Mobilisation anti-Bouteflika en Algérie : pourquoi les jeunes disent non
Depuis quelques jours, une grande partie des moins de 30 ans se mobilise, avec enthousiasme et détermination, contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat. Décryptage.
Démission de Bouteflika : les six semaines qui ont ébranlé l’Algérie
Confronté à une mobilisation populaire d’une ampleur sans précédent, Abdelaziz Bouteflika a annoncé mardi 2 avril sa démission de la présidence de la République. Retour sur ces six semaines qui ont ébranlé l’Algérie et mis un terme à un régime en place depuis vingt ans.
Le vendredi 22 février avait mal commencé pour Hania Chabane, 24 ans, comédienne et assistante de production dans une société privée. Arrivée tôt le matin place du 1er-Mai (Alger centre) pour participer à la première manifestation contre le cinquième mandat du président Bouteflika, Hania est immédiatement arrêtée par des policiers en civil. Après cinq heures au commissariat, elle est relâchée. La suite de sa journée sera euphorique. Présente dans le cortège des manifestants qui défilent devant la Grande Poste, Hania est portée par la foule dans une ambiance joyeuse et fiévreuse comme la capitale n’en pas connu depuis des lustres.
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Le lendemain, sa photo, bras en croix et emblème national à la main, devient virale. Une icône de la protestation est née. « Le matin, je me suis sentie seule dans ce commissariat, raconte Hania. L’après-midi, je me suis sentie protégée par la foule. Rien ne pouvait m’arriver. »
Ce mois de février, qui a vu des milliers d’Algériens prendre possession de la rue pour exiger l’alternance, a déjà marqué l’Histoire. Ce sont des filles et des garçons comme Hania, nés et ayant grandi sous le parapluie de Bouteflika, qui lui demandent maintenant de céder sa place en scandant « 20 ans barakat » (« 20 ans, ça suffit »).
Aujourd’hui, nous nous fabriquons un destin commun
La jeunesse, trop souvent dépeinte comme dépolitisée, ou traumatisée par les violences de la décennie noire, a cette fois tenu à démontrer sa maturité politique. Les moins de 30 ans, qui constituent près de 60 % de la population, sont descendus dans la rue crier leur soif de rupture, de changement, de renouveau. Par les urnes, de préférence. Par la rue, si nécessaire. « Avant ce vendredi, chacun s’exprimait dans son coin. Aujourd’hui, nous nous fabriquons un destin commun », résume Hania.
Nouvelle ère
La vie de celle-ci est un condensé saisissant de l’ère Bouteflika, qui a commencé dans l’espoir et l’optimisme en 1999. Hania a perdu son père, policier de métier, dans un attentat terroriste en 1996. Pour subvenir aux besoins de sa famille et venger son mari, sa mère entre dans les rangs de la police, qu’elle quitte en 2004, lorsque Bouteflika entame son deuxième mandat. La politique de réconciliation prônée par celui-ci et le pardon offert aux terroristes lui étaient insupportables. « Un jour, la police avait récupéré un terroriste repenti, se souvient Hania. Avant d’être relâché dans la nature, il a souhaité demander ma mère en mariage. Elle en était malade. » La jeune femme a un avis tranché sur cette « réconciliation, une trahison doublée d’une injustice ».
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Déçue par les politiques, Hania rejoint le Mouvement démocratique et social (MDS), l’ex-Parti communiste algérien. Pour elle, Bouteflika fait désormais partie de l’Histoire. Son suffrage ira à son camarade Fethi Ghares, 45 ans, candidat du MDS à la présidentielle du 18 avril. « Nos dirigeants ont enterré nos rêves, nous les ressuscitons », dit Hania, qui n’a jamais voté mais qui s’est inscrite cette année sur les listes électorales.
