Tunisie : quel héritage pour les femmes d’Ennahdha ?

Le Parlement débattra prochainement d’un projet de loi instaurant l’égalité entre les sexes en matière de succession. Pour les cadres dirigeantes et les élues d’Ennahdha, ce sera l’heure de vérité.

Des Tunisiennes manifestent dans les rues de Tunis le 14 janvier 2018 © Hassene Dridi/AP/SIPA

Des Tunisiennes manifestent dans les rues de Tunis le 14 janvier 2018 © Hassene Dridi/AP/SIPA

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Publié le 15 janvier 2019 Lecture : 8 minutes.

Des Tunisiennes voilées du drapeau national prient devant la mosquée Zitouna, à Tunis, le 8 août 2013. © Hassene Dridi / AP / SIPA
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Tunisie : être femme et islamiste

Le Parlement débattra prochainement d’un projet de loi instaurant l’égalité entre les sexes en matière de succession. Pour les cadres dirigeantes et les élues d’Ennahdha, ce sera l’heure de vérité.

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Mais où sont-elles ? Ascenseur, escaliers, bureaux… À chaque étage du siège d’Ennahdha, à Tunis, toutes les portes s’ouvrent sur des hommes. Au service des adhésions, trois militantes apparaissent enfin. Parmi elles, Khouloud Nsib, 27 ans, qui a présidé le conseil des jeunes de la choura en 2015. « J’étais la première femme à ce poste », glisse-t-elle avec un brin de coquetterie en réajustant son foulard.

À ses côtés, Maha, 24 ans, se félicite, elle, de ne pas porter le voile et salue la séparation, opérée en 2016, entre activités politiques et prédication. Un changement aux applications encore difficilement mesurables. Le débat en cours autour de la loi sur l’héritage aura donc valeur de test : quel équilibre entre loi religieuse et droit civil le parti défendra-t-il ?

Prétendre que la femme hérite fréquemment de plus ou d’autant que l’homme, c’est du charlatanisme !

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« En islam, il est illicite de ne pas donner aux femmes leur dû, assure Khouloud Nsid. Ce qui m’importe, c’est qu’elles y accèdent, que ce soit un quart, la moitié ou la totalité de l’héritage. » S’ensuivent de confuses tentatives d’explication sur la répartition de la succession selon les trente-quatre cas de figure envisagés par le fiqh (jurisprudence islamique), dont s’inspire le droit tunisien. Se sentent-elles lésées par ces savants calculs ?

Un « non » ferme balaie le doute. Il y a peu de cas où les femmes récupèrent moins que les hommes, assure-t-on régulièrement au sein du parti. « Prétendre que la femme hérite fréquemment de plus ou d’autant que l’homme, c’est du charlatanisme ! s’insurge au contraire l’avocat Mounir Baatour, auteur d’un mémoire sur la question. Dans les faits, cela n’arrive jamais qu’une sœur touche plus que son frère. » Dans la plupart des cas, elles reçoivent un tiers de l’héritage.

L’égalité comme règle… sauf dérogation

Promulgué par Bourguiba en 1956, le Code du statut personnel (CSP), qui régit la place des femmes dans la famille et leurs droits, conservait une lecture religieuse des règles successorales. Des familles favorables à ce que leurs filles héritent à parts égales s’arrangeaient en leur versant des donations. Soixante-deux ans plus tard, le projet de loi présidentiel transmis aux législateurs prévoit enfin d’instaurer l’égalité comme règle générale… sauf dérogation.

