Stratégie : CFAO revoit sa copie
Séduire les classes moyennes africaines se révèle plus difficile que prévu pour le groupe français CFAO, spécialiste du B to B. Pour parvenir à leurs fins, ses dirigeants et actionnaires ont remis à plat leur stratégie.
CFAO : une mue contrariée
Confronté à des difficultés dans son opération de conquête des classes moyennes africaines, le leader historique de la distribution de véhicules neufs en Afrique francophone, présent aussi dans la pharmacie, les biens de consommation et les nouvelles technologies, a dû revoir sa copie.
En juillet 2012, l’acquisition par le géant japonais Toyota Tsusho Corporation (TTC) du français CFAO, leader historique de la distribution de véhicules neufs en Afrique francophone, présent aussi dans la pharmacie, les biens de consommation et les nouvelles technologies, avait fait l’effet d’un coup de tonnerre aussi bien sur le continent qu’au Japon et en France. « C’était une opération révolutionnaire, estime Masa Sugano, représentant en Afrique du ministère de l’Industrie et du Commerce du Japon.
Alors que la plupart des grandes maisons de commerce japonaises – les sogo-shosha – semblables à TTC avaient quasiment abandonné l’Afrique dans les années 1990 et 2000, cette transaction se voulait l’alliance à grande échelle entre l’efficacité logistique et industrielle nippone et la connaissance française des marchés africains. Il s’agissait bien sûr de développer les activités déjà existantes, particulièrement dans l’automobile – TTC travaille main dans la main avec Toyota Motors (TMC) dont il distribue les véhicules et pièces –, mais aussi de se lancer dans de nouveaux projets, tant dans l’industrie que dans la grande distribution pour toucher une clientèle beaucoup plus large », se souvient ce connaisseur averti des relations économiques entre l’archipel et le continent, établi à Johannesburg.
Un modèle d’hypermarché inadapté à la clientèle locale
Deux ans plus tard, au début de 2015, une grande étude de marché sur les classes moyennes africaines, réalisée par l’institut de sondage français Ipsos, inspirait la transformation de cette vieille entreprise fondée en 1852, pour élargir un modèle B to B pour toucher directement le consommateur.
Six ans après la prise de contrôle par TTC et trois ans après l’officialisation, tambour battant, de sa nouvelle stratégie, l’euphorie est retombée dans les couloirs du siège de CFAO, à Sèvres, près de Paris, mais aussi à Nagoya, quartier général de la maison mère, pilotée depuis avril 2018 par Ichiro Kashitani, 59 ans, ancien patron de la division automobile.
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Première cause de ce désenchantement, les déconvenues du groupe hors distribution automobile, métier historique de CFAO (54 % de son chiffre d’affaires en 2015), et de la division pharmaceutique (36 % de ses revenus la même année). Déjà dans les cartons avant l’arrivée de TTC, le plan de développement de l’activité grande distribution – CFAO retail – prévoyait en 2015 l’ouverture avec Carrefour de quelque 80 magasins en dix ans dans huit pays. Mais cette nouvelle division a échoué à suivre la trajectoire annoncée, avec seulement deux grands centres commerciaux inaugurés à ce jour – les PlaYce de Marcory et Palmeraie à Abidjan – et cinq magasins de l’enseigne Carrefour Market – trois en Côte d’Ivoire, un au Cameroun et un au Sénégal.
Le 22 janvier, la conférence de presse organisée à l’occasion de l’ouverture du premier Carrefour Market de Dakar, dans le quartier huppé du Point E, a d’ailleurs été l’occasion d’annoncer un réajustement de l’approche stratégique franco-japonaise. Jean-Christophe Brindeau, nommé DG de CFAO Retail en janvier 2018 pour redresser la barre, a indiqué un recentrage de sa division sur les trois seuls pays où il est déjà présent.
Et surtout, il a annoncé le lancement de Supeco, enseigne du groupe Carrefour à la croisée du Cash & Carry – pour les professionnels – et du hard discount – pour les particuliers. Une manière de reconnaître que le modèle d’hypermarché promu par son prédécesseur Xavier Desjobert s’est révélé inadapté à la clientèle locale, à l’exception de ses franges les plus aisées.
Le pari du Cash & Carry a déjà été pris par CDCI en Côte d’Ivoire, par BAO Casino au Cameroun, par Jumbo Cash & Carry en Afrique du Sud, et par Bem-me Quer en Angola
Si, pour les spécialistes interrogés, cette réorientation est logique, les atermoiements de CFAO lui ont fait perdre un temps précieux alors que la concurrence n’a, elle, pas attendu pour se lancer. « Le pari du Cash & Carry a déjà été pris par CDCI en Côte d’Ivoire, par BAO Casino au Cameroun, par Jumbo Cash & Carry en Afrique du Sud et au Mozambique, et par Bem-me Quer en Angola », énumère Julien Garcier, du cabinet Sagaci Research, établi à Nairobi.
