Crise anglophone au Cameroun : les entreprises dans la tourmente
Fermetures, délocalisations, arrêt d’activités, dégraissages. Le conflit qui sévit depuis deux ans dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest pèse de plus en plus sur l’économie nationale.
Faute de personnel suffisant, Churchill Mambe Nanje a été contraint de jeter l’éponge à la mi-janvier et s’est résolu à rembourser les 1 200 dollars reçus comme avance de la part d’un client dont il devait assurer le marketing du portail internet. Pour la même raison, le fondateur du moteur de recherche Njorku a également dû renoncer à un marché de 8 000 dollars qu’un client installé en Californie lui avait proposés pour développer une application mobile. Ainsi va le quotidien de cette start-up, installée dans la Silicon Mountain, le temple de l’effervescence numérique du Cameroun, pris dans le tourbillon de la crise des régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.
Depuis deux ans, des séparatistes, au nom d’une spécificité culturelle et linguistique, multiplient les affrontements avec l’armée. Les insurgés entendent fonder la République d’Ambazonie, appellation dérivée du nom de la région d’Ambas située à l’embouchure du fleuve Wouri. Pris entre la peur des représailles sécessionnistes et d’éventuelles pressions émanant des autorités, personne ne souhaite s’exprimer sur le climat de terreur et ses conséquences.
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Zone stratégique
Avec une population estimée à 3,5 millions d’habitants, soit 16 % de la population camerounaise, les deux régions contribuaient encore pour 16,3 % au PIB en 2015. L’essentiel de la richesse provient du Sud-Ouest, qui concentre des agro-industries comme CDC et la Pamol, ainsi que de nombreuses entreprises du secteur touristique. Mieux, ses ressources en hydrocarbures (pétrole et gaz) en font une zone stratégique de premier plan.
Par ailleurs, l’université de Buéa, sa capitale régionale, attire des talents qui trouvent des emplois dans les multiples start-up qui forment cet écosystème qu’est la Silicon Mountain. Moins doté, le Nord-Ouest s’appuie essentiellement sur l’agriculture, notamment la culture du riz, à travers l’Upper Nun Valley Development Authority (UNVDA), une entreprise publique assurant le tiers de la production nationale, mais aussi sur l’élevage et le commerce.
62 % des pylônes télécoms installés dans cette zone ont été vandalisés
Pour marquer leur présence, les bandes armées s’attaquent aux personnes et aux biens. « Soixante-deux pour cent des pylônes télécoms installés dans cette zone ont été vandalisés. Ce qui affecte les communications et a une incidence sur nos revenus. Notre chiffre d’affaires dans ces deux régions a énormément baissé au cours des deux dernières années », indique, sans plus de précisions, un cadre d’un opérateur de téléphonie mobile.
Les pertes enregistrées par le secteur du fait de la destruction des infrastructures de télécommunications se chiffrent à plus de 100 milliards de F CFA (152 millions d’euros). À cela s’ajoutent des coûts supplémentaires liés à la sécurité. « Nous sommes obligés de prendre en charge financièrement les éléments de l’armée affectés à la sécurisation de nos installations », avoue un patron sous le couvert de l’anonymat.
Un demi-point de croissance en moins en 2017
Le conflit a aussi des conséquences sur le commerce avec le Nigeria, déjà lourdement handicapé dans le nord du pays par les menées de la secte Boko Haram. D’après les dernières estimations des autorités, les exportations à partir du Sud-Ouest ont reculé de plus de 20 % entre 2015 et 2017, tandis que les importations en provenance du géant ouest-africain ont chuté de 40,5 % sur la même période. La dégradation de la situation est telle que le Groupement interpatronal du Cameroun (Gicam) a dû tirer la sonnette d’alarme en septembre 2018, à travers une étude essayant d’évaluer le contrecoup sur l’activité des entreprises.
