Libye : quand Khalifa Haftar se rêve en de Gaulle

Amorcée à la mi-janvier, l’irrésistible avancée des troupes du maréchal dans le Fezzan soulève des questions sur les intentions réelles de l’homme fort de la Cyrénaïque.

Le maréchal Haftar, au centre, le 29 mai 2018 lors de la rencontre organisée à l’Élysée avec les parties à la crise en Libye. © Francois Mori/AP/SIPA

Le maréchal Haftar, au centre, le 29 mai 2018 lors de la rencontre organisée à l’Élysée avec les parties à la crise en Libye. © Francois Mori/AP/SIPA

Publié le 21 mars 2019 Lecture : 5 minutes.

Le prolongement de la crise libyenne a donné lieu à d’innombrables conférences internationales, réunions et autres tables rondes destinées à relancer le processus. Face à l’impasse diplomatique, l’opération lancée dans le Fezzan à la mi-janvier par ­l’Armée nationale libyenne (ANL) apparaît comme un nouveau coup de pied dans la fourmilière libyenne. Et, surtout, comme un pied de nez à la communauté internationale.

C’est donc tout logiquement en position de force que Khalifa Haftar s’est rendu à Abou Dhabi le 27 février afin de conclure un (énième) accord de principe avec Fayez al-Sarraj, Premier ministre et chef du Conseil présidentiel du gouvernement d’union nationale basé à Tripoli. Seulement, loin de partager l’optimisme onusien quant à la tenue prochaine d’élections, les proches et principaux conseillers du maréchal semblent échafauder d’autres scénarios pour la Libye. Et pour leur héros.

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Gloire locale

Du côté d’Al-Marj, au nord-est de Benghazi, une douce euphorie règne parmi les partisans de Khalifa Haftar. Lequel n’en manque pas depuis que celui qui n’était encore que général en 2014 a posé son barda dans cette petite ville pour en faire, bien plus qu’un quartier général, un véritable fief.

Ici, l’épopée du maréchal dans le Sud libyen, au cours d’une percée aussi fulgurante qu’indéniablement réussie, n’a échappé à personne. Et a donné lieu à une nouvelle démonstration publique à la gloire de celui qui a récupéré les champs pétrolifères de la région frontalière avec l’Algérie et bouté les rebelles tchadiens hors des frontières nationales. Une courte mais sincère liesse, sous l’œil et la supervision du service de communication de l’ANL.

Dans l’enceinte du QG de Khalifa Haftar, l’ambiance est plus sobre, même si l’orgueil gonfle les poitrines de tous ceux, militaires ou non, qui y ont leurs entrées. Les éléments de langage sont bien rodés : « L’Armée nationale libyenne intervient dans le Fezzan pour chasser la menace terroriste qui plane sur le pays mais aussi sur l’Europe tout entière », martèle un aide du camp du maréchal. Toute autre considération est balayée d’un revers de manche d’uniforme : « Seule la question de l’éradication du terrorisme guide l’action du maréchal. »

Des combattants libyens dans l'Est, en 2015 (photo d'illustration). © Mohamed Ben Khalifa/AP/SIPA

Des combattants libyens dans l'Est, en 2015 (photo d'illustration). © Mohamed Ben Khalifa/AP/SIPA

Sarraj n’est pas maître chez lui, il ne peut pas faire un pas dans la capitale sans l’accord des islamistes, lance un partisan

Mais qui est un terroriste et qui ne l’est pas ? Khalifa Haftar a finalement toujours été assez clair sur le sujet, il faut le reconnaître, en présentant tous ceux qui s’opposeraient à lui en Libye – principalement les milices révolutionnaires, islamistes ou non – comme étant… des terroristes.

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Fort de cette ligne, de sa clarté et des succès actuels, le premier cercle du commandant en chef de l’ANL n’hésite plus, en coulisses, à sortir du discours policé relayé auprès des médias. Pour ceux qui se présentent comme « l’aile politique de l’ANL » – passons sur cette bizarrerie –, « Haftar ira se battre partout où la terreur islamiste tentera de s’imposer ».

