Intégration africaine, de la parole aux actes
Il y a un an, 49 États africains créaient une zone de libre-échange. Mais les nombreuses barrières réglementaires et logistiques freinent l’unification économique du continent.
Africa CEO Forum 2019 : enjeux et défis de l’intégration africaine
Les 25 et 26 mars à Kigali, 1 600 décideurs venus de 70 pays se réuniront à l’occasion de la septième édition de l’Africa CEO Forum, placée sous le signe de l’intégration africaine.
Kwame Nkrumah, le père du panafricanisme, l’a écrit dans son livre L’Afrique doit s’unir (1963) : « L’unification totale de l’économie africaine à l’échelle continentale est le seul moyen qu’aient les États africains d’atteindre un niveau qui ressemble à celui des pays industrialisés. » Le président nigérien, Mahamadou Issoufou, chargé par ses pairs de les aider à concrétiser ce rêve qui hante l’Union africaine (UA) depuis 1991, donne la mesure du défi à relever : « Ces 84 000 km de frontières entre nos 55 pays sont 84 000 km d’obstacles à nos échanges entre nous. »
Le 21 mars 2018, la première pierre de l’édifice est enfin posée avec la signature à Kigali par 49 pays de « l’accord portant création de la Zone de libre-échange continentale [Zlec] », dont les 80 pages entendent organiser le plus grand espace de ce type au monde, fort de 1,2 milliard d’habitants et doté d’un PIB de quelque 3 000 milliards de dollars.
Offrir un accès à des marchés plus grands
L’enjeu est d’offrir aux entreprises l’accès à des marchés d’une taille bien plus grande que celle permise par la fragmentation des États issus de la colonisation afin qu’ils puissent se développer et créer les 20 ou 30 millions d’emplois exigés chaque année par l’arrivée de vagues de jeunes sur le marché du travail.
Il s’agit également de faire passer les échanges intra-africains de 15 % à 25 % du commerce total du continent dans les dix ans, afin de le protéger de chocs externes dus à la volatilité des prix des matières premières, aux à-coups de la conjoncture mondiale ou aux variations brutales des taux de change.
Pour y parvenir, il faudra rendre plus intéressant pour tous les Africains le fait d’acheter et de vendre à moindre coût chez les voisins. Ce qui suppose la suppression massive des droits de douane, l’allègement des procédures administratives et la réalisation d’infrastructures électriques, routières, ferroviaires, aériennes, numériques et financières sûres, commodes et au meilleur coût.
Le rôle de ces communautés économiques est de consolider à un niveau inférieur les politiques d’ouverture et de les harmoniser avant de le faire au niveau continental
Ce qui est de bon augure, c’est que cela commence à fonctionner dans plusieurs des huit communautés économiques régionales (CER) qui ont fleuri sur le continent.
Trois signatures encore manquantes
« Le rôle de ces communautés est de consolider à un niveau inférieur les politiques d’ouverture et de les harmoniser avant de le faire au niveau continental, explique Rodrigo Deiana, économiste au Centre de développement de l’OCDE. C’est ainsi que la Communauté de l’Afrique de l’Est [EAC] est devenue un territoire douanier unique où les marchandises ne font l’objet que d’un seul contrôle, ce qui a permis de réduire les temps de transit de moitié et les coûts d’acheminement de plus de 30 %. »
Où en est-on, un an après la signature de l’accord de Kigali ? L’article 23 de celui-ci stipule qu’il entrera en vigueur « après le dépôt du 22e instrument de ratification ». Il manquerait donc la ratification de trois pays pour donner vie à la Zlec. Albert Muchanga, le commissaire de l’UA pour le commerce et l’industrie, a bon espoir que l’accord soit mis en œuvre en juillet 2019.
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Ces atermoiements s’expliquent par l’ampleur de la tâche. L’hétérogénéité géographique, politique, économique et sociale du continent, les craintes face aux transferts de souveraineté indispensables pour réussir la Zlec, les pertes inévitables de recettes douanières qu’elle provoquera, les obstacles non tarifaires (règles phytosanitaires, paperasse, corruption), les risques de fragilisation des secteurs les moins concurrentiels suscitent des blocages, et pas seulement chez les gouvernants, comme le montrent, entre autres, quatre points très sensibles.
