Libanais d’Afrique : enquête sur une communauté discrète mais puissante

Le continent compte maintes dynasties d’entrepreneurs venues du pays du Cèdre. Discrète mais puissante, cette communauté bien intégrée conserve des liens très forts avec sa terre d’origine. Mais les jeunes générations commencent à bouleverser ces vieux schémas.

 © Laurent Parienty pour JA

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Publié le 28 mars 2019 Lecture : 8 minutes.

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Libanais d’Afrique : une histoire de familles

Le continent compte maintes dynasties d’entrepreneurs venues du pays du Cèdre. Discrète mais puissante, cette communauté bien intégrée conserve des liens très forts avec sa terre d’origine. Enquête.

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D’Abidjan à Kinshasa et de Conakry à Dakar – et même à Beyrouth ! –, évoquez les « Libanais d’Afrique » et vous risquez de voir apparaître sur les visages de vos interlocuteurs sourires narquois et airs entendus. Ni ici ni là-bas, la communauté n’a jamais eu très bonne presse. Les clichés lui collent à la peau. Le principal ? Le Libanais d’Afrique est riche. Affirmation évidemment absurde : si les familles d’entrepreneurs ayant réussi sur le continent sont nombreuses, et généralement bien connues, elles représentent à peine 10 % des quelques centaines de milliers de Libanais d’origine établis sur le continent.

Le « capitalisme de parias »

La source de cette richesse suscite, elle aussi, bien des fantasmes. Ces gens-là sont, paraît-il, des commerçants-nés, trait de caractère qu’ils tiendraient de leurs ancêtres phéniciens ! Bien sûr, cette douteuse essentialisation n’est nullement confirmée par les faits : les puissantes dynasties libanaises du continent opèrent aujourd’hui dans les secteurs les plus variés, même si, pour des raisons historiques, le « commerce » reste l’une de leurs activités de base.

Leur importance numérique varie considérablement d’un pays à l’autre, et c’est en Côte d’Ivoire que se trouve le plus gros contingent

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« La plupart des entreprises sont pluridisciplinaires, explique un intermédiaire qui connaît bien le milieu. Ils gardent souvent un pied dans le commerce, mais la majeure partie de leur activité se situe plutôt dans les industries de transformation : agroalimentaire, cosmétiques, chimie… »

Pour comprendre leur succès, mieux vaut peut-être chercher du côté des sciences humaines. L’anthropologue français Michel Peraldi évoque à leur propos le « capitalisme de parias » cher à Max Weber, notion souvent appliquée à la diaspora juive. Reste que chaque communauté libanaise d’Afrique a ses spécificités.

>>> À LIRE – Qui sont les Libanais de Côte d’Ivoire ?

Ainsi, leur importance numérique varie considérablement d’un pays à l’autre. Au Mali ou au Burkina Faso, on ne compte guère plus de 1 000 « Libanais », naturalisés ou non. Mais ils sont plus de 3 000 en Guinée et quelque 30 000 au Sénégal, où les premiers émigrants débarquèrent dès la fin du XIXe siècle et où les grandes familles ont pour nom Jaber, Tarraf, Filfili, Layousse, Fares, Salam, Haidouss ou Omaïs.

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Mais c’est en Côte d’Ivoire que se trouve le plus gros contingent : 100 000 personnes environ. Les puissantes dynasties d’affaires y sont légion, des Hyjazi aux Omaïs, en passant par les Darwich, Khalil, Fakhry, Beydoun, Ezzedine et Hojeij. Dans dix ou vingt ans, c’est sans doute le Nigeria, dont le dynamisme attire les entrepreneurs comme un aimant, qui comptera la communauté la plus nombreuse.

De même, s’agissant de la participation à la vie publique, la situation diffère d’un pays à l’autre. Monie Captan, ministre des Affaires étrangères du Liberia de 1996 à 2003, Haïdar El Ali, ministre sénégalais de l’Écologie puis de la Pêche (2012-2014), ou encore Chadi Moukarim, élu le 10 février maire du Ve arrondissement de Libreville, restent des exceptions.

