Investissement : les start-up africaines décollent
En 2018, les jeunes pousses du continent ont levé plus de 1 milliard de dollars. Beaucoup sont prêtes à se développer hors de leurs frontières et attirent dans leur tour de table capitaux-risqueurs et multinationales.
2018 aura été l’année du décollage des start-up africaines. Selon l’étude réalisée par la société d’investissement Partech, publiée fin mars, les jeunes pousses du continent ont attiré 1,163 milliard de dollars d’investissements sur douze mois, deux fois plus qu’en 2017.
« Nous ne nous attendions pas à dépasser la barre symbolique du milliard de dollars avant 2020, cela va plus vite que ce que nous prévoyions », se réjouit Cyril Collon, coordinateur de l’étude, qui pilote avec Tidjane Dème la branche africaine de Partech. Leur fonds Partech Africa II a annoncé en janvier avoir levé 143 millions de dollars avec comme objectif d’entrer au capital d’une trentaine de « pépites » du numérique. Dernière opération, le 4 avril, une prise de participation dans la fintech nigériane Kudi, qui a mobilisé 6,7 millions de dollars.
500 hubs technologiques sur le continent
Pionnier du secteur sur le continent, Partech dispose d’un siège régional à Dakar et ouvrira un second bureau à Nairobi cette année. Ainsi, les associés entendent être plus proches du cœur de la révolution numérique africaine et accélérer la cadence de ses investissements.
« Nulle part ailleurs dans le monde il n’y a un tel foisonnement d’idées, portées par une génération qui peut, grâce à l’innovation, s’attaquer à des problèmes structurels – notamment de mobilité, de distribution et de paiement », s’enthousiasme Cyril Collon. L’investisseur estime qu’il y a désormais plus de 500 hubs technologiques sur le continent, quand on en comptait seulement quelques dizaines il y a cinq ans.
L’arrivée de grands fonds spécialisés tels que Partech a joué un rôle pédagogique positif, tant pour les entrepreneurs que pour le secteur financier
« L’écosystème des start-up s’est fortement structuré ces deux dernières années. Les entrepreneurs sont sortis de leur bulle. Ils ne demandent plus des montants inconséquents, ils sont bien accompagnés, savent mieux préparer et présenter leur business plan. Ils ont appris à se frotter aux investisseurs », note pour sa part Karim Sy, fondateur à Dakar de Jokkolabs, le premier espace de coworking francophone ouvert aux start-up, avant d’essaimer dans sept autres capitales africaines.
Le kényan Tala a recueilli 50 millions de dollars en 2018
« L’arrivée de grands fonds spécialisés tels que Partech a joué un rôle pédagogique positif, tant pour les entrepreneurs que pour le secteur financier, poursuit-il. Les bailleurs de fonds internationaux et les grands groupes privés comprennent aujourd’hui beaucoup mieux le monde de l’innovation », se réjouit le Franco-Malien, qui pilote aussi Digital Africa. Cette initiative française a décidé de mobiliser 65 millions d’euros à travers l’Agence française de développement pour pousser les jeunes pousses du continent, notamment dans l’agritech. D’autres institutions, dont la Banque européenne d’investissement, s’inscrivent dans la même logique.
L’engouement pour les start-up africaines les plus en vue est net. « Ces derniers mois, nous bénéficions de plus d’attention des investisseurs, notamment des fonds de capital-risque. Ils connaissent davantage notre environnement et nos marchés, et se décident plus vite qu’avant », remarque Ife Oyedele II, cofondateur de Kobo360, qui met en relation des propriétaires de flottes de camions et des sociétés cherchant des solutions de transport de marchandises au Nigeria.
Car si les levées de fonds ont tant progressé, c’est d’abord parce que les start-up qui ont émergé les premières, il y a cinq ou dix ans, sont parvenues aujourd’hui au stade de l’expansion continentale, voire au-delà. Le kényan Tala (microcrédit mobile, fondé en 2014) et le nigérian Wakanow (agence de voyages en ligne, créée en 2008) ont ainsi réussi à récolter respectivement 50 et 40 millions de dollars en 2018 auprès des géants américains Carlyle et Revolution, nouveaux venus dans la tech africaine, qui semblait n’intéresser jusque-là que les seuls fonds de capital-risque.