Craintes, risques et blocages
« Pour profiter de la suppression des droits de douane, il faudra que les entreprises se soumettent à la règle d’origine, confirme Aruna Bineswaree Bolaky, économiste à la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), c’est-à-dire qu’un produit devra être majoritairement fabriqué avec des intrants africains dans une proportion et selon un procédé qui devront être négociés. À titre d’exemple, si le Kenya souhaite que ses tee-shirts soient exemptés de droits de douane, il lui faudra se tourner vers le coton égyptien plutôt que chinois. »
Le Nigeria se méfie de la règle du consensus qui prévaudrait au sein de la Zlec; Il ne veut pas être à la merci des petits pays
Pour l’instant, le Nigeria ne veut pas rejoindre la Zlec. Ses syndicats et son patronat redoutent que ses PME ne soient pas assez compétitives face à la concurrence de mastodontes mondiaux qui s’installeraient dans un pays africain pour profiter des avantages de la zone. Cette menace peut être écartée si un code de l’investissement est élaboré pour obliger les investisseurs étrangers à jouer le jeu communautaire.
« Le Nigeria [mais aussi l’Égypte et l’Afrique du Sud] se méfie de la règle du consensus qui prévaudrait au sein de la Zlec, constate Benoît Chervalier, président-fondateur de One2Five Advisory, société de conseil financier aux États, car cela aboutirait à donner un quasi-droit de veto à tous ses membres. Il ne veut pas être à la merci des petits pays. »
Des outils de dialogue, de surveillance et d’assistance
Les pays pauvres et/ou petits craignent d’être inondés par les produits de pays plus avancés et/ou plus vastes du continent. En outre, ils n’ont pas envie d’abandonner leurs droits de douane, qui constituent une grosse partie de leurs recettes budgétaires.
« Pour surmonter ces risques, il faudrait que la Zlec accepte des exceptions aux abaissements des droits de douane pour les pays les moins avancés [PMA] et les produits vulnérables, avance Jaime De Melo, de la Fondation pour les études et recherches sur le développement international [Ferdi] et professeur émérite à l’université de Genève. Comme dans l’Union européenne, où les pays en retard bénéficient d’une aide financière communautaire, un mécanisme de compensation au profit des PMA serait nécessaire au sein de la Zlec. » Histoire d’éviter que ceux-ci ne se rebellent en bloquant l’institution.
La Zlec n’inspirera confiance qu’à condition de disposer d’institutions de dialogue, de surveillance et d’assistance technique en mesure d’épauler les États. Il lui faudra aussi mettre en place un organe de règlement des nombreux litiges qui naîtront. L’Afrique sera-t-elle capable d’instaurer, par exemple, une taxe supplémentaire de 0,2 % sur ses importations pour financer ces précieux rouages ?
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Améliorer les compétences pour gagner en compétitivité
L’essentiel de cette délicate construction repose sur les épaules des gouvernants. Mais les secteurs privés n’ont pas intérêt à rester passifs, car aucun d’entre eux n’est sûr que le libre-échange ne bouleversera pas son activité. Ils devront prendre leurs responsabilités, notamment en compensant les faiblesses des systèmes éducatifs par une amélioration des compétences de leur main-d’œuvre, ce qui augmentera leur productivité et leur compétitivité. Ils seront bien avisés de créer des chaînes de valeur régionales sans attendre la fin des tracasseries. « Par exemple, le coton de Madagascar pourrait avantageusement alimenter l’industrie textile de Maurice », avance Bineswaree Bolaky.
Quant aux financements des infrastructures manquantes, qu’on ne compte plus sur les États budgétairement exsangues ou sur l’endettement public dangereusement élevé : le temps des partenariats public-privé est arrivé, et il va falloir que les gouvernements africains se montrent bienveillants avec les investisseurs s’ils veulent réussir cette Zlec, dont Benoît Chervalier illustre le gigantisme en la comparant à « une zone de libre-échange qui irait de Brest (France) à Vladivostok (Russie) ». Kwame Nkrumah finira-t-il par avoir raison malgré cette complexité ?
- Marché unique : le monde des affaires peut-il y croire ?
La Zone de libre-échange continentale se veut un puissant instrument de croissance, d’emploi et même d’industrialisation. À la veille de son entrée en vigueur, comment le secteur privé africain peut-il s’y préparer ?
Plus d’informations sur le site : https://www.theafricaceoforum.com/fr/.
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