Jibin Cao, président Northern Africa Huawei : « Nous avons confiance en notre capacité à rester un leader »

Accusations d’espionnage, concurrence internationale, ambitions continentales, le dirigeant n’a aucun tabou. En exclusivité pour Jeune Afrique, Jibin Cao, chargé de la moitié nord du continent lève le voile sur sa stratégie.

Cao Jibin (Chine), President de Huawei pour la region Afrique (Afrique du Nord, Afrique de l’Ouest – sauf Ghana et Nigeria – et Afrique Centrale). A Paris, le 15.02.2019. Photo Vincent Fournier/JA © Vincent Fournier/JA

Cao Jibin (Chine), President de Huawei pour la region Afrique (Afrique du Nord, Afrique de l’Ouest – sauf Ghana et Nigeria – et Afrique Centrale). A Paris, le 15.02.2019. Photo Vincent Fournier/JA © Vincent Fournier/JA

Julien_Clemencot ProfilAuteur_ChristopheLeBec

Publié le 28 février 2019 Lecture : 8 minutes.

Installé à Casablanca depuis juillet 2018, l’ingénieur Jibin Cao, 42 ans, pilote les divisions B to B pour la région Northern Africa, avec pour principaux clients les opérateurs, les grandes entreprises et les administrations. Sa zone de responsabilité est immense : 29 pays, allant du Maroc jusqu’à la RD Congo et l’Éthiopie. Au moment où se poursuit l’offensive de Washington contre son groupe, l’ex-patron de la filiale égyptienne (de 2011 à 2013) répond aux questions de JA.

Jeune Afrique : Huawei est depuis plusieurs années sous le feu des critiques des États-Unis, lesquels arguent que vous êtes l’un des bras armés de Pékin en matière d’espionnage. Que répondez-vous ?

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Jibin Cao : Que ce soit bien clair, le gouvernement chinois ne demande rien aux entreprises privées chinoises actives à l’étranger. Huawei fournit des équipements et des services TIC [technologies de l’information et de la communication] conçus dans les règles de l’art et respectant strictement les législations des pays où ils sont installés, notamment américaines et européennes. Nos solutions sont utilisées par près de 3 milliards de consommateurs, et nous n’avons jamais eu de retour négatif en matière de sécurité. Nous travaillons de manière transparente avec nos clients et avec les régulateurs, qui peuvent tester nos équipements et étudier ce que nous faisons.

Votre groupe était jusque-là très discret. Mais depuis trois mois, vos dirigeants multiplient les prises de parole. Dans la guerre qui vous oppose à Washington, gagner la bataille de l’opinion publique est-il décisif ?

Auparavant, nous nous concentrions sur un modèle B to B centré sur la satisfaction des opérateurs de télécoms, ainsi que sur celle des grandes entreprises et des administrations. Avec l’émergence de notre division consacrée aux téléphones, nous apprenons à communiquer davantage en direction des consommateurs. Pour autant, nous avons toujours dialogué avec nos clients. Sinon, comment expliquer que Huawei équipe la moitié des tours de télécoms du continent ?

Washington pourrait interdire aux entreprises américaines de vous fournir des puces électroniques. Quelles pourraient être les conséquences pour Huawei ?

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Nous travaillons depuis une dizaine d’années à la mise en place d’un plan de continuité de nos activités qui nous permette de trouver des circuits d’approvisionnement alternatifs en cas d’interdiction telle que celle que vous évoquez. Nous avons aussi développé la fabrication de nos propres puces. Notre groupe est mondialisé, dans une industrie des télécoms où tout le monde dépend de tout le monde ! Mais nous avons échafaudé des scénarios pour pouvoir faire face à toute éventualité.

La crise politico-économique actuelle avec les États-Unis a-t-elle des répercussions sur vos marchés africains ?

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Non, nous n’avons pas subi de répercussions négatives. Nous ne sentons pas de pression particulière de la part de nos clients en ce moment. Bien sûr, de nombreuses rumeurs courent à notre sujet, mais il n’y a aucun élément pour les étayer. Jusqu’à aujourd’hui, seules deux mesures ont été prises à l’encontre de Huawei : aux États-Unis, nous n’avons plus le droit de vendre des équipements au gouvernement, mais nous pouvons le faire pour des particuliers et des entreprises privées ; et en Australie, nous ne pouvons pas obtenir de contrats relatifs à la 5G.

