Algérie : Khaled Nezzar, un général qui raconte le pouvoir

Khaled Nezzar publie le tome II de ses Mémoires, où il revient avec force détails sur les épisodes marquants de la vie politique de 1978 à 1998. JA en a sélectionné quelques-uns en les contextualisant.

L’ex-ministre de la Défense. © samir sid

L’ex-ministre de la Défense. © samir sid

FARID-ALILAT_2024

Publié le 23 janvier 2019 Lecture : 10 minutes.

Silence, omerta et confidentialité font partie de l’ADN de la grande muette. En Algérie, la parole des généraux est d’autant plus rare qu’une loi adoptée en 2016 étend le devoir de réserve aux militaires mis en disponibilité ou rendus à la vie civile, sous peine de poursuites judiciaires.

Aujourd’hui, le vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, qui entend faire appliquer cette loi à la lettre, multiplie les mises en garde et les menaces contre les anciens officiers qui s’expriment dans les médias. Dans ce contexte, la parole du général-major Khaled Nezzar revêt une importance particulière. L’ex-ministre de la Défense, figure tutélaire de l’institution, s’est opposé avec virulence à la loi de 2016 et veut exercer pleinement son droit à la parole.

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Le tome II de ses Mémoires, paru en novembre 2018 chez Chihab éditions, revient longuement sur l’histoire récente de l’Algérie et propose une plongée passionnante dans les dédales du pouvoir. D’emblée, l’auteur se défend d’être le porte-voix d’une institution, d’un groupe ou d’une coterie. De la mort de Boumédiène en 1978 à la démission de Liamine Zeroual en 1998, Khaled Nezzar dissèque deux décennies qui ont profondément changé l’Algérie. Extraits commentés.

• 1978 – Bouteflika et la rancune tenace de Merbah

Le président Houari Boumédiène, au pouvoir depuis le coup d’État de 1965, décède. Le défunt n’a ni préparé ni désigné de successeur, mais deux candidats se détachent : Abdelaziz Bouteflika et Mohamed Salah Yahiaoui. Le premier, ministre des Affaires étrangères et compagnon de route de Boumédiène, se considère comme l’héritier incontestable, le dauphin putatif, le successeur naturel. Face à lui, le coordonnateur du FLN juge avoir la légitimité politique et populaire pour occuper le poste vacant. Contre toute attente, l’armée écarte les deux rivaux.

C’est Chadli Bendjedid, chef de la 2e région militaire (RM), qui est désigné président de la République. Un homme aura eu une influence considérable dans ce choix : le colonel Kasdi Merbah, patron de la redoutable sécurité militaire (SM), dont on dit qu’il détient des dossiers compromettants sur tous les dirigeants civils et militaires.

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Rancune tenace

Pourquoi Merbah a-t-il fait évincer Bouteflika ? Le contentieux entre lui et l’ex-chef de la diplomatie est complexe et ancien, écrit Khaled Nezzar. Lorsqu’il dirigeait le ministère des Affaires étrangères, Bouteflika aurait opposé un refus catégorique au boss de la SM, qui souhaitait placer ses hommes dans cette administration ainsi que dans les ambassades. La question est alors portée devant Boumédiène. Le différend est si vif que, lors d’une réunion où ce sujet est soulevé, Bouteflika s’écrie : « Nous devons avoir confiance les uns dans les autres ! » Et il obtient gain de cause. Une rancune tenace s’installe. Merbah pèse de tout son poids pour que Bendjedid, un militaire sans aucune ambition présidentielle, soit nommé en lieu et place du diplomate ambitieux.

À l’époque, Nezzar, numéro deux de la 4e RM, doute de ce choix. Et s’en ouvre à Merbah, dont le seul souci, confiera-t-il des années plus tard, est de « porter à la tête de l’État un officier à même de préserver l’unité et la cohésion de l’armée et de lui éviter de tomber entre les mains d’un homme qui utiliserait contre elle, à la première occasion, le coin du bûcheron ». Bouteflika est-il perçu à l’époque comme une menace pour l’unité des armées ? Kasdi Merbah, mort avec son fils dans un attentat terroriste en 1993, emportera le secret dans sa tombe.

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Lors d’un voyage, Khaled Nezzar se retrouve assis aux côtés de Mme Merbah, qui lui confie : « Mon mari répétait souvent en soupirant : “J’aurais dû écouter Khaled Nezzar”. »

• 1988 – enquête sur la torture

Octobre. Des émeutes d’une rare violence éclatent aux quatre coins du pays, obligeant le président Chadli à faire intervenir les blindés pour restaurer l’ordre public. L’armée tire sur la foule, faisant plus d’une centaine de victimes. Cette révolte contre l’État socialiste et tout ce qu’il symbolise laissera des traumatismes indélébiles dans la mémoire collective. Des actes de torture et des sévices sont largement pratiqués sur des manifestants, syndicalistes et militants politiques.