Dans nombre de pays, la couleur de leur peau les maintient dans un statut de marginaux

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En général, les grandes familles rechignent à se mêler de politique. D’abord par simple prudence. En Côte d’Ivoire, ceux qui, à la différence d’un Pierre Fakhoury, qui a toujours su ménager les deux camps, avaient en 2010 joué à fond la carte Gbagbo s’en mordent encore les doigts ! Ensuite parce que, dans nombre de pays, la couleur de leur peau les maintient dans un statut de marginaux. « Une bourgeoisie puissante économiquement mais vulnérable politiquement », résume Peraldi, citant encore Max Weber.

Guerre ouverte

Certaines communautés s’efforcent de rester discrètes, d’autres moins. Les éventuels différends commerciaux se règlent généralement hors des tribunaux, mais il arrive – rarement – qu’un conflit déborde sur le terrain politique. Dans les années 1980, ce fut le cas de l’entrepreneur Mohsen Hojeij. S’estimant lésé après avoir réalisé divers grands travaux pour le compte des autorités du Congo-Brazzaville, cet homme d’affaires anglo-libanais est, depuis, en guerre ouverte contre elles ! En RD Congo, la famille Tajeddine ne cherche pas non plus la discrétion : elle a construit sa Futur Tower en plein centre de Kinshasa, sur le boulevard du 30-Juin.

Ambiance plus feutrée à Ouagadougou, où le consulat honoraire du Liban est certes installé au centre-ville, tout près du marché, de la cathédrale et de la grande mosquée, mais au deuxième étage d’un immeuble qui abrite aussi le siège social du groupe Hage (matériaux de construction). Logique, puisque Joseph Hage est à la fois le consul honoraire et le patron dudit groupe. Il arrive aussi qu’une communauté se spécialise dans un secteur d’activité. Les Libanais du Congo possèdent ainsi les principaux palaces du pays : l’Olympic Palace Hotel, à Brazzaville, pour Talal Rihan ; l’Atlantic Palace, à Pointe-Noire, pour Hassan Youssef.

En Centrafrique, la communauté a beau être minuscule, elle n’en contrôle pas moins en la personne de Saïd Trad la seule compagnie aérienne du pays. Karinou Airlines, c’est son nom, transporte le chef de l’État lors de ses voyages dans les pays voisins. En Angola, Wissam Nesr contrôle à la fois Webcor, le premier minotier, et AngoAlissar, le premier groupe agroalimentaire du pays.

En Guinée, la société UMS, que dirige Fadi Wazni, a pris le risque de s’allier à ceux que l’on présente comme les grands rivaux des Libanais en Afrique – les Chinois – pour créer un géant des mines et de la logistique presque capable de rivaliser avec Rio Tinto, le numéro un mondial. Une internationalisation qui amène certaines familles à se tourner vers des avocats d’affaires internationaux, à l’image du parisien Julien Baubigeat, par exemple, qui travaille avec un grand nombre d’entre elles.

>>> À LIRE – Les dix barons libanais de l’économie ivoirienne

Certaines trajectoires personnelles et familiales doivent beaucoup au hasard. Des migrants ayant embarqué à Beyrouth, en particulier durant la première moitié du XXe siècle, devaient faire escale à Marseille, puis à Dakar, avant de traverser l’Atlantique. La plupart rêvaient d’Amérique, certains ne sont jamais repartis du Sénégal. Selon la légende, c’est le cas de la famille Ghandour. Dans les années 1920, son chef a été contraint de débarquer à Dakar parce que sa femme était enceinte, mais l’escale s’est éternisée. Il a donc créé la Nouvelle Parfumerie Gandour (NPG), le groupe a essaimé dans toute la région, des cousins du Liban sont venus en renfort… Et les Ghandour (avec ou sans « h ») n’ont jamais vu l’Amérique.

Autre pays, autre époque, autre histoire. « Lorsque, dans les années 1970, la guerre du Liban a éclaté, raconte l’anthropologue Marwa El Chab, le président Félix Houphouët-Boigny a décidé de laisser les Libanais entrer librement en Côte d’Ivoire, même sans visa. Il était convaincu qu’ils allaient contribuer au développement économique du pays et ne s’était pas trompé. Aujourd’hui encore, nombre de Libanais de Côte d’Ivoire ont un portrait d’Houphouët, “le protecteur”, accroché dans leur salon. »

Liens forts avec leur pays d’origine

Même si elles durent le quitter dans des conditions parfois tragiques, beaucoup de familles parmi les plus prospères conservent des liens très forts avec leur pays d’origine. C’est même un trait commun à l’ensemble de la diaspora libanaise : plus de 12 millions de personnes au total, installées principalement en Amérique latine, aux États-Unis et en Australie. À en croire les experts de la Byblos Bank, ces expatriés ont, en 2017, rapatrié au Liban 7,1 milliards de dollars, soit 13 % du PIB.