« Il est nécessaire d’investir la rue pour se réapproprier l’espace confisqué, observe la jeune comédienne, mais le changement et l’alternance viendront par les urnes. Le refus du cinquième mandat n’est pas une finalité, mais plutôt le début d’une nouvelle ère. J’ai quelques raisons de détester Bouteflika, mais c’est moins sa personne que la caste de courtisans qu’il fédère qui pose problème. Nous ne sommes pas condamnés à vivre avec des dirigeants déjà aux commandes avant que nous venions au monde. »
Nouveaux visages et nouveaux rêves
Pourquoi la transition démocratique a-t-elle été possible en Éthiopie, au Sénégal, au Liberia ou au Kenya, et pas en Algérie ?
Étudiant en arts graphiques à Alger, Sofiane aussi a manifesté le 22 février. Il promet d’être de toutes les marches suivantes. Né deux mois après l’accession au pouvoir du raïs, lui non plus ne comprend pas qu’« une gérontocratie » soit encore en place alors que les jeunes frappent aux portes du pouvoir. « En vingt ans, j’aurais pu connaître deux ou trois présidents, observe Sofiane. Là, on dirait que Bouteflika et ses soutiens ont fait tomber l’ascenseur en panne. »
Issu d’une famille aisée, Sofiane dit avoir voyagé à l’étranger. Ses expériences lui ont révélé à quel point le système politique algérien s’était fossilisé. « Hier, on moquait certains pays africains comme étant des autocraties irréformables et des peuples ingouvernables, note Sofiane. Nous nous sommes trompés. Pourquoi la transition démocratique a-t-elle été possible en Éthiopie, au Sénégal, au Liberia ou au Kenya, et pas en Algérie ? » Sofiane hésite à aller voter le 18 avril, mais l’ampleur des marches lui donne à réfléchir : « Nous avons besoin de nouveaux visages, de nouvelles idées, de nouveaux programmes, de nouveaux rêves et d’élections transparentes. »
Vote ou non, ce ne sont pas nos voix qui comptent. Les responsables décident à notre place
Voter ? Ryan, 19 ans, étudiant à l’École des beaux-arts d’Alger, n’y croit plus. Lui est né le jour de la prestation de serment de Bouteflika, en avril 1999. Une expérience qui l’a vacciné contre les urnes. Scrutateur dans un bureau de vote à Constantine durant des élections locales en 2017, son chef de centre lui aurait demandé en fin de journée de bourrer les urnes en faveur du FLN. « Ce jour-là, j’ai compris que le vote ne sert à rien, tranche-t-il. Vote ou non, ce ne sont pas nos voix qui comptent. Les responsables décident à notre place. »
Une classe politique ringardisée
Il est écœuré par la fraude, mais non moins captivé par cette présidentielle inédite. Ryan est subjugué par le fantasque Rachid Nekkaz, qui rassemble des foules impressionnantes à chacune de ses sorties pour collecter les signatures. « On ne le prenait pas au sérieux, admet l’étudiant. Voyez comment il a ringardisé les politiques. Il sillonne le pays, reçoit des coups, écoute le peuple et parle sa langue. Avez-vous vu un responsable faire autant de kilomètres que lui ? Il a séduit les jeunes, pas les autres. Le succès de Nekkaz dit surtout qu’un renouvellement générationnel est possible. »
À l’Est toujours, ces deux frères, à Annaba. L’un est né en décembre 1998, avant le retour de Bouteflika aux affaires. L’autre après, en août 2000. Les deux voteront en avril pour la première fois. « Et on n’a connu que Bouteflika », s’amusent en chœur les deux frères, dont le père a lourdement insisté pour qu’ils s’inscrivent sur les listes électorales.
