb et dans le monde arabe, cette matrice de tous les maux, lors d’un discours en forme de thérapie de choc prononcé le 20 août 2018. C’était d’autant plus courageux qu’il ne détient pas de baguette magique en ce domaine et que « la réforme véritable et irréversible » qu’il appelle de ses vœux prendra du temps.
Ce dossier de l’éducation, qui le passionne, le roi le suit au quotidien, tout comme ceux des grands chantiers d’infrastructures, de politique étrangère, de sécurité ou d’affaires religieuses. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que d’entendre cet homme, dont les détracteurs prétendent qu’il « n’aime pas le job », maîtriser sur le bout des doigts des thématiques aussi complexes que le Fonds bleu pour le bassin du Congo ou les variables des indices de développement humain et décrire avec une science de topographe les douars perdus de son vaste royaume.
Mystère
Encore faut-il, pour le savoir, échanger avec lui – ce que bien peu de journalistes ont eu le privilège de faire –, alors même qu’il semble avoir érigé l’absence de communication médiatique, dans un monde surmédiatisé en technique de gouvernement. Quitte à laisser la presse gloser sur ses colères, divaguer sur ses vacances et délirer sur sa vie privée, Mohammed VI préfère multiplier les selfies avec les Marocains des quatre coins de la diaspora et faire de chacun de ses discours un exercice de pédagogie.
Une demi-douzaine d’interviews – dont une accordée aux journaux malgaches en souvenir de son grand-père qui connut l’exil sur la Grande Île – et aucune conférence de presse en vingt ans, c’est certes bien peu.
Mais il n’y a manifestement que les médias étrangers, qui n’aiment rien tant que l’éphémère et le volatil, pour s’en plaindre. Les Marocains, qu’on ne saurait aspirer à gouverner sans gouverner leur cœur, savent gré à leur roi d’avoir d’abord appris à régner sur lui-même avant de régner sur eux. Il existe, dans cette relation unique entre le trône et le peuple, une part irréfragable de mystère qui relève de l’indicible. Autant être modeste et reconnaître qu’elle nous échappera toujours.
* Le Maroc face au printemps arabe, de Khalil Hachimi Idrissi, Éditions La Croisée des chemins, Casablanca, 2018.
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