Kadhafi-Sarkozy : la BD-enquête sur le désamour entre les deux ex-présidents
Paru aux éditions La Revue dessinée-Delcourt, un album retrace avec force détails les grandes étapes de l’intrigante relation entre Mouammar Kadhafi et Nicolas Sarkozy.
Les en-têtes qui séparent les chapitres de Sarkozy-Kadhafi. Des billets et des bombes résument bien l’intrigue qui sous-tend cette affaire politico-financière. En introduction, le dessin sur fond blanc d’un Nicolas Sarkozy serrant la main d’un Mouammar Kadhafi plus imposant que lui, yeux dans les yeux, droit dans ses mocassins. Mais, dès le premier chapitre, la poignée de main entre les deux hommes commence à se crisper. L’ex-dirigeant de la Jamahiriya libyenne serre un peu trop fort les doigts d’un président français engoncé.
Dans les pages qui suivent, Kadhafi promet de « donner de l’argent » à Sarkozy « pour gagner l’élection présidentielle ». Les porteurs de mallettes, dont le « Sarko-boy » Boris Boillon, ancien ambassadeur en Tunisie, ou encore le sulfureux intermédiaire Ziad Takieddine, défilent. Kadhafi tient Sarko.
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Des décès louches
Ex-persona non grata, le « Guide » sera reçu en grande pompe à l’Élysée, en 2007. À partir du troisième chapitre, l’accolade vire au bras de fer, et le rapport de force s’inverse, jusqu’à ce que, au quatrième, coup de théâtre, le « Guide » ploie sous la poigne du Français. Il sera progressivement entraîné à terre dans ce corps à corps, pour finir englouti par la page blanche. Métaphore de son décès équivoque, près de quatre ans plus tard, en octobre 2011.
Son absence fait le vide mais pas tout à fait le silence, en dépit des tentatives d’« effacer les traces ». Cinq journalistes ayant travaillé sur ce dossier sensible (Benoît Collombat et Élodie Guéguen, de Radio France ; Fabrice Arfi, de Mediapart, et les indépendants Geoffrey Le Guilcher et Michel Despratx) ont mis en commun leurs investigations pour confronter les voix officielles et les énigmes de ce dossier franco-libyen dans une somme dessinée par Thierry Chavant.
Quand Kadhafi tombe à l’eau, qui reste-t-il ? Des cadavres sortis de l’eau, justement
Quand Kadhafi tombe à l’eau, qui reste-t-il ? Des cadavres sortis de l’eau, justement. Plus exactement des profondeurs du Danube pour l’ancien ministre du Pétrole Choukri Ghalem, retrouvé noyé le 29 avril 2012. La veille, Nicolas Sarkozy intervenait à la télé pour démentir les premières révélations de Mediapart au sujet d’une note du régime libyen faisant état d’une promesse de financement de la campagne de 2007, à hauteur de 50 millions d’euros.
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L’enquête sur la mort de Ghalem a conclu à un accident, mais les circonstances du décès intriguent jusqu’au gouvernement américain. L’homme était en effet une pièce maîtresse, puisqu’il consignait tous les agissements de son leader dans ses carnets. « Sa mort a agi comme un avertissement, ça a été un tournant. La plupart des sources libyennes et françaises ont eu peur de parler et se sont dit, à tort ou à raison, que même en Europe elles n’étaient pas protégées », raconte Geoffrey Le Guilcher.
Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé serait non fortuite. Et pour cause, tout ce que vous lirez ici est réel
Deuxième décès louche, celui de Mohamed Albichari, fils d’un ancien patron des services secrets libyens, doublé par la DGSE alors qu’il était en train de monnayer à l’opposition française des enregistrements de rencontres entre Kadhafi et des personnalités du clan Sarkozy. Sa famille veut croire à une crise cardiaque, mais aucune autopsie n’a jamais été pratiquée.
Un montage financier limpide
D’autres protagonistes ont bien failli y passer, comme le dignitaire Bechir Saleh, ex-argentier de Kadhafi, blessé dans une attaque par balle en 2018. La BD retrace son parcours post-2011 : d’abord son exfiltration vers Paris avec la complicité de l’ambassade de France à Tunis, bien qu’il ait été sous le coup d’une notice rouge d’Interpol. Puis un départ précipité vers l’Afrique du Sud, qui « semble bien avoir été “couvert” en haut lieu » et coïncide avec la médiatisation de sa présence dans l’Hexagone.
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Illustration du souci constant de confronter les sources, le démenti de Claude Guéant, à l’époque ministre de l’intérieur, est aussi mis en scène. « Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé serait non fortuite, assument les auteurs. Et pour cause, tout ce que vous lirez ici est réel. »
« Cette histoire peut ressembler à un polar, explique Élodie Guéguen, mais on a constamment collé le plus possible aux faits, en s’appuyant sur de la documentation pour les corroborer et en intégrant aussi des témoignages contradictoires. Le plus gros travail a été d’élaborer la trame du livre. On a dû sacrifier des éléments du contexte international pour des raisons de place. »
Pour ceux que le nombre vertigineux des acteurs – mais aussi des événements, lieux et chronologies qui les aspirent – dérouterait, la bande dessinée a le mérite de démêler des séquences complexes. Sous-tendu par un style épuré, le trombinoscope s’éclaircit. En dessin, un montage financier abscons devient limpide.
Tout ce qui a été promis n’a pas forcément été versé, on explique les doutes et on a choisi de ne pas raconter les éléments non recoupés
Les zones d’ombre assumées
Alors que les secrets remontent tout au long de ce documentaire graphique, les bulles sont régulièrement interrompues par les interventions d’un personnage à la tête rouge. On peut regretter que sa silhouette manque de grâce ou de caractère, mais sa présence est judicieuse : il fait office de narrateur, posant les questions restées en suspens et donnant des éléments de contexte. Double des cinq journalistes, il met en lumière leurs recoupements et un calendrier inquiétant.