Ilyes, l’aîné, est de toutes les manifestations contre le cinquième mandat. L’étudiant en médecine côtoie la misère et le manque de moyens lors de ses stages en milieu hospitalier. Il s’est « éveillé à la politique » lors de la grève des médecins résidents, l’an dernier. L’absence de considération de la classe politique pour ce mouvement – qui a duré sept mois ! – le conduit à rejeter l’ensemble des acteurs de la présidentielle : « Je ne sais pas encore pour qui je voterai. Ali Benflis ? Je le connais peu. Ali Ghediri ? On ne connaît pas son programme. Ghani Mahdi ? Un Belhadj 2.0 »
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Contrairement à Ryan, il se méfie de Rachid Nekkaz : « Pour moi, c’est un clown. Il me paraît assoiffé de pouvoir, mais il propose quoi concrètement ? » Son benjamin, Rami, se tient à distance des manifestations. « Je n’y comprends pas grand-chose », concède-t-il.
Sans haine ni rancœur
L’Algérie est à l’aube d’une ère nouvelle. Avec ou sans Bouteflika, rien ne sera plus comme avant
Chihab a fait 300 km de route depuis Mostaganem, dans l’ouest du pays, pour assister à un meeting de soutien à la candidature du président à un cinquième mandat, le 10 février, à la Coupole d’Alger. Né en 1995, au cœur de la guerre civile qui a fait plus de 100 000 victimes, cet étudiant en littérature arabe est trop jeune pour se souvenir du président Liamine Zéroual, le prédécesseur de Bouteflika. « On me parle souvent de Zéroual comme du président qui a eu le courage de quitter son fauteuil, observe Chihab. Il est donc possible qu’un chef d’État ne s’accroche pas au pouvoir jusqu’à sa mort. »
À Batna, le 22 février, ce même Zéroual est sorti sur le pas de sa porte pour saluer les manifestants. Chihab, lui, jure se tenir éloigné de la politique. Pourquoi faire alors 300 km pour un meeting ? « Ils nous ont fait croire à une excursion, rigole l’étudiant. Je n’ai rien contre Bouteflika, mais je souhaite un président jeune et en bonne santé. »
Dalal, 21 ans, mannequin, n’est pas peu fière que l’une de ses photos, prise pendant la marche du 22 février, ait illustré un article d’un quotidien francophone. Seul regret ? Ne pas s’être inscrite à temps sur les listes électorales. « Bien sûr que j’aurais voulu voter ! se désole Dalal. L’urne est le seul moyen pour dire qu’on est citoyen à part entière. » Elle dit ne nourrir ni haine ni rancœur à l’égard du président, de ses ministres et de tous ceux qui lui demandent de briguer un nouveau mandat.
« Si notre président avait fait des efforts depuis son deuxième mandat, j’aurais volontiers soutenu sa candidature ! Mais ce n’est pas le cas. Que peut-il apporter aujourd’hui, alors qu’il est malade et absent ? Manifester pour amorcer le changement, c’est une bonne chose. Mais le salut viendra tôt ou tard d’une élection libre et transparente. Ce que je retiens de ces journées de colère ? L’Algérie est à l’aube d’une ère nouvelle. Avec ou sans Bouteflika, rien ne sera plus comme avant. »
Lydia Saidi, 24 ans, photographe freelance
« J’ai pris cette photo d’une manifestante qui surfait littéralement sur les épaules des marcheurs. J’aurais aimé à être à sa place. Sur une artère qui mène vers le siège de la présidence, des policiers tiraient des bombes lacrymogènes pour disperser la foule qui voulait s’y rendre. J’ai pris en photo un policier en larmes à cause de ces gaz. Ce jeune policier aurait pu se retrouver de l’autre côté de la barrière, du côté des manifestants. Il a le même âge que les jeunes que ses collègues visaient. Il porte un uniforme, il représente l’État, mais cela reste un Algérien affecté de la même manière que les manifestants par la situation actuelle. Durant ces journées, nous avons vécu des moments de grande solidarité et de communion. À un moment, il y a eu une bousculade. J’ai été protégée par des manifestants. Comme ces milliers de personnes qui ont défilé ce vendredi, j’ai vécu des moments historiques. »
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