E-commerce et B to C
Autre ambition contrariée, l’incursion dans la vente en ligne avec Africashop, start-up épaulée par CFAO, qui, faute d’un décollage rapide, a été abandonnée par le français au profit d’un rapprochement en novembre 2018 avec Jumia, leader de l’e-commerce sur le continent. « Pour investir ce créneau, il fallait être prêt à mettre sur la table 40 millions d’euros et, surtout, à perdre de l’argent pendant plusieurs années, estime encore Julien Garcier. Il était illusoire d’attendre une rentabilité rapide ! »
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Plus largement, CFAO n’a guère entamé sa mue vers le B to C, particulièrement dans la distribution automobile. « Chez CFAO Motors Côte d’Ivoire – la filiale ivoirienne de la division automobile, leader du marché local –, la part des revenus B2B reste encore prépondérante, avec 70 % des ventes concernant des 4 × 4 et des pick-up, à majorité des Toyota, modèles et marque préférées des entreprises », reconnaît Oumar Ndiaye, de l’agence de notation Wara, qui observe toutefois un démarrage des ventes de Suzuki.
« Nous misons beaucoup sur cette marque, qui propose des petites berlines démarrant autour de 7 500 dollars, intéressants pour les particuliers qui achètent actuellement sur le marché de l’occasion de qualité », confiait en octobre 2018 Marc Hirschfeld, patron de la division automobile, Equipment & Services. Reste que les résultats de Suzuki pour le moment sont encore modestes, avec seulement 309 véhicules vendus en Côte d’Ivoire en 2017, soit 2,9 % de part de marché.
Marché de l’occasion automobile
Selon Julien Garcier, dans l’automobile, pour atteindre la classe moyenne, CFAO n’aura pas d’autre choix que de pénétrer le marché de l’occasion, même si cela nécessite une transformation très profonde de sa manière de fonctionner. « Bien sûr, le groupe peut rester sur son segment habituel des quelque 5 % de voitures neuves pour les administrations et entreprises, où la marge est la plus confortable, mais il passe à côté de volumes fabuleux dans l’occasion, qui représente presque 88 % des 91 000 véhicules vendus en 2017 dans un pays comme le Kenya », constate l’analyste. Mais là encore, comme dans la grande distribution, CFAO hésite et prend son temps.
CFAO a certainement peur que l’occasion ne phagocyte ses ventes de véhicules neufs, or cela fait des années que les concessionnaires automobiles en Europe ont appris à gérer les deux dans les mêmes lieux
Interrogé en 2015 par JA à ce sujet, Richard Bielle, le PDG de CFAO, indiquait déjà étudier la possibilité « de structurer une offre de qualité pour ce marché, avec des automobiles récentes, certifiées et finançables pour une clientèle qui ne peut pas s’offrir de véhicules neufs ». Trois ans plus tard, le groupe semble avoir remisé cette ambition, même s’il écoule quelques centaines de véhicules issus des flottes automobiles de Loxea, sa filiale de location longue durée pour les entreprises.
« CFAO a certainement peur que l’occasion ne phagocyte ses ventes de véhicules neufs, or cela fait des années que les concessionnaires automobiles en Europe ont appris à gérer les deux dans les mêmes lieux », fait remarquer Julien Garcier. D’autant que TTC semblait décidé à développer cette activité, notamment en Afrique de l’Est, en montant une filière d’importation entre le Japon et le Kenya.
S’engager sur des logiques d’investissement de long terme
Pour se rapprocher de la clientèle des particuliers, Marc Hirschfeld mise avant tout sur les services. Il entend notamment nouer une relation avec eux à travers ses centres d’entretien automobile Autofast, dont le déploiement a débuté en 2017 et qui seront installés pour la plupart dans une station-service Total.
Après une expérimentation pendant un an de quatre implantations dans trois pays – la Côte d’Ivoire, le Sénégal et le Cameroun – et la mise en place d’un circuit d’approvisionnement en pièces détachées, CFAO va étendre ce réseau à deux autres pays – le Kenya et le Nigeria –, avec vingt-cinq garages attendus sur le continent d’ici à la fin de l’année. Reste à savoir si ce développement permettra des synergies avec la vente de véhicules neufs… sans passer par la case occasion.
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En interne, certains cadres du groupe doutent de la capacité du groupe à accélérer sa transition vers le B to C. « CFAO est un groupe leader, mais aussi un suiveur », regrette un ancien dirigeant de filiale. « Ce groupe est un paquebot difficile à dérouter. La plupart des transfuges issus d’autres cultures ne réussissent pas à se fondre dans le moule et finissent par partir faute de pouvoir impulser un changement », complète un cadre de CFAO Technologies.