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De son côté, le gouvernement prépare sa propre évaluation des dégâts. « Les branches les plus touchées sont l’agriculture industrielle et d’exportation, le transport, l’hôtellerie et la restauration, et les télécommunications », indique le rapport en cours d’élaboration. Lequel précise que ce choc sécuritaire a fait perdre un demi-point de croissance au Cameroun pour la seule année 2017. Pour sa part, la BAD, dans ses récentes « Perspectives économiques pour l’Afrique », prévient : « Si cette crise persiste, elle pourrait accroître le niveau des dépenses de défense et de sécurité, affectant ainsi les prévisions budgétaires de 2019. »
Les effets se manifestent par la baisse des activités, à défaut de leur arrêt. C’est le cas de la Pamol, deuxième agro-industrie de la région du Sud-Ouest spécialisée dans la production de l’hévéa et de l’huile de palme, qui a essuyé un recul de 15 % de sa production il y a deux ans, avant de déposer le bilan dans le courant de 2018, avec des arriérés de salaire de l’ordre de 3 milliards de F CFA. Confrontée comme la Cameroon Development Corporation (CDC) à un prix d’achat des noix de palme bloqué à 450 F CFA le kilo depuis une décennie – ce qui obérait déjà sa rentabilité en dépit d’une subvention d’équilibre accordée par Yaoundé –, cette entreprise publique n’a pu faire front, après le saccage de deux de ses unités de transformation.
Les planteurs victimes de violences
Plus préoccupant est le cas de la CDC, première agro-industrie du pays et deuxième employeur après l’État. Son plan de restructuration et de soutien devant s’étaler de 2018 à 2020, pour 178 milliards de F CFA, est désormais compromis. Le 3 janvier, une bande armée a attaqué une douzaine de travailleurs, dont quatre auront des doigts coupés, dans le camp de Sonne Likomba Estate de Tiko, l’une des exploitations de thé encore en activité. À ce jour, une cinquantaine d’employés ont été victimes des rebelles. Un message pour dissuader les téméraires qui s’aventurent dans les champs. Et les effets sont palpables.
29,6 milliards de F CFA pour réhabiliter des plantations d’hévéas, de bananes et de palmiers à huile
L’activité du deuxième producteur de bananes est à l’arrêt. Quatre plantations d’hévéas sur onze fonctionnent à la moitié de leur capacité, tandis que deux palmeraies sur sept demeurent en activité. Entre-temps, son directeur général, Franklin Ngoni Njie, a établi sa facture. Il a besoin de 29,6 milliards de F CFA pour réhabiliter des plantations d’hévéas, de bananes et de palmiers à huile ainsi que des unités de transformation dévastées par les rebelles.
Redoutant des violences et des enlèvements, plus de 90 % des 22 000 employés ont abandonné les champs, et ce ne sont pas les 2,7 milliards de F CFA débloqués par Yaoundé pour éponger les arriérés de salaire qui ramèneront la sérénité dans les rangs. De fait, ces employés subissent une double peine, comme l’explique le dirigeant d’une agence bancaire qui avoue ne plus leur accorder des crédits.
Les projets restent dans les cartons
La filière thé, contrôlée par le groupe du magnat Baba Ahmadou Danpullo, à travers ses deux filiales, Cameroon Tea Estate (CTE) et Ndawara Highland Tea Estate (NHTE), pâtit lourdement de cette insécurité. Victimes de violences et d’intimidations, les employés se hasardent très peu dans les champs, dont l’entretien est délaissé. La production est passée de 3 763 tonnes à 1 828 t entre 2015 et 2018, soit un plongeon de 51,4 % sur la période.
« Nous n’avons pas encore évalué les pertes financières que cela induit », glisse Dagobert Boumal, patron de CTE. Par conséquent, la nouvelle usine construite en 2017 à Tolé, dans le Sud-Ouest, pour plus de 2 milliards de F CFA, tarde à entrer en activité. Le projet de Danpullo d’implanter deux nouvelles unités dans le Nord-Ouest, pour près de 4 milliards de F CFA, reste pour le moment dans les cartons, faute de visibilité sur l’issue du conflit.
L’industrie brassicole n’est pas en reste. Guinness (groupe Diageo) a vu son dépôt d’Ekondo-Titi partir en fumée, l’obligeant à fermer ceux de Mamfé et de Kumba. Le secteur a enregistré une perte de 40 milliards de F CFA en 2017. La Cameroon Alcohol Producers Association (Capa), qui regroupe les poids lourds du secteur – Guinness, SABC (groupe Castel), UCB (groupe Kadji), Fermencam (groupe Foyou) et Sofavinc (groupe Fokou) –, a fait ses comptes. Le chiffre d’affaires a chuté de 15 % sur la période, tandis que la production dégringolait de plus de 10 %. Outre l’incendie de camions de transport, le circuit de distribution est gravement perturbé, empêchant de fait la disponibilité des produits dans les zones reculées.
Près de 450 000 déplacés
L’emploi est l’une des principales victimes de ce choc sécuritaire. « La plupart des start-up ont vu entre 80 et 90 % de leurs effectifs démissionner. À deux reprises, j’ai dû réengager du personnel pour tenir mes engagements auprès des clients », témoigne Churchill Mambe. « Nous ne sommes pas encore rendus à licencier, mais nous avons été obligés de redéployer nos effectifs », avoue un brasseur.
