Engrais : le Nigeria redistribue les cartes
La décision de la Banque centrale nigériane d’interdire l’importation des engrais NPK ravit les industriels locaux autant qu’elle menace les résultats de certains acteurs internationaux.
Thomas Etuh a réussi. En ce 7 décembre 2018, le puissant président du producteur d’engrais TAK Continental et de l’Association des producteurs et des fournisseurs de fertilisants du Nigeria (Fepsan) peut jubiler. La Banque centrale du Nigeria (CBN) vient en effet d’annoncer qu’elle ajoutait les engrais NPK (composite réunissant de l’azote, du phosphore et du potassium) à la liste des biens « non valides pour les opérations de change ».
Autrement dit, il est désormais interdit d’importer ce type d’engrais dans le pays. Une mesure inédite au niveau mondial qui vient confirmer l’inclination protectionniste d’Abuja au moment où le continent cherche au contraire à intégrer ses différents marchés à travers la création de la Zlec.
Un décennie de bouleversements
Les NPK sont pourtant le deuxième engrais le plus utilisé derrière l’urée dans l’agriculture nigériane. Ils représentent à eux seuls près de 25 % de la consommation annuelle ainsi que 50 % des engrais importés, selon la FAO. Cette interdiction vient en fait ponctuer une décennie de bouleversements dans le secteur des engrais nigérians. Il y a dix ans, le pays importait la quasi-totalité de sa consommation d’engrais. Il est aujourd’hui en passe d’en produire près de 75 %.
En 2008, le groupe Notore Chemical Industries marquait de son empreinte le renouveau de la filière en acquérant pour 152 millions de dollars la National Fertilizer Company of Nigeria (Nafcon) et son usine d’engrais d’une capacité de 500 000 tonnes. À l’arrêt depuis 1999, l’unité produit de l’urée, un fertilisant qui représente à lui seul près de 50 % de la consommation nigériane et qui peut rentrer dans la composition des NPK.
Le calcul de Notore est alors assez simple. Le Nigeria possède de grandes réserves de gaz (intrant de base dans la production d’urée) sous-utilisé ou même torché, alors pourquoi ne pas y recourir pour fabriquer des fertilisants à bas prix ? Une idée qui finit par faire des émules. L’indonéso-singapourien Indorama, présent au Nigeria depuis 2006 dans le secteur pétrochimique, va suivre le modèle mais en investissant davantage encore.
Vers l’exportation
En 2013, il décide la construction d’une usine à Port Harcourt d’une capacité de 1,4 million de t (Mt) d’urée par an pour un investissement de 1,2 milliard de dollars. En fonctionnement depuis bientôt trois ans, elle verra sa capacité doubler à l’horizon 2021 pour 1,1 milliard supplémentaire.
Toutes ces entreprises ont négocié des accords avec la Nigerian National Petroleum Corporation pour acheter le mètre cube de gaz naturel à moins de 1 dollar
Rencontré à l’Argus Africa Fertilizer de Marrakech fin février, Mahesh Appat, directeur marketing chez Indorama Nigeria, ne cache pas ses ambitions : « Nous couvrons déjà la demande d’urée au Nigeria. Le reste, nous l’exportons, majoritairement en Amérique latine, et, pour plus de 15 %, en Afrique de l’Ouest. Mais notre intention est de devenir un acteur important dans la région et d’y exporter davantage. » Indorama est déjà présent dans la zone : il a racheté en 2014 les Industries chimiques du Sénégal.
Flairant le filon, Dangote Group a suivi le mouvement et est en train d’achever, pour 2 milliards de dollars, sa propre unité de production d’urée à Lekki (Lagos) d’une capacité de 3 Mt par an. Son entrée en production, plusieurs fois repoussée (lire encadré ci-dessous), est annoncée « avant le mois de juin ». La consommation d’urée au Nigeria a beau ne pas excéder 800 000 t par an, l’investissement est perçu comme extrêmement rentable.