>>> À LIRE – Le chinois Huawei installe son siège régional à Casablanca Finance City

En Afrique, la Chine est également accusée d’avoir espionné les serveurs de l’Union africaine. Huawei est-il impliqué ?

Huawei a fourni des équipements à l’Union africaine, mais il n’y a pas eu d’espionnage. Là encore, c’est une information dont la véracité n’a jamais été confirmée ! Nous sommes des fournisseurs de solutions TIC, mais nous n’en sommes ni les gestionnaires ni les utilisateurs.

Quelle est la position des États africains dans cette polémique ? Beaucoup travaillent avec vous sur leurs projets de fibre optique, leurs circuits de surveillance vidéo…

Nos clients publics – ministères, administrations ou entreprises publiques – sont avant tout préoccupés par la réduction de la fracture numérique sur leur territoire. Selon une étude de l’Union européenne, 52 % des Africains n’ont pas accès à internet, ce qui représentait à la fin de 2017 une population couverte de seulement 419 millions de personnes. Huawei travaille d’arrache-pied pour faire passer ce chiffre à 1,07 milliard de personnes à l’horizon 2020, notamment avec des investissements majeurs dans la R&D, par exemple pour mettre au point des nouvelles technologies de transmission radio presque aussi efficaces que la fibre.

Quels sont les États les plus importants pour Huawei en Afrique ?

Sans surprise, ce sont ceux qui ont les PIB les plus importants : l’Afrique du Sud, le Nigeria, l’Égypte et le Maroc.

Et parmi les opérateurs de télécoms, quels sont ceux avec lesquels vous travaillez le plus ?

Là encore, cela ne vous surprendra pas, nous travaillons avec les plus grands d’entre eux : MTN, Orange et Vodafone, Maroc Telecom… Notre coopération s’est construite année après année et s’étend aujourd’hui à la quasi-­totalité de leurs activités. Nous récoltons les fruits d’une longue relation avec eux, mais les débuts n’ont pas été faciles.

Nous avons rencontré de nombreuses difficultés avant de décrocher nos premiers contrats d’équipement de la téléphonie fixe, d’abord auprès de Telecom Egypt.

En 1997, quand Huawei est arrivé en Égypte, personne ne nous connaissait. Nous avons eu le réflexe de chercher en priorité à travailler pour des clients publics, en nous adressant, comme nous le faisions en Chine, aux différentes collectivités locales. Cette approche, très chinoise, n’était pas celle à adopter en Afrique. Nous avons rencontré de nombreuses difficultés avant de décrocher nos premiers contrats d’équipement de la téléphonie fixe, d’abord auprès de Telecom Egypt.

Quand Huawei est arrivé sur les marchés africains, votre groupe était très peu internationalisé. Qu’est-ce qui a poussé vos dirigeants à explorer un continent qui à l’époque intéressait peu les investisseurs ?

Ne vous y trompez pas, dans notre stratégie d’internationalisation, nous avons abordé à la même époque les marchés africains, européens et sud-américains. Notre premier bureau de représentation à l’étranger a été installé en Russie, pour un contrat de seulement 2 000 dollars… Notre stratégie vise à connecter le monde entier. D’ailleurs, nous avons bénéficié en Afrique des partenariats et innovations développés avec des opérateurs européens tels que Vodafone et Orange.

Sans ces liens avec les opérateurs européens, vous n’auriez pas pu réussir ainsi en Afrique ?

Être présents en Europe nous a permis d’être retenus parmi les fournisseurs homologués des grands opérateurs comme Orange ou Vodafone, sans quoi nous n’aurions pas pu être sélectionnés par leurs filiales africaines. Notre coopération est importante au niveau des sièges des groupes, ce qui est vrai avec les groupes européens mais aussi moyen-orientaux ou encore asiatiques. C’est notamment important pour un groupe indien comme Bharti Airtel, très centralisé.

Comment vous situez-vous par rapport à vos principaux concurrents, les européens Nokia, Ericsson ou encore le Chinois ZTE ?

Le marché des équipements de télécoms en Afrique est énorme, et il y a de la place pour tout le monde. L’économie numérique représente seulement 3,5 % du PIB du continent, c’est encore très faible !

Mais vous considérez-vous comme le leader du marché des infrastructures de télécoms ?

Oui, nous sommes sans conteste le numéro un du secteur. C’est le résultat de notre politique de recherche et développement. En 2018, nous y avons consacré 11,2 milliards de dollars. Ces investissements bénéficient bien sûr à l’Afrique.

