« Une maternité rouge », la BD de Christian Lax sur le patrimoine africain

Avec son nouvel album, « Une maternité rouge », le dessinateur français Christian Lax s’attaque à la question migratoire tout en évoquant avec finesse les problématiques liées au patrimoine africain.

Une maternité rouge, de Christian Lax, Futuropolis 
et Louvre Éditions, 148 pages, 22 euros

Une maternité rouge, de Christian Lax, Futuropolis et Louvre Éditions, 148 pages, 22 euros

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 5 mars 2019 Lecture : 6 minutes.

Il faut souvent être confronté directement à la tragédie pour en prendre intimement conscience et décider de réagir. C’est ce qui est arrivé au dessinateur français Christian Lax : une rencontre, fortuite mais bouleversante, a provoqué la naissance de sa dernière bande dessinée, Une maternité rouge.

« Je vis dans la région de Lyon, raconte-t-il. Je me suis retrouvé un jour sur le quai d’Austerlitz, à Paris, où j’ai découvert ce camp de migrants… Je me suis attardé et j’ai été frappé par le contraste entre cette pauvreté et la présence, juste au-dessus, de la Cité de la mode, symbole de la richesse occidentale, avec ces terrasses et ces cafés où les Parisiens prenaient du bon temps. À quelques mètres seulement de personnes qui avaient traversé des aventures incroyables. J’ai discuté un moment avec un jeune Soudanais et je me suis demandé ce que j’allais faire de cette rencontre… »

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Une découverte au Louvre

La réponse ne viendra pas tout de suite, mais un peu plus tard, après un coup de fil de l’éditeur Claude Gendrot. « Il m’a proposé de faire quelque chose sur le Musée du Louvre, et j’ai commencé à mener des recherches, notamment sur internet… » Pour les éditions Futuropolis, il s’agit simplement d’intégrer, d’une manière ou d’une autre, le célèbre musée parisien dans le scénario… Pour Lax, cette proposition sera l’occasion d’une autre rencontre. « Au Pavillon des sessions du Louvre, j’ai découvert l’existence de cette maternité rouge, œuvre du maître de Tintam, un sculpteur dogon du XIVe siècle, relate-t-il. Je l’ai trouvée très belle, elle a un port magnifique… » Une image parue il y a quelques années dans le magazine Paris Match montre un Jacques Chirac concentré, les yeux plongés dans ceux de cette femme élégamment stylisée, à la tête haute, aux seins marqués, aux bras allongés, portant un enfant sur les genoux.

« Le “maître de Tintam”, appelé ainsi car son nom n’est pas connu alors que son style singulier est identifiable, a créé un mouvement au niveau de la jambe droite, accentuant l’aspect naturaliste de l’œuvre : la mère semble bouger pour que l’enfant soit plus confortablement installé, écrit Aurélien Gaborit, responsable du Pavillon des sessions. Même légèrement esquissé, ce mouvement donne davantage d’humanité à la sculpture que les habituelles compositions symétriques plus symboliques. » Les sculptures de ce maître représentent souvent des femmes nues, au crâne rasé, portant un labret à la lèvre inférieure. La patine, caractéristique, est obtenue avec un mélange d’ocre et de poudre de bois rouge.

J’ai imaginé que cette maternité avait une petite sœur

« Ensuite, j’ai imaginé que cette maternité avait une petite sœur, explique Christian Lax. Et j’ai demandé à ma fille, Émilie Lacroix, de la réaliser, en version plus petite, afin de pouvoir la dessiner sous toutes les coutures. J’avais besoin de sa présence… » Cette petite sœur est une jeune femme enceinte, dont le bois est fendu et qui a perdu ses bras : c’est son histoire, mais surtout celle de celui qui en devient le protecteur, que nous raconte l’auteur-dessinateur.

Bandiagara

Alou est un chasseur de miel vivant au bord du fleuve Niger, au cœur du Mali. Avec l’aide des oiseaux indicateurs, il part à la recherche des essaims d’abeilles, souvent loin de chez lui. C’est ainsi qu’un beau jour, à des kilomètres de son village, il découvre une grosse ruche sauvage installée dans les cavités d’un baobab… Le feu qu’il allume pour enfumer les abeilles attire un groupe d’islamistes armés jusqu’aux dents qui, parce qu’il possède un bâton orné d’une figurine, le battent et font exploser le baobab. S’ils ne le tuent pas, c’est seulement pour qu’il puisse témoigner de leur détermination à faire respecter leur conception obscurantiste de la religion… Mais l’explosion visant à détruire l’arbre sacré produit un petit miracle : elle met au jour une maternité de bois rouge dont Alou s’empare, scellant ainsi son destin.