Le cas échéant, le testateur pourra en effet choisir la règle religieuse et devra transmettre sa demande dans un court délai aux services de l’état civil. « Un cadeau aux islamistes, veut croire Me Baatour. Mais ça s’appliquera surtout aux personnes grabataires sous l’emprise de leurs descendants mâles qui les obligeraient à signer ce genre de déclaration. »

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Garant de la Constitution de 2014, qui consacre l’égalité femme-homme, le président Béji Caïd Essebsi propose un nouveau défi historique à la classe politique. Pour être adoptée, la nouvelle loi organique devra recueillir 109 voix sur 217. D’après les sondages, l’opinion la rejette, et des imams la considèrent non conforme aux préceptes de l’islam. L’été dernier, le conseil de la choura d’Ennahdha (haute instance consultative) s’y est opposé. Le leader du parti, Rached Ghannouchi, s’est dit, lui, pour la liberté de choix.

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Derrière les principes affichés, la cohérence du parti est mise à rude épreuve. Ses cadres dirigeantes auront-elles le choix ? Quoi qu’il en soit, les conséquences électorales seraient limitées pour Ennahdha en cas de rejet d’une nouvelle législation. Selon l’instance chargée d’organiser les élections, seulement 2,8 millions d’électrices, sur 4,2 millions de femmes en âge de voter, sont inscrites. Aux dernières municipales, en mai, elles n’étaient que 900 000 à avoir voté.

Droit civique, droit des femmes

« Si les femmes du parti veulent s’auto­exclure de l’égalité, réagit une analyste sensible aux droits des femmes, ce serait une cassure irréparable. Je ne peux pas accepter qu’une mère puisse envisager de donner moins à sa propre fille. » Par-delà les considérations électorales, religieuses et idéologiques, Anne Wolf, chercheuse à l’université de Cambridge, décèle d’autres freins au sein du mouvement islamiste :

« De nombreuses femmes d’Ennahdha associent les politiques étatiques en termes de genre aux pratiques autoritaires de l’ancien régime. Elles n’oublieront jamais qu’alors que Bourguiba et Ben Ali poussaient des lois encourageant les droits des femmes, elles étaient privées de leurs droits comme citoyennes et êtres humains ! Pendant des décennies, sous la dictature, leur religion et leur foi ont été leur source personnelle de liberté. » Elles se montrent aujourd’hui plus partagées sur la question. Certaines refusent toute réforme quand d’autres, gênées aux entournures, entretiennent l’ambiguïté, bien que leurs parcours personnels aient fait bouger les lignes du parti sur les droits des femmes.

« C’est Bourguiba qui a retenu la jurisprudence islamique dans sa version la plus ­fermée ! » s’amuse Sayida Ounissi, ministre nahdhaouie de l’Emploi et de la Formation professionnelle. Si elle se félicite que le débat soit ouvert, elle en regrette la « violence » et craint qu’il ne soit « prétexte à rejouer le scénario de la bataille entre progressistes et obscurantistes pour renvoyer Ennahdha dans le pré carré de l’obscurantisme ». Persuadée que rien n’interdit l’égalité dans la religion, Ounissi aurait préféré qu’un long débat public précède le vote, au motif que la société tunisienne n’est pas prête.

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Débat interne au sein d’Ennahdha

Comme la députée Mehrezia Labidi, elle n’est pourtant pas contre le principe de l’ijtihad (interprétation des textes sacrés) et en appelle à la « patience ». « La question de l’héritage n’est déjà pas respectée alors qu’elle est d’ordre sacré. Si on la transforme en une loi positive, est-ce que ça va résoudre le problème ? » s’interroge aussi Labidi. Et d’assurer que les règles actuelles sont « harmonieuses » et « adaptées aux structures relationnelles de la famille », c’est-à-dire réparties selon les responsabilités qui incombent à chacun. Faux, selon l’avocat Mounir Baatour : « Le fils hérite plus que la fille au prétexte qu’il est obligé de subvenir aux besoins de sa famille, là où la fille n’y serait pas tenue. Cela n’est plus vrai du tout. La femme travaille, rembourse des crédits, paie les études des enfants. »

« Les dirigeantes d’Ennahdha ne sont pas toutes sur la même ligne, confie Bochra Belhaj Hmida, présidente de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe), qui s’est entretenue avec nombre d’entre elles. Mais, à quelques mois de nouveaux scrutins, celles qui veulent se représenter prendront-elles le risque de se marginaliser ? » Eye liner, voile rose, perchée sur des talons, sourire radieux, Imen Ben Mohamed – surnommée « la jeune mariée » dans les couloirs de l’Assemblée – reconnaît l’existence d’un débat au sein du parti.

