Marwa El Chab : « Non, tous les Libanais d’Afrique ne sont pas riches ! »

Dans l’imaginaire collectif, le Libanais d’Afrique est forcément riche. Mais la réalité est plus complexe. Entretien avec l’anthropologue Marwa El Chab qui a enquêté sur les entrepreneurs libanais à Abidjan, Dakar et Ouagadougou.

MagasinAbi Jaoudià Monrovia, au Liberia. © Vincent Fournier/JA

MagasinAbi Jaoudià Monrovia, au Liberia. © Vincent Fournier/JA

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Publié le 28 mars 2019 Lecture : 4 minutes.

 © Laurent Parienty pour JA
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Libanais d’Afrique : une histoire de familles

Le continent compte maintes dynasties d’entrepreneurs venues du pays du Cèdre. Discrète mais puissante, cette communauté bien intégrée conserve des liens très forts avec sa terre d’origine. Enquête.

Sommaire

Elle a grandi au Liban et fait ses études en France. Désireuse de comprendre l’itinéraire des « entrepreneurs libanais d’Afrique de l’Ouest », elle a, de 2012 à 2018, enquêté à Dakar, à Abidjan et à Ouagadougou. Et a soutenu sa thèse d’anthropologie* le 4 février, à Paris.

Jeune Afrique : Question moins simple qu’il n’y paraît : combien y a-t-il de Libanais en Afrique de l’Ouest ?

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Marwan El Chab : C’est en effet très compliqué à établir, pour plusieurs raisons. Et d’abord, qu’appelle-t-on un « Libanais » ? Certains ont adopté la nationalité de leur pays d’accueil depuis des générations, mais continuent de se distinguer par la couleur de leur peau. Ils sont désignés comme « libanais », mais faut-il vraiment les comptabiliser comme tels ? Au Sénégal, après l’indépendance, les gens ont été obligés de choisir l’une ou l’autre de leurs nationalités. Impossible de conserver les deux. La double nationalité a été autorisée par la suite, mais nombre d’émigrés libanais n’ont que la nationalité sénégalaise. Et même en oubliant cet aspect, il est difficile de donner un chiffre tant le sujet est politisé.

Politisé par qui, et dans quel but ?

Selon les sources et les dates, les estimations oscillent entre 200 000 et 500 000 personnes, sachant que la définition de l’ « Afrique de l’Ouest » est généralement assez floue. Ceux qui avancent des chiffres les exagèrent ou les minimisent en fonction de leurs intentions ou de leurs intérêts. Mais la tendance générale est de minimiser l’importance de cette diaspora. C’est par exemple le cas des Libanais du Liban.

>>> À LIRE – Série vidéo : les Libanais d’Afrique de l’Ouest

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Pourquoi ?

Ils n’aiment pas qu’on parle trop de la communauté établie en Afrique, parce qu’ils redoutent de susciter des tensions, une hostilité, des jalousies nuisibles à son activité économique. Car l’économie libanaise a besoin de la diaspora.

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De fait, il semble que les Libanais d’Afrique conservent un lien très fort avec leur pays d’origine, qu’ils y envoient beaucoup d’argent, qu’ils y investissent…

Attention au cliché ! Tous les Libanais d’Afrique n’ont pas une deuxième maison au Liban, la plupart n’en ayant pas les moyens. Certaines communautés, celle du Sénégal par exemple, n’ont d’ailleurs pas de lien affectif fort avec le Liban.

N’oublions pas que le Liban reste la « Suisse du Moyen-Orient »

Les familles riches y investissent, oui, certaines financent des écoles ou des hôpitaux parce que c’est une question d’image et de statut. Il est exact que beaucoup de gens envoient de l’argent au pays, mais ni plus ni moins que les membres d’autres diasporas. N’oublions pas que le Liban reste la « Suisse du Moyen-Orient », que ses banques respectent scrupuleusement l’anonymat de leurs clients. A mon sens, c’est là la principale raison de ces transferts d’argent.

Quelle est la proportion de ces familles « qui ont réussi » dans la diaspora ?

Certains l’estiment à 10 %, auxquels s’ajoutent entre 70 % et 80 % de familles qui constituent une sorte de classe moyenne. Mais tout dépend de ce qu’on appelle « réussir » et de l’endroit où l’on place le curseur. La classe moyenne libano-africaine a des revenus très supérieurs à ceux de la classe moyenne locale. Mais elle a aussi des frais importants.

C’est-à-dire ?

Pour faire partie de la communauté, il faut vivre d’une certaine façon, respecter certains codes sociaux. « Un Libanais ne peut pas vivre comme un Africain », m’ont dit certains. Il faut afficher un certain niveau de vie, et ceux qui ne jouent pas le jeu sont rejetés par la communauté. C’est d’autant plus gênant qu’ils ne sont pas pour autant acceptés par les « locaux ».

Y a-t-il des Libanais pauvres en Afrique ?

Naturellement, mais ils sont difficiles à approcher parce qu’ils ont honte. Dans l’imaginaire collectif, le Libanais d’Afrique est forcément riche. Le raccourci est vite fait : pour être libanais, il faut être riche. Et si vous ne l’êtes pas, c’est que vous avez un problème.

>>> À LIRE – Les dix barons libanais de l’économie ivoirienne

Dans quels secteurs d’activité les familles qui ont réussi travaillent-elles ?

D’abord, le commerce, l’import-export. C’est un peu une solution de facilité, le commerce imposant moins de contraintes que l’industrie. Certains ont toujours la crainte d’un retour précipité suite à une expulsion ou à des conflits armés, comme en Côte d’Ivoire en 2010-2011. Il va de soi qu’il est plus facile de liquider une activité commerciale qu’une usine.

Comment réussissent-ils à conserver leurs positions ?

Parce qu’ils ont eu l’intelligence de développer une offre différente de celle qui existait avant eux. Les frères Fares, au Sénégal, qui ont lancé Batimat dans les années 1980, proposent ainsi des matériaux de construction plus haut de gamme. Même chose pour les Kaawar, créateurs de la marque Orca, qui vendent des meubles et de la déco de meilleure qualité. Dès les années 1970-1980, les Libanais ont pressenti l’émergence d’une classe moyenne africaine et entrepris de répondre à ses besoins. C’est un aspect de leur talent.

(*) L’Économie de bazar en Afrique de l’Ouest : les entrepreneurs libanais à Abidjan, Dakar et Ouagadougou, thèse d’anthropologie sociale et d’ethnologie sous la direction de Michel Peraldi, EHESS, Paris.

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