Qui a ordonné l’usage de la torture ? Khaled Nezzar, chargé du maintien de l’ordre, affirme qu’il ignorait tout de ces pratiques : « Bien après la fin de l’état de siège, j’apprends que des tortures sont pratiquées dans certains endroits. Je suis étonné. »

Un sujet toujours tabou

D’autant que la mission des unités de l’armée déployées sur le terrain ne consiste pas à collecter des renseignements. Nezzar ordonne une enquête. Ses conclusions laissent peu de doute sur les responsables et les commanditaires : les interrogatoires musclés sont menés par des éléments des services de sécurité, écrit-il, actionnés normalement par la présidence.

Chadli Bendjedid est-il au courant ? A-t-il couvert la torture ? Nezzar en doute. Mais le chef de l’État, qui a promis une enquête sur les événements d’octobre 1988 avant de décréter une amnistie générale, ne peut pas ignorer l’implication pleine et entière de son entourage. Trente ans après les faits, ce sujet demeure encore tabou.

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• 1990 – Rapport prémonitoire

Le président Bendjedid (à g.) et le général Khaled Nezzar, en 1989,à Alger. © AFP

Le président Bendjedid (à g.) et le général Khaled Nezzar, en 1989,à Alger. © AFP

Une quinzaine de pages auraient pu changer le destin de l’Algérie si Chadli Bendjedid en avait tenu compte. Adressé à la présidence en décembre, rédigé par trois généraux après les municipales de juin remportées par les islamistes, le rapport est intitulé « Mémoire sur la situation dans le pays et point de vue de l’armée populaire nationale ».

Sur l’intervention de l’armée, les hauts gradés écrivent : « La situation qui prévaut actuellement présente incontestablement des germes de troubles, voire d’insurrection pouvant justifier une fois encore l’intervention de l’Armée nationale populaire pour garantir la stabilité et l’unité du pays et sauvegarder ses institutions. »

 Le pouvoir politique, par excès de scrupules démocratiques, a agréé l’existence de formations politiques se réclamant d’un programme religieux

Sur la légalisation du parti islamiste : « Le pouvoir politique, par excès de scrupules démocratiques, a agréé l’existence de formations politiques se réclamant d’un programme religieux, pariant sur leur fidélité à respecter le jeu de la démocratie et les institutions de l’État. Si l’armée, à l’instar de certaines autorités publiques et institutions, a rigoureusement respecté les exigences démocratiques, il n’en est pas de même pour certaines formations politiques, notamment celles à caractère religieux. »

Sur l’instauration d’un califat : « Si les conséquences sur le pays, telles que présumées après l’instauration d’un régime théocratique totalitaire, sont vraisemblables, et elles le sont pour de nombreux milieux, l’avènement d’un tel régime est manifestement inadmissible car historiquement contraire à l’idée de Novembre, juridiquement anticonstitutionnel et moralement antinational. » Quelques mois plus tard, l’Histoire donnera raison aux rédacteurs du rapport.

• 1991 – le spectre de Ceaușescu

Les dirigeants du Front islamique du salut (FIS) exigent, en mai, le départ de Chadli et la tenue d’une présidentielle anticipée. Une grève insurrectionnelle est lancée. Des milliers de barbus défilent quotidiennement dans les rues de la capitale, ou occupent les places fortes d’Alger. Le pays est au bord du chaos. Au siège de la présidence, l’ambiance est délétère. Les descriptions qu’en fait Khaled Nezzar sont surréalistes. Reclus dans son palais d’El Mouradia, Chadli broie du noir et ne reçoit presque personne. Il craint pour sa vie.

Depuis le début de la grève, il se projette en boucle les images de l’exécution sommaire du dictateur roumain Nicolae Ceaușescu et de son épouse, fusillés en décembre 1989 après un soulèvement populaire. « La façon avec laquelle le couple présidentiel est supplicié le fait transpirer d’angoisse », note Nezzar. Chadli se rappelle-t-il alors les multiples avertissements du colonel Kadhafi ? À maintes reprises, le « guide » libyen l’avait mis en garde pour avoir décidé de donner un agrément politique au FIS en 1989 : « Tu ne les connais pas. Ils sont capables du pire. Rien ne les arrête. Tu seras le premier à être égorgé. »

Le chaos qui règne dans le pays le rend irascible, insiste Nezzar

Déprimé, Chadli passe ses nerfs sur son directeur de cabinet. Ses collaborateurs les plus proches redoutent de lui parler et fuient même sa présence. Quand il ne fait pas les cent pas dans son bureau, le président réclame que lui soient montrées les vidéos des émeutes à Alger – que les services de sécurité filment en direct. « Le chaos qui règne dans le pays le rend irascible », insiste Nezzar.

Le 3 juin, Chadli quitte enfin son palais, direction le ministère de la Défense, où il s’exprime devant le commandement de l’armée. Discours décousu, le chef de l’État saute d’un sujet à un autre, disserte sur la démocratie et ne fait aucune allusion au climat insurrectionnel dans lequel le pays est plongé. Les militaires sont consternés.