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Des montants qui doublent d’une année à l’autre
Les start-up plus récentes, qui ont éprouvé leur concept mais ont besoin d’argent frais pour s’exporter, à l’image du spécialiste nigérian du transport Kobo360, ont elles aussi le vent en poupe. Leurs levées atteignent en moyenne 14,4 millions d’euros. On recense pour cette catégorie (appelée série B) 19 tours de tables pour un montant total de 274 millions d’euros en 2018, contre 15 un an auparavant (pour un total de 157 millions).
Après avoir récolté 7,2 millions de dollars en 2018, auprès d’IFC et de fonds privés américains et nigérians, la start-up établie à Lagos espère boucler une nouvelle levée de fonds de 15 à 20 millions de dollars d’ici à la fin du mois d’avril. Il s’agit pour elle d’attaquer de nouveaux marchés en Afrique de l’Est.
Autre exemple, côté francophone : InTouch, start-up sénégalaise fondée par Omar Cissé, qui permet aux commerçants de centraliser leurs transactions de banque mobile. Si un premier tour de table lui avait permis de récolter environ 8 millions d’euros en 2017 pour son expansion en Afrique de l’Ouest francophone, la société entend récolter cette fois une quinzaine de millions de dollars d’ici à la fin de 2019, pour étendre sa présence africaine de sept à dix-sept pays, dont l’Afrique du Sud et le Nigeria.
La révolution à l’œuvre dans les télécoms et le secteur financier a complètement changé la donne
L’augmentation des levées de fonds s’explique aussi par l’intérêt accru des grands groupes internationaux. Des géants tels que les français Total, Axa et Orange ; les japonais Sumitomo, Mitsui ou Sompo Holdings, l’indien Bharti Airtel, le kényan Safaricom et le sud-africain Naspers sont désormais des investisseurs majeurs dans les start-up.
« Jadis, les écosystèmes des grandes entreprises et des jeunes pousses ne se parlaient pas. Mais la révolution à l’œuvre dans les télécoms et le secteur financier – avec la banque et le paiement mobile – a complètement changé la donne, montrant la nécessité absolue aux premières de s’intéresser aux secondes », observe le Marocain Amine Sebti, chargé du secteur de l’innovation en Afrique au sein de Strategy&, l’entité conseil de PwC.
« Pour ces grands groupes, il s’agit d’abord de se tenir au courant des nouvelles possibilités d’interagir avec leurs clients africains à travers des start-up fondées par et pour des Africains, d’acquérir des technologies qui n’auraient pu être développées en interne, de favoriser l’esprit d’innovation dans leurs équipes, mais aussi de récolter des données permettant d’adapter leur marketing aux nouvelles réalités numériques qui touchent les générations les plus jeunes », énumère le consultant de PwC. Et ce dernier de citer en exemple l’investissement de l’assureur Axa dans DabaDoc – site marocain de prise de rendez-vous médicaux –, en vue de mieux comprendre les habitudes de santé des patients du royaume chérifien.
Les « sogo shosha » à l’affût d’investissements
Pour les start-up africaines, cet intérêt et ces investissements sont une aubaine qui leur offre un excellent accompagnement à l’échelon panafricain, l’internationalisation étant une compétence clé pour les multinationales. « Les sogo shosha [« grandes maisons de commerce nippones »] sont actuellement à l’affût d’investissements dans des start-up du continent ayant atteint un stade de développement avancé, afin de mieux appréhender les marchés africains, pour des tickets d’entrée de 5 à 20 millions de dollars », illustre Masa Sugano, représentant pour l’Afrique de Jetro, l’agence de promotion du commerce extérieur du Japon.
Il rappelle ainsi les récentes prises de participation au Kenya de la banque Sumitomo dans la start-up M-