Certes, la plupart des travailleurs sont issus du terroir. Mais les employés francophones sont quelquefois obligés de montrer patte blanche lors de leurs déplacements dans la mesure où « l’accent nous trahit souvent », lâche un employé d’un opérateur de téléphonie mobile. « Nombre de mes collègues ont à plusieurs reprises demandé à être affectés ailleurs, car la situation est stressante », ajoute-t-il.
Des requêtes restées pour la plupart sans suite. Voulant donner l’impression que la situation est sous contrôle, Yaoundé reste peu sensible aux mouvements des personnes, fonctionnaires comme travailleurs du secteur privé. Pour autant, selon les chiffres de l’ONU publiés en novembre dernier, le Cameroun comptait 437 500 déplacés internes dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Plus de 30 000 nationaux avaient aussi trouvé refuge au Nigeria.
Agences fermées
Face à autant d’incertitudes, les entreprises ont suspendu leurs investissements. L’arrêt des activités de la Pamol a renvoyé aux calendes grecques la construction d’une nouvelle usine financée par Afreximbank à hauteur de 7 milliards de F CFA. C’est également le cas de l’investissement de 9 milliards de F CFA dans le palmier à huile que Sithe Global-Sustainable Oils Cameroon, filiale de l’américain Herakles Farms, projetait de réaliser. De son côté, Churchill Mambe ronge son frein. Il vient d’apprendre que le conflit avait découragé un investisseur français qui avait déjà injecté 20 000 euros dans Njorku.
Alors que la Banque internationale du Cameroun pour l’épargne et le crédit (Bicec – groupe BPCE) a déjà été contrainte de fermer son agence de Mamfé, UBA Cameroon renonce aussi à ouvrir ses bureaux de Buéa, où le maire mène une croisade, en apposant des scellés sur les portes des entreprises qui, pour des raisons de sécurité, respectent le mot d’ordre de « ghost town » instauré les lundis.
Privées de l’aide financière de l’État, les entreprises de la zone espèrent un retour à la normale pour entamer la réhabilitation des infrastructures et du matériel endommagés. Une reprise envisageable seulement si le retour au calme pointe à l’horizon. Une perspective incertaine à court terme.
Des investissements publics pour compenser
Les autorités gouvernementales ont trouvé la parade. À l’instar du Plan d’urgence pour le développement de la partie septentrionale, d’un montant de 78,8 milliards de F CFA (120 millions d’euros), annoncé en juin 2014 pour répondre économiquement aux ravages de la guerre contre la secte nigériane Boko Haram, un Plan de reconstruction et de développement (PRD) de la zone anglophone est en train d’être élaboré. Une réponse alternative à l’approche sécuritaire actuelle. Si son montant n’est pas encore arrêté, ses grandes lignes se dessinent d’ores et déjà.
Outre la réhabilitation des infrastructures détruites, le PRD envisage de restructurer les sociétés publiques sinistrées tout en reprenant leurs dettes, et de mettre en place des incitations fiscales et douanières au profit des entreprises privées pour les aider à amortir leurs pertes. Ambitieux, le plan suggère d’accélérer le démarrage de projets d’infrastructures d’envergure, à l’image du port en eau profonde de Limbé (400 milliards de F CFA), du yard pétrolier de cette cité balnéaire (150 milliards de F CFA) ou du barrage de la Menchum (215 milliards de F CFA).
Hydrocarbures : un secteur épargné
Située dans la cité balnéaire de Limbé, où le secteur hôtelier est gravement touché, la Société nationale de raffinage (Sonara) reste épargnée par les sabotages. À la différence des agro-industries, dont les exploitations s’étalent sur de vastes étendues, l’unique raffinerie du Cameroun, d’une capacité de production annuelle de 3,5 millions de tonnes, bénéficie d’une protection appuyée de l’armée au regard de son caractère stratégique.
Le transport par voie maritime des produits raffinés vers le centre de stockage de Douala, appartenant à la Société camerounaise des dépôts pétroliers (SCDP), reste hors de portée des rebelles. Le bassin du Rio del Rey, dans la région du Sud-Ouest, fournit plus de 95 % de la production pétrolière du Cameroun. L’exploitation de ses gisements, exclusivement en offshore, se trouve pour l’instant à l’abri des bandes armées sécessionnistes, bien que les sites soient sous la garde du Bataillon d’intervention rapide (BIR).
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