Quand Kadhafi étend son influence régionale au point de financer un satellite de communication africain qui fait perdre à l’Europe 500 millions de dollars par an, ou envisage de remplacer le dollar et le franc CFA par un dinar-or, il « va trop loin » aux yeux des Français.
Quand Baghdadi al-Mahmoudi, haut cadre libyen, promet à son avocat, en juin 2012, de « tout » révéler à la justice française sur « les causes réelles de l’intervention de l’Otan en Libye », il est brusquement sorti de sa prison tunisienne et extradé vers la Libye alors que les conditions n’y sont pas réunies pour assurer un processus judiciaire sûr.
« Tout ce qui a été promis n’a pas forcément été versé, précise Geoffrey Le Guilcher, on explique les doutes et on a choisi de ne pas raconter les éléments non recoupés. » Les zones d’ombre persistent, c’est assumé. Au lecteur de se faire son opinion, documents authentifiés à l’appui, en fin d’ouvrage. À la justice de poursuivre son travail.
Sur le même mode que les en-têtes des précédents chapitres, celui de la dernière partie, intitulée « Panique en Sarkozie », représente l’ex-chef de l’État français seul et accroupi. Une de ses mains a disparu dans l’abîme qui a avalé le « Guide ».
Les affaires l’entraînent à son tour dans la dégringolade… Il a d’ailleurs été mis en examen aux côtés du secrétaire général de l’Élysée et ancien ministre de l’Intérieur Claude Guéant et d’Éric Woerth, ex-trésorier de campagne de l’UMP. « Cela signifie qu’il y a des indices graves et concordants, même s’ils demeurent présumés innocents », souligne Geoffrey Le Guilcher.
Derrière cette guerre, il y a déstabilisation d’une partie d’un continent !
L’intervention française en Libye en toile de fond
Si la BD est sous-titrée « Des billets et des bombes », c’est que cette affaire, aussi judiciaire soit-elle, ne serait pas étrangère à l’intervention française en Libye et aux suites qu’on lui connaît. Au-delà des gros sous, le brusque changement de cap de la diplomatie française, la déréliction de Kadhafi et le morcellement de la Libye qui s’est ensuivi interrogent ses auteurs. « Pourquoi est-ce que Kadhafi perd son étiquette de terroriste pour être invité à l’Élysée et regagne cette étiquette quasiment un an après ? Derrière cette guerre, il y a déstabilisation d’une partie d’un continent ! »
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Le choix de la séquence d’ouverture est en ce sens éloquent : elle raconte la traque du raïs libyen dans les environs désertiques de Syrte, le 20 octobre 2011, ayant conduit à son arrestation musclée et à sa mort. Toute la scène dessinée est paradoxalement accompagnée de la retranscription d’une conversation téléphonique entre lui et Sarkozy datant du 28 mai 2007. L’échange est plus que mielleux. Quand on connaît la suite des événements, il suinte la compromission.
Chacun y aligne flatteries et promesses : aux félicitations pour la victoire aux élections françaises de l’un répondent les projets de développement dans le nucléaire, la défense et la lutte antiterroriste de l’autre. Des contreparties ? Le contraste avec le dessin d’un Kadhafi aux abois puis celui de sa dépouille exposée à l’ire de la population est saisissant. Il montre que si promesses il y a eu, elles n’ont pas toutes été tenues.
La force de l’enquête collective
Fait rare dans un milieu médiatique concurrentiel, Sarkozy-Khadafi. Des billets et des bombes met en commun des années d’enquêtes d’auteurs venus de différentes rédactions. Chacun ses sources, mais un travail complémentaire. L’initiative vient des maisons d’édition. « Ça a paru évident dès le début, car on trouve que cette affaire est suffisamment grave et passionnante ; c’est un scandale d’État, le désir de vérité et d’information doit aller au-delà de nos petites chapelles », s’enthousiasme Élodie Guéguen.
La cellule d’investigation de Radio France pour laquelle elle travaille est d’ailleurs membre du Consortium international des journalistes d’investigation (Icij), qui réalise des enquêtes collectives depuis des dizaines de pays. « Pour moi, c’est l’avenir du journalisme ! C’est une force quand on a des tonnes de documents à éplucher ou quand des multinationales ou des communicants veulent nous empêcher de travailler. »
Quête de transparence
D’autant que, si les preuves s’amoncellent au fil des années, cette affaire franco-libyenne reste sensible, le site d’information Mediapart en a fait les frais. Poursuivi par Nicolas Sarkozy pour faux et usage de faux, le média a répondu par des expertises et la justice a donné tort au président à deux reprises.
On a opté pour la transparence la plus totale, et en face c’est l’inverse, ils se retranchent derrière des secrets d’État
« Le premier réflexe, c’est la remise en question de notre travail, à chaque révélation on fait face au bashing de la communication de crise, une parole chasse l’autre, réagit Geoffrey Le Guilcher. On a opté pour la transparence la plus totale, et en face c’est l’inverse, ils se retranchent derrière des secrets d’État car ils ne veulent pas que cette histoire soit explorée. »
Qu’attendre de la justice ? « Les informations judiciaires dans le domaine politico-financier sont toujours extrêmement longues, souligne Élodie Guéguen. Cela ne m’étonne pas, la police et la justice se heurtent depuis le début à des difficultés pour interroger les anciens dignitaires libyens derrière les barreaux, la coopération avec la Libye est difficile. Bechir Saleh n’a pas non plus pu être entendu, il y a sûrement d’autres fils à tirer. »
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