Ainsi que l’explique un spécialiste du secteur : « Toutes ces entreprises ont négocié des accords avec la Nigerian National Petroleum Corporation (NNPC) pour acheter le mètre cube de gaz naturel à moins de 1 dollar… Leur urée est très compétitive sur le marché international. »
Participation active d’Abuja
Ces développements ont été accompagnés par le gouvernement fédéral. En décembre 2016, lors d’une visite de Mohammed VI au Nigeria, Thomas Etuh et Mostafa Terrab, président d’Office chérifien des phosphates, signaient un accord de partenariat afin que le second accompagne le premier dans « le développement des structures de mélanges (destinés à produire des NPK), de stockage et de transport ».
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Dans la foulée, Muhammadu Buhari lançait la Presidential Fertilizer Initiative (PFI), dont l’un des objectifs est l’autosuffisance en production de NPK. L’interdiction des importations en décembre dernier est venue compléter ce grand projet.
« Nous possédions plus d’une trentaine d’usines de mélange endormies, d’une capacité cumulée de près 2,5 Mt par an, mais incapables de concurrencer les grands producteurs internationaux. Résultat, nous importions quasiment 100 % de nos engrais NPK. L’idée de l’interdiction, c’est tout simplement d’encourager la production locale », explique à Jeune Afrique Gideon Negedu, secrétaire exécutif du Fepsan. D’après lui, « 22 mélangeurs ont déjà repris leur activité depuis l’an dernier et devraient subvenir sans aucun problème à nos besoins. »
Avec la PFI, l’État nigérian, via le fonds souverain Nigeria Sovereign Investment Authority, s’est également arrogé pour trois ans le monopole de la production d’engrais en achetant directement les intrants et en utilisant les mélangeurs comme prestataires. Ce système permet selon lui d’éviter de gonfler les marges des intermédiaires et de vendre in fine le sac de 50 kg aux agriculteurs nigérians pour moins de 6 000 nairas (14,80 euros).
Le marocain OCP voit disparaître un marché important
Ces derniers, qui ont vu le prix du sac d’engrais NPK diminuer de près de 30 % par rapport à 2016, ont tellement apprécié que la consommation d’engrais a augmenté de 50 % depuis (passant de 960 000 t à 1 564 000 t entre 2016 et 2017). Une manne qui avait alors bénéficié à OCP, fournisseur de près de près de 90 % du marché nigérian en NPK.
Mais l’interdiction des importations va mettre fin à cette domination. Alors même que ses ventes de NPK (produit à Jorf Lasfar) en Afrique subsaharienne sont passées de 2,5 Mt en 2017 à 1,8 Mt en 2018, OCP voit l’un de ses principaux marchés africains pour cet engrais disparaître. Il ne pourra désormais vendre au Nigeria que du phosphate et du DAP (dérivé du phosphate), notamment à TAK Continental, son partenaire de longue date.
Hasard ou coïncidence, OCP a annoncé début mars un investissement de 1,5 milliard de dollars au Nigeria pour la construction d’une usine et prévoit également d’y construire trois mélangeurs. Des engagements qui pourraient faire penser qu’Abuja a réussi son pari. Mais tout le monde ne partage pas cet avis.
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« Le coût de revient des NPK produits au Nigeria restera toujours supérieur à celui d’OCP, persifle un bon connaisseur du secteur également présent à l’Argus Africa Fertilizer. Sans compter qu’en Afrique subsaharienne l’Office pratique une politique de prix particulièrement agressive. Un jour ou l’autre, cette différence de prix, ce sera les fermiers nigérians qui la paieront… » Pour les industriels implantés au Nigeria, en revanche, « c’est le pactole assuré », confie un observateur avisé.
Dangote : la fin de l’Arlésienne ?
Annoncée en 2016 pour la fin de 2017, puis en 2017 pour la fin de 2018, l’entrée en production de l’usine d’ammoniac et d’urée de Lekki de Dangote Group est désormais annoncée d’ici à « juin 2019 ». Une promesse que les spécialistes, échaudés, accueillent avec prudence. D’après Mahesh Appat, directeur marketing d’Indorama Nigeria, dont l’une des usines pétrochimiques se trouve en face du chantier : « Les travaux seront bientôt achevés. »
D’après une autre source travaillant avec un sous-traitant de Dangote Group sur le projet, « l’usine est construite à près de 90 %. En revanche, la construction du gazoduc qui doit l’alimenter n’a même pas commencé. Dans ce contexte, je ne vois pas l’usine démarrer avant la fin de l’année. »
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