« Les principaux dirigeants, souvent issus de la branche automobile, ont du mal à abandonner une logique avant tout financière, de court terme, alors qu’il faudrait s’engager sur des logiques d’investissement et de partenariat de long terme, en particulier avec des enseignes et marques », estime la même source, qui se désole de l’incapacité de CFAO à expérimenter de petits projets à l’échelon local, avant d’annoncer des déploiements tous azimuts mal calibrés. « Chez CFAO, le directeur financier est tout-puissant », ajoute l’ancien dirigeant interrogé.
Manque de logique opérationnelle
Autre difficulté de la filiale de TTC, le fonctionnement en silo de chacune de ses quatre grandes business units – automobile, pharmacie, biens de consommation et technologies. « Bien sûr, nos métiers sont différents, mais, dans mon pays par exemple, il n’y a pas de mise en commun des fonctions supports, des achats ou des opérations de dédouanement », constate notre cadre de CFAO Technologies.
La coordination peut aussi être difficile, même au sein d’une division telle que CFAO Technologies, qui rassemble des activités aussi diverses que les prestations informatiques, l’installation et l’entretien d’ascenseurs ou bien encore la pose de panneaux solaires. Elles ont été rassemblées d’abord pour atteindre l’équilibre financier, plutôt que pour répondre à une logique opérationnelle. Une réalité que conteste Jean-Marc Leccia, directeur général de CFAO Healthcare, qui indique que des postes de délégués-pays ont été créés pour développer des synergies.
Face à ces freins au changement, l’actionnaire TTC a pour l’instant été discret, mais semble décidé à prendre la main sur certains sujets. Trois Japonais ont à ce titre été nommés au comité exécutif de CFAO : Koji Minani, directeur général adjoint de CFAO, qui assure le lien avec Nagoya ; Masakazu Ohira, directeur de la marque Toyota au sein de la division automobile ; et Hiroyoshi Yoshikawa, chargé de l’appui à la production industrielle.
À plus long terme, TTC va vouloir passer à la vitesse supérieure pour faire de CFAO non plus simplement un distributeur mais aussi un producteur
« Avant, on voyait très rarement nos actionnaires. Ces derniers mois, ils sont plus présents et diffusent les principes de la méthode Kaizen, élaborée par Toyota pour optimiser sa production », observe notre interlocuteur chez CFAO Technologies. Selon Ousmane Ndiaye, de l’agence Wara, cette approche a permis de libérer l’esprit d’initiative chez les salariés de CFAO Motors CI – davantage écoutés, grâce à un système de remontée de leurs suggestions –, mais aussi de traiter systématiquement les remarques de la clientèle.
Autre évolution majeure, l’abandon du commissionnement d’intermédiaires pour l’obtention de marchés administratifs ou des grands comptes, contraires au code de compliance de TTC, qui a fait perdre des ventes à CFAO mais l’a obligé à accentuer ses efforts pour grappiller des parts de marché en B to C.
Bonne situation financière, résultat opérationnel en hausse de 4 %
Même si la situation financière de CFAO reste bonne – avec un résultat opérationnel de 102,9 milliards de yens (807 millions d’euros) annoncé pour la division africaine de TTC sur les neuf derniers mois de 2018, en hausse de 4 % par rapport à 2017 –, la sogo-shosha va vouloir certainement pousser davantage sa filiale franco-africaine. Et ce d’autant plus qu’entre mars 2017 et janvier 2019 CFAO a fini d’intégrer les activités d’Afrique australe et orientale de TTC puis de Toyota Motors, ce qui a fait bondir les revenus de la division automobile, estimés désormais à 2,2 milliards d’euros par an.
« À plus long terme, TTC va vouloir passer à la vitesse supérieure pour faire de CFAO non plus simplement un distributeur mais aussi un producteur », estime le Japonais Masa Sugano. Pour le moment, en dehors des coentreprises industrielles historiques avec Heineken et Bic, d’un investissement dans la pharmacie au Maroc en 2017 et l’annonce d’une coentreprise d’assemblage avec Volkswagen au Rwanda en 2018, il y a eu peu de développement de ce côté-là. Poussé par son actionnaire japonais, CFAO pourrait décider de nouvelles implantations industrielles, coentreprises ou rachats d’usines, centrés sur la production de biens de consommation, pour étendre la gamme des produits distribués en Afrique.
5 milliards d’euros
Selon nos estimations, sur les 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires attendus par CFAO en 2019 (réalisés à plus de 80 % en Afrique, plus de 500 millions d’euros seront issus de l’intégration des filiales de distribution automobile de TTC et de Toyota Motos en Afrique orientale et en Afrique australe.
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