Un général, Abdelhamid Djouadi, vieux maquisard notoirement anti-islamiste, prend la parole : « Monsieur le Président, il n’y a rien à attendre de bon des intégristes. Ils ne réussiront qu’une seule chose : conduire le pays à la guerre civile. » Chadli ne dit rien. Il lève la séance avant de demander aux militaires d’étudier la question. Deux jours plus tard, il décrète l’état de siège pour en finir avec cette insurrection qui a failli l’emporter.

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• 1992 – Paris veut des garanties du FIS

Janvier. L’Algérie retient son souffle après la victoire du FIS, le mois précédent, au premier tour des législatives. La perspective d’un raz-de-marée islamiste après le second tour déchire les Algériens. L’armée refuse la poursuite du processus électoral tandis que le président Chadli hésite. C’est dans ce contexte explosif qu’atterrissent à Alger le chef de la DST (ex-Direction de la surveillance du territoire), Jacques Fournet, et le général Philippe Rondot.

Pourquoi sont-ils dépêchés à Alger ? Pour veiller au renforcement de la sécurité des diplomates et des bâtiments français… et fournir à leurs interlocuteurs les noms des personnalités algériennes habilitées à demander asile et protection auprès de la France si les islamistes accèdent au pouvoir. Khaled Nezzar les reçoit. Les deux émissaires demandent aussi à rencontrer Abdelkader Hachani, numéro trois du FIS, pour obtenir des garanties sur la préservation des intérêts français.

Enfin, ils viennent évaluer les effets collatéraux de la victoire annoncée des islamistes. Paris redoute une vague migratoire sur son sol. à tel point que, selon Khaled Nezzar, l’armée algérienne a détecté la présence de sous-marins qui croisent au large des côtes. Des unités de la marine de guerre française sont alors en état d’alerte maximale et des enregistrements effectués par les services algériens indiquent que des ordres sont donnés pour arraisonner toute embarcation venant d’Algérie et qui refuse de rebrousser chemin !

• 1992 – « Boudy » n’en fait qu’à sa tête

L’enterrement de Mohamed Boudiaf, à Alger, le 1er juillet 1992. © FACELLY/SIPA

L’enterrement de Mohamed Boudiaf, à Alger, le 1er juillet 1992. © FACELLY/SIPA

Le président Boudiaf, un des chefs historiques de la révolution, est assassiné en juin à Annaba par un officier de la garde présidentielle. Acte isolé ou complot ourdi par les militaires qui l’avaient ramené au pouvoir ? Les deux thèses s’affrontent encore. Vingt-six ans plus tard, Khaled Nezzar s’interroge sur l’efficacité des services de sécurité, qui n’ont pas su protéger le chef de l’État. à l’arrivée de ce dernier à la présidence, six mois plus tôt, il n’y a plus de coordonnateur qualifié au sein de la sécurité présidentielle. Ceux qui avaient officié avec son prédécesseur ont dû quitter leurs fonctions.

« La nouvelle structure est mise à rude épreuve par la façon de travailler du président et par son excès de confiance », observe Nezzar dans ses Mémoires. Les déplacements du raïs – affectueusement surnommé « Boudy » par les Algériens – sont annoncés à la dernière minute. Personnage au caractère bien trempé, méfiant et ombrageux, ayant quasiment vécu hors du pays depuis son départ d’Algérie en 1964, Mohamed Boudiaf n’est pas homme à se faire imposer quoi que ce soit. Et certainement pas des mesures de prudence pour sa propre sécurité ! « Boudy » rechigne à ce que des collaborateurs maîtrisant tous les rouages de la protection rapprochée lui soient assignés.

Voyage fatidique

Deux épisodes montrent sa légèreté face aux recommandations sécuritaires. En mai 1992, lorsqu’il décide de se rendre au Maroc pour raison privée, le général Mohamed Médiène, dit « Toufik » – alors patron du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), dissous en 2016 –, attire son attention sur le fait que ce déplacement reste celui d’un président de la République et non d’un citoyen lambda. Boudiaf le rabroue sèchement.

Peu de temps avant le voyage fatidique à Annaba, le ministre de la Défense décide de positionner deux hélicoptères du Groupe de liaisons aériennes ministérielles (Glam) pour éviter que le cortège présidentiel n’emprunte un tronçon routier difficile à sécuriser. Le dispositif est écarté. Sans ces dysfonctionnements, erreurs et improvisations, le drame d’Annaba aurait-il pu être évité ? Nezzar n’apporte malheureusement pas de réponse à cette question.

• 1992 – « C’est un coup d’État ! »

À peine la démission de Chadli annoncée, Khaled Nezzar retrouve Hocine Aït Ahmed. Le leader du Front des forces socialistes (FFS) tremble de tous ses membres. Blême, il s’exclame : « C’est un coup d’État ! Que va-t-il se passer maintenant ? » Son interlocuteur, tout aussi sonné, lui répond qu’il n’en sait rien.

Un groupe d’officiers planche sur la question, annonce le patron de l’armée. Sans plus. Aït Ahmed, opposé à l’arrêt du processus électoral, lui répète : « C’est un coup d’État ! Et la démocratie dans tout ça ? Abdelkader Hachani [l’un des membres fondateurs du FIS] est un homme de dialogue. » L’entrevue entre les deux hommes en restera là.

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