[Tribune] Réprimer les réseaux sociaux ne réglera pas le problème des « fake news »

S’il y a bien un domaine dans lequel le Maghreb peut se targuer d’être uni, c’est dans sa volonté – disons-le d’emblée, vouée à l’échec – de combattre la liberté sur les réseaux sociaux avec une approche calquée sur celle du maintien de l’ordre dans la rue.

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  • Neila Latrous

    Neila Latrous est rédactrice en chef Maghreb & Moyen-Orient de Jeune Afrique.

Publié le 21 février 2019 Lecture : 3 minutes.

Du Maroc à la Tunisie, les exécutifs cherchent donc les moyens de mieux contrôler ce qu’il s’y raconte. Et ont annoncé, ces mois derniers, un arsenal législatif à venir pour lutter contre les fake news.

Ces annonces laissent perplexe à plus d’un titre. La question du comité habilité à trier les informations promet de belles controverses. Le ministère de la Communication ? Une autorité de régulation créée ex nihilo ? Qui en nommerait les membres ? Sur quels fondements ? De quelles compétences devraient-ils disposer pour faire le tri entre ce qui est vrai, ce qui est faux, ce qui est entre les deux – inexact, mais en partie seulement –, ce qui relève de la maladresse, de l’incompétence ou de la malhonnêteté ?

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Quelle protection pour les lanceurs d’alerte, dont le tort est souvent d’avoir raison trop tôt ? Quelle indépendance du nouvel organe, pour ne pas devenir ce ministère de la Vérité que Georges Orwell anticipait dans son roman 1984 ? Et surtout, quel pouvoir de sanction ? Dans les États de droit, la justice se rend dans les tribunaux.

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La norme retenue, à savoir la loi, questionne aussi. Dans les trois pays, le Code pénal prévoit déjà des délits liés à la désinformation, de la diffamation jusqu’à la propagation de données inexactes pour optimiser une transaction commerciale.

Bousculer l’ordre établi

L’arsenal « anti-fake news » pourrait juste se limiter à amender le Code pénal. Moins spectaculaire, tout aussi efficace. À ceux qui répondent que cela risquerait d’engorger les tribunaux, et que le temps de la justice est trop long pour réparer le préjudice causé, rappelons qu’il est aussi possible d’amender le Code de procédure pénale.

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Surtout, l’approche adoptée par le Maghreb – et d’autres pays, d’ailleurs, dont la France – élude l’essence même du débat philosophique : celle du conflit entre rupture technoscientifique et maintien de l’ordre établi. L’innovation fait basculer la position dominante du côté des nouveaux sachants, au détriment de ceux qui en jouissaient grâce à la religion, la naissance, l’adoubement, l’ancienneté, ou plus tard par le mérite.

Conflit illustré, dès le XVIIe siècle, par le procès de Galilée : « E pur si muove ! » (« Et pourtant, elle tourne ! »). L’astronome italien avait été condamné pour hérésie par l’Inquisition – l’establishment de l’époque – pour avoir soutenu que c’est la Terre qui tourne autour du Soleil et non l’inverse.

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Démonétisation du discours officiel

La même logique prévaut dans la surveillance renforcée d’internet en général, et des réseaux sociaux en particulier. La libération de la parole sur de nouveaux canaux, et les travers qui s’ensuivent, viennent bousculer un ordre établi – celui du monopole de la propagande –, tout comme la naissance des associations, syndicats et médias de masse avait bousculé cet ordre au siècle précédent.

À l’époque, la réponse n’avait pas été farouchement différente, au Maghreb notamment : législations pour contrôler la création et les activités des associations, subtilités juridico-administratives pour complexifier la constitution de syndicats, pression sur les médias, autant de contraintes rendues obsolètes par l’émergence d’internet, sorte de baromètre 2.0 des opinions publiques.

Lutter contre les fake news par le seul contrôle des réseaux sociaux reviendra à ériger des digues de papier pour se protéger d’un tsunami

L’approche réglementaire élude l’essence du problème : la démonétisation du discours officiel. Pourquoi des citoyens, honnêtes a priori, sont-ils davantage tentés de croire des thèses farfelues, voire complotistes, plutôt que la parole de leurs gouvernants ou de ceux qui font la jonction entre eux, à savoir les corps intermédiaires ? L’un des éléments de réponse est à chercher du côté de la transparence, de la reddition des comptes, indispensable alter ego de la responsabilité publique, et de la résurgence morale des médias.

Il faut accepter de déconstruire les mécanismes de gouvernance pour les rendre lisibles par tous. Sanctionner ceux qui s’en éloignent, dans le strict respect des lois. Accepter que les médias retrouvent leur magistère de probité, en jouant pleinement leur rôle de fidèle miroir de la société. À défaut, lutter contre les fake news par le seul contrôle des réseaux sociaux reviendra à ériger des digues de papier pour se protéger d’un tsunami.

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