« Les membres de la diaspora ont joué un rôle majeur dans notre renaissance économique »

Une manne indispensable au bon fonctionnement de l’économie, ce dont les autorités sont bien conscientes. « Les membres de la diaspora ont aidé financièrement leurs parents restés au pays, où ils vivaient dans des conditions parfois extrêmement difficiles. Ils ont du même coup joué un rôle majeur dans notre renaissance économique », explique-t-on au ministère de l’Information. Preuve de cette empathie, un ministère des Affaires étrangères et des Émigrés a récemment été créé. Toutes les demandes de restitution de nationalité ou d’exercice du droit de vote, même formulées par des expatriés de longue date, sont examinées avec bienveillance. On estime que près d’un quart des sommes rapatriées au Liban le sont par de prospères familles établies en Afrique.

Il y a une forte dimension de revanche sociale, car souvent l’aïeul qui a émigré n’était pas riche

« Cela passe principalement par des investissements immobiliers, résume un spécialiste. Ceux qui en ont les moyens commencent par racheter la maison et les terres familiales, puis le village tout entier. Ils s’y font construire une belle demeure, avant d’investir dans l’achat d’appartements ou d’immeubles à Beyrouth. Il y a dans tout cela une forte dimension de revanche sociale, car souvent l’aïeul qui a émigré n’était pas riche. » Au-delà même du patriotisme et des solidarités claniques, la confidentialité du système bancaire libanais et la volonté d’échapper au fisc peuvent le cas échéant constituer de puissantes motivations.

Dans la vie des familles, cette question du rapport au Liban se pose de façon parfois douloureuse. « Dans les familles de la bourgeoisie, le schéma est un peu toujours le même, explique Marwa El Chab. Pas tellement au Sénégal, mais au Burkina, par exemple. Les gens se marient, ont des enfants, puis, quand ceux-ci ont une douzaine d’années, ils rentrent au Liban avec leur mère et intègrent une école privée. » Ce modèle pose quand même un certain nombre de questions, comme le souligne l’anthropologue français Benjamin Rubbers : « Il y a une ambiguïté sur l’investissement scolaire. On a envie que les enfants fassent des études à l’étranger, mais s’ils en font, ils risquent de ne pas avoir envie de revenir. Et donc de ne pas reprendre les affaires familiales. »

Le goût de la liberté

« Quand ils reviennent, renchérit Marwa El Chab, le choc est souvent rude. Ces jeunes, surtout les filles, ont goûté à la liberté aux États-Unis, en France ou à Beyrouth. Beaucoup supportent difficilement les contraintes que leur impose la petite communauté conformiste dans laquelle évolue leur famille. » Il arrive que les jeunes gens concernés n’aient tout simplement pas les épaules pour prendre la suite d’un père ou d’un grand-père qui a bâti son groupe au prix d’un travail acharné et grâce à un charisme pas forcément héréditaire. Parfois, c’est l’envie qui leur fait défaut. Le cas de la famille sénégalaise Tarraf est exceptionnel : c’est Allia, la petite-fille du fondateur du groupe familial, qui en a repris les rênes, après des études au Canada.

>>> À LIRE – Omaïs et Fakhry : deux familles qui ont réussi

« Souvent, conclut, passablement désabusé, l’héritier d’une grande lignée ivoiro-libanaise, ça se passe de cette façon : le grand-père a monté son entreprise en travaillant comme un dingue. Il a eu trois enfants, qui ont pris, plus ou moins bien, la suite et ont fait à leur tour trois enfants. Sur les neuf petits-­enfants, il y en a généralement un qui est brillant, travailleur, et a étudié aux États-Unis ; deux ou trois qui ont étudié en France ; et les autres qui ne pensent qu’à faire la fête à Beyrouth ou à Dubaï. C’est sans doute un peu caricatural, mais pas tant que ça. En règle générale, le grand-père finit par comprendre qu’aucun de ses petits-enfants ne prendra sa succession. Il réfléchit, revend son entreprise et monte un family business qui investit dans l’immobilier. Le plus brillant des petits-enfants gère l’opération et répartit les dividendes entre ses frères et ses cousins. Fin de l’histoire. »

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