La députée de la circonscription d’Italie, qui se définit comme féministe, approuverait des consultations publiques sur la question, appelant par exemple à repenser les systèmes de dot ou de pensions après divorce : « C’est tout un système économique et social qu’il faut revoir. La situation des femmes a encore besoin de nombreuses réformes. »

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Reconnaissant que changer les choses « de bas en haut » prendra beaucoup de temps, elle préconise la liberté de choix pour la succession. Ses futurs enfants ? « Peut-être qu’on les laissera choisir, je n’y ai jamais pensé », élude-t-elle. Un temps plus jeune membre de la choura, Emna Dridi, 30 ans, croit aussi aux vertus de la patience. Elle dit craindre qu’une égalité imposée ne génère « des problèmes » au sein des familles : « On est un peuple musulman, il ne faut pas priver cette société de son identité. » Aujourd’hui cadre au bureau de la femme et de la famille du parti, elle se dit pourtant « libérale » et défend, par exemple, le congé paternité. Refusant les questions « idéologiques », elle oriente la conversation sur les « vrais problèmes » : pauvreté, migration, etc.

Beaucoup assurent que la défense des femmes doit se jouer sur d’autres terrains : égalité salariale, sécurité sociale, rôle politique… La question de l’héritage ne concernerait qu’une « élite », car elle ne se poserait que lorsqu’il existe des biens à partager, fait remarquer la députée Farida Labidi. « C’est au contraire le socle de toutes les inégalités », insiste Bochra Belhaj Hmida. Les femmes se trouveraient encore plus lésées dans les zones rurales, où elles n’ont pas toujours voix au chapitre.

« Je suis pour l’égalité mais le statut personnel relève de la sphère privée », reprend Labidi, qui siège au bureau exécutif d’Ennahdha. « La question de l’héritage est une question de justice, pas d’égalité. Pourquoi refuser les situations dans lesquelles la femme reçoit plus de parts que l’homme ? » argumente-t-elle. Elle votera contre le projet de loi, du moins dans sa forme actuelle.

Renversement de perspectives

Certains responsables craignent qu’Ennahdha n’amende la loi en renversant la perspective : faire de l’égalité successorale l’exception plutôt que la règle, maintenir la législation actuelle et introduire l’égalité comme option dérogatoire. Une idée que ne récuse pas Lotfi Zitoun, conseiller de Rached Ghannouchi et membre du bureau politique. À titre personnel, il opterait pour une division égale de ses biens entre ses filles et ses garçons, qu’il « aime à parts égales et qui vivent dans une société où il n’y a financièrement pas de différence entre eux ».

Ajouter le choix pour le légataire serait déjà, selon lui, « un grand pas en comparaison d’autres pays musulmans, tout en respectant la stabilité et la cohésion de la société ». Une perspective qui irrite Bochra Belhaj Hmida : « C’est déjà ce qui se passe sans qu’on ait besoin de l’écrire ! » Mais elle se montre confiante : selon elle, la composition actuelle de l’Assemblée permet d’adopter le texte sans les voix d’Ennahdha.

Parité relative

Au bureau des jeunes d’Ennahdha, les sièges se répartissent selon une parfaite égalité entre hommes et femmes. Ces dernières surpassent même les hommes au sein du bureau des étudiants (62 %). Mais la parité est moins visible du côté des instances « aînées » : les dirigeantes ne sont que 6 au bureau politique, sur 27 membres. Au gouvernement, un tiers des ministres nahdhaouis sont des femmes, et un quart, des secrétaires d’État. À l’Assemblée, elles sont 27 élues sur 68.

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