Y a-t-il des collaborations avec ces grands concurrents, notamment avec ZTE, qui est l’autre équipementier chinois le plus connu ?

Nous travaillons avec tous les grands acteurs, nous avons des brevets croisés, nous menons ensemble des projets. Le secteur des nouvelles technologies, mondialisé, est très coopératif. Sur le continent, nous invitons tous les acteurs du secteur à venir dans nos cinq centres d’innovation partagés. Nous participons activement aux organisations professionnelles telles que 3GPP, qui élabore actuellement le futur standard des réseaux 5G. Concernant ZTE, nous n’avons pas de collaboration plus poussée avec lui qu’avec un autre. Pour nous, le fait qu’il soit chinois ne change pas grand-chose.

Au-delà des opérateurs, vous travaillez également avec les États. Que leur fournissez-vous ?

En réalité, de nombreux opérateurs de télécoms africains sont publics, c’est donc parfois un ministre qui prend les décisions pour eux. Dans les domaines de l’énergie, de l’eau ou de l’électricité, par exemple, cela peut aussi être le cas. Pour nous, que ces clients soient publics ou privés ne change rien, nous répondons à leurs demandes en matière d’infrastructures de télécoms et de transformation digitale. En revanche, nous ne nous substituons jamais aux États dans la définition de leur stratégie de transformation numérique. Nous pouvons toutefois les accompagner, en partageant avec eux notre expérience.

Au Nigeria, le constructeur a signé en avril un contrat de 750 millions de dollars. © Song Fan

Au Nigeria, le constructeur a signé en avril un contrat de 750 millions de dollars. © Song Fan

En Côte d’Ivoire, votre contribution à la réalisation, entre 2012 et 2015, du réseau national de fibre optique a été durement critiquée, alimentant l’idée que les entreprises chinoises ne fournissent pas des prestations de qualité. Que s’est-il passé ?

Sur ce projet, il y a clairement eu un problème de gestion, puisque les sous-traitants qui ont installé nos équipements ont été mal suivis. Mais Huawei a pris ses responsabilités. Nous avons tout refait à nos frais en suivant scrupuleusement le cahier des charges de notre client ivoirien. À cette occasion, nous avons remis à plat notre manière de gérer les projets, ce qui nous a permis d’améliorer la qualité des infrastructures installées par la suite ailleurs sur le continent.

Huawei est aussi devenu l’un des premiers fabricants de téléphones dans le monde.

C’est une orientation stratégique si l’on considère les smartphones comme une porte d’entrée, un élément essentiel au développement de l’industrie des TIC. Huawei a décidé de viser en priorité le haut de gamme, mais, dans la région Afrique - Moyen‑Orient, nous vendons principalement des modèles moyen et bas de gamme, compte tenu du pouvoir d’achat des consommateurs. Nous détenons 21,5 % de parts de marché dans cette zone.

Travaillez-vous sur des projets en commun entre les deux divisions équipements et appareils mobiles ?

Pas systématiquement. La division appareils mobiles est indépendante et gérée depuis Dubaï pour l’Afrique et le Moyen-Orient. Nous n’avons pas pour objectif de faire progresser leurs ventes.

Le développement des services de cloud computing peut-il aussi porter la croissance de votre groupe en Afrique ?

Nous croyons beaucoup au développement de ces services, c’est l’avenir de la transformation digitale. Au Maroc, nous avons développé une offre de cloud computing en partenariat avec un opérateur local [Inwi]. Pour l’heure, nous nous appuyons sur des data centers partenaires. Une réflexion est en cours pour savoir si nous devrions en construire un en propre.

Comment voyez-vous le futur de votre groupe sur le continent dans cinq ans ?

Chacune de nos divisions, tournée vers les opérateurs, les grandes entreprises ou le consommateur final, va continuer d’investir massivement dans la R&D, pour garder notre avance sur la concurrence. Nous n’allons pas nous disperser en investissant en dehors de notre domaine des télécommunications. Nous allons continuer de mettre tous nos œufs dans le même panier. Nous avons toute confiance en notre capacité à rester un leader du secteur des TIC et en sa prospérité.

La proximité comme argument

Pour expliquer son succès, le groupe chinois souligne sa proximité avec ses clients. Dans un pays comme le Bénin, Huawei dispose de 50 à 70 collaborateurs, quand ses concurrents, comme Ericsson et Nokia, font souvent appel à des ressources extérieures en fonction de leurs besoins. Sur le continent, Huawei emploie 2 400 salariés.

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