Jusqu’à Misrata ou Tripoli ? « Partout où le danger islamiste existe », insistent-ils en chœur. Et l’un des protagonistes de se lancer dans une diatribe surprenante : « Haftar va libérer Sarraj ! Car il est, comme son gouvernement d’union nationale, pris en otage par les milices islamistes. Sarraj n’est pas maître chez lui, il ne peut pas faire un pas dans la capitale sans l’accord des islamistes. Ça, la communauté internationale commence enfin à le comprendre… »

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Plan marketing

L’opération militaire dans le Fezzan s’accompagne ainsi d’un vaste plan marketing. On le reconnaît sans trop rechigner : « Dès que le Sud sera pacifié, tout comme l’a été Benghazi, qui pourra encore dire qu’il y a un problème Haftar, alors qu’il est la seule solution crédible pour la Libye, les Libyens et pour vous aussi d’ailleurs ? »

Là encore, l’équation apparaît d’une simplicité enfantine : « En remettant de l’ordre dans le Fezzan, Haftar va à la fois verrouiller les routes migratoires, et anéantir Daesh et Al-Qaïda. Que voulez-vous de plus ? » Que le maréchal Haftar parvienne peut-être à se forger sa légitimité ailleurs que sur les champs de bataille ? La remarque n’inspire que des grimaces chez les uns et les autres.

« Les urnes, les négociations, on a vu ce que cela a donné, résume un pro-Haftar. La Libye n’est pas prête, il lui faut un leader. » Quitte à prendre le risque de replonger le pays dans une forme de totalitarisme. Une hypothèse récusée par l’entourage du maréchal. « Ceux qui parlent de dictature, comme vous, ne savent pas de quoi il s’agit », s’emporte un intervenant. Son voisin de table explique : « Haftar est un libérateur, pas un dictateur. C’est comme de Gaulle. Est-ce que de Gaulle était un dictateur ? »

Le troisième acquiesce et formule, plus calmement, sa vision de l’avenir de la Libye : « Cela ne sert à rien de parler d’élections actuellement. On a voulu aller trop vite en 2011 et en 2012. Nous avons perdu huit ans en discussions stériles en voulant faire plaisir à tout le monde, même aux terroristes ! Il faut reprendre les choses là où elles étaient à ce moment-là et faire ce qui n’a pas été fait. Rebâtir un État fort et désarmer les milices. Seul Haftar peut le faire. Pas l’ONU. Pas l’Europe. Pas les Américains. La Libye pacifiée, il quittera le pouvoir sans problème. »

Argument couperet

Croix de bois, croix de fer… Et qu’importe si l’approche semble contraire aux aspirations exprimées par les révolutionnaires de 2011. Une réserve irrecevable ou qui, en tout cas, ne tient plus pour les proches du maréchal, lesquels font valoir leur pragmatisme : « Qui est ce Libyen qui ne veut pas d’un retour à l’ordre et des bienfaits qu’il en tirera ? Qui est-il, sinon un islamiste qui veut imposer son califat ? »

Réponse couperet, argument imparable qui nie la légitimité des Libyens ayant foi dans le consensus politique – aussi tortueux, fragile et polémique soit-il – plutôt que dans le coup de force permanent.

La question de la légitimité démocratique, faussement candide, amuse franchement dans le fief de Haftar, au point de provoquer quelques éclats de rire. Nul salut sans le maréchal, on l’aura compris. Il n’empêche que dans les ­environs de Misrata ou de Tripoli, ­islamistes ou non, ils sont encore nombreux à vouloir transformer le parcours de ce « sauveur » en un long et douloureux chemin de croix. Eux n’ont franchement pas envie de rire.

Un calendrier électoral incertain

Sous l’impulsion d’Emmanuel Macron, qui avait réuni, en mai 2018, à Paris, Fayez al-Sarraj et Khalifa Haftar, une première date pour des élections générales libyennes avait été fixée au 10 décembre 2018. Face aux obstacles juridiques et sécuritaires, la conférence de Palerme, en novembre, repousse les échéances à la fin du printemps. Ce calendrier n’ayant pas davantage de chances d’être respecté, les élections présidentielle et législatives libyennes ont finalement été fixées, à l’issue du sommet de l’UA en février, à octobre 2019.

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