Le chant de colère de Jesmyn Ward, « au confluent de l’histoire, du racisme et de la pauvreté »

Deux fois lauréate du National Book Award, Jesmyn Ward puise son inspiration dans le Mississippi de son enfance pour raconter l’Amérique des fractures sociales et raciales

Jesmyn Ward, une romancière au style percutant. © Beowulf Sheehan/editions belfond

Jesmyn Ward, une romancière au style percutant. © Beowulf Sheehan/editions belfond

Publié le 25 mars 2019 Lecture : 2 minutes.

«Il faut qu’une voix s’élève pour raconter […] la façon dont le racisme, les inégalités sociales, l’absence de politiques publiques et les démissions personnelles se sont combinés pour engendrer cette situation pourrie », écrit Jesmyn Ward dans Les Moissons funèbres, une autobiographie percutante, hommage à son frère et nombre de ses jeunes camarades morts dans le Mississippi contemporain, victimes des violences sociale, économique et raciale.

C’est aussi au racisme systémique, puisant ses racines dans l’histoire de l’esclavage, que l’auteure de 41 ans s’attaquait aussi dans Cette fois le feu, une nouvelle génération parle de race, où elle réunissait des auteurs et poètes contemporains, un peu plus de cinquante ans après La prochaine fois le feu, de James Baldwin.

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Récits de vie ordinaire

Depuis Ligne de fracture, son premier roman, publié en 2008, Jesmyn Ward déploie des récits de vie ordinaire à travers les voix de ces « enfants du Mississippi et de la Louisiane ». Des gosses « issus de lignées mêlant sangs africain, français, espagnol, indien pour finalement donner naissance à cette identité qu’on nomme noire dans le sud des États-Unis ».

Prenant régulièrement pour décor Bois sauvage, titre de son deuxième roman sur les désastres de Katrina, Ward crée un pendant fictionnel de la ville de DeLisle, où elle a grandi, à quelques kilomètres de la baie de Saint-Louis.

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« Ici, au confluent de l’histoire, du racisme et de la pauvreté, voici ce que valent nos vies : rien. Cet héritage engendre désespoir et haine de soi, et les tragédies se multiplient. » Ici, un homme blanc qui tue un homme noir, ce n’est pas un meurtre, c’est un accident. Le frère de Jesmyn Ward a été percuté par un chauffeur blanc alcoolisé qui fut condamné non pas pour meurtre, mais pour délit de fuite.

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L’atmosphère est pesante dans ce bayou formidablement décrit dans Le Chant des revenants, nouveau roman de Jesmyn Ward, où grandissent Jojo et sa petite sœur Kayla, auprès de leurs grands-­parents. Une aïeule aux dons de guérisseuse en fin de vie et une figure paternelle installée, malgré les démons de Parchman qui le poursuivent. Parchman, ce pénitencier-plantation du nord du Mississippi, devenu prison aujourd’hui, où la majorité des personnes enfermées étaient des Noirs. Certains encore enfants, jusqu’au milieu du siècle dernier…

Champ des possibles

Dans Le Chant des revenants, tout s’imbrique, s’enlise, l’émancipation des êtres semble impossible. Avec ce roman, Jesmyn Ward livre une fresque familiale sombre, où la lumière pénètre pourtant à travers un dialogue subtilement mené entre vivants et morts. C’est un récit de marronnage qu’elle transmet par une écriture romanesque haletante, poétique, où l’onirisme se mêle au réel pour mieux l’appréhender.

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Toute la puissance de l’écriture réside dans ce tour de force : tenter d’échapper aux assignations en les nommant, faire le récit de vies déshumanisées en leur rendant leur dignité, habiter le chant de l’amour, celui qui relie et délivre, celui qui ouvre le champ d’autres possibles, d’une société réconciliée avec elle-même. « Maintenant tu comprends la vie, maintenant tu connais la mort », dit le personnage de Richie. Pour que traverse la lumière, il faut reconnaître ses ombres. Jesmyn Ward affronte les siennes, celles de sa communauté, celles des États-Unis.

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