Déjà au treizième siècle, les Dogons, persécutés, qu’on voulait convertir de force à l’islam, ont dû fuir le Ghana

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Au pied de la falaise de Bandiagara, le hogon – la plus haute autorité spirituelle chez les Dogons – se souvient bien : c’est lui qui, il y a des années, à l’heure de la décolonisation, a caché la sculpture dans le ventre de l’arbre. Elle n’était pas en sécurité face aux pilleurs occidentaux, comme elle n’est pas en sécurité aujourd’hui face aux extrémistes qui, « après avoir soumis la population de Tombouctou, […] ont détruit une dizaine de mausolées à coups de pioches et de barres à mine… et d’explosif quand cela ne suffisait pas. » Alou se voit dès lors confier la lourde tâche de mettre la statuette à l’abri. « Déjà au treizième siècle, les Dogons, persécutés, qu’on voulait convertir de force à l’islam, ont dû fuir le Ghana et venir se réfugier ici, dans ces falaises, dit le hogon. Même s’il m’en coûte de l’admettre, la place la plus sûre pour cette maternité est au Louvre, à côté de sa sœur. »

>>> Dossier – Bande dessinée et Histoires africaines

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C’est alors que commence le voyage d’Alou vers la « forteresse Europe », non pour fuir les aléas de la vie au pays mais pour mettre en sécurité une œuvre d’art. Avec beaucoup de subtilité, Christian Lax joue des problématiques contemporaines, déplaçant les points de vue pour mieux interroger le présent. Se gardant d’asséner des vérités, il interroge une réalité complexe et parvient à être juste et sensible aussi bien dans son approche de la question migratoire que dans celle du patrimoine africain.

Imaginée avant le grand débat sur cette question, à bonne distance des polémiques, Une maternité rouge a le mérite de remettre le sujet en perspective, de le replacer à échelle humaine. « J’ai suivi de loin, à travers ce qui se disait dans les médias, commente sobrement Lax. C’est un sujet difficile et délicat. Je trouve légitime que les pays africains qui ont cédé ces œuvres sous la contrainte souhaitent en récupérer une partie. On a besoin de savoir d’où l’on vient, les œuvres servent à cela, elles représentent un socle culturel qui permet d’avoir un regard sur le passé. Reste à savoir dans quelles conditions cela peut se faire, car il existe tout un trafic illégal autour de ces créations. Si c’est pour que cela se termine dans le salon d’un dictateur, c’est embêtant. »

Vies humaines

Après un long voyage émaillé de violence, Alou parvient à traverser la Méditerranée et à rejoindre Paris, porté par une urgence relevant du sacré. « Dans son rafiot, au milieu de la mer, il s’interdit d’intervenir – dans la douleur – pour aider une femme que des hommes vont violer parce qu’il est chargé de protéger un morceau de bois sculpté et qu’on lui a conseillé de ne pas se faire remarquer, explique Lax. Et à Paris, la société des conservateurs et des scientifiques qui s’intéressent à la sauvegarde de l’art n’est pas forcément sensible à la misère humaine. »

En tant qu’artiste, la protection du patrimoine est pour moi très importante

Il ne s’agit pas, on l’aura compris, de donner des réponses, mais plutôt de placer le lecteur dans une position relativement inconfortable où ses certitudes vacillent. « En tant qu’artiste, la protection du patrimoine est pour moi très importante… Mais, ce qui est prioritaire, c’est la protection de la vie humaine, tranche néanmoins Lax. Il n’y a pas pire que sa disparition. » Pour certains responsables, cela méritait d’être rappelé.

Making of

Une maternité rouge est un album lumineux, alors même qu’il est dominé par le gris et le blanc. « Bien que le propos soit sombre, je me suis attaché à la lumière, car pour moi, l’Afrique, c’est la lumière, affirme Christian Lax. J’ai surtout utilisé des lavis d’encre noire, selon une technique que j’ai mise au point pour Un certain Cervantès. Je me sers d’encres du commerce qui, selon les marques, libèrent des pigments différents. J’ai rehaussé à l’aquarelle certains dessins de jaune de Naples ou de bleu. Je me suis aussi servi de craie grasse, grattée, qui rend le papier imperméable à l’eau. »

Quant aux croquis, le dessinateur a utilisé ceux réalisés il y a quelques années en pays dogon et au Maroc, ainsi que ses photos de voyage. « J’ai travaillé avec toutes ces munitions-là », dit celui qui s’était déjà intéressé au continent avec Azrayen’ (Dupuis), bande dessinée sur la guerre d’Algérie réalisée avec son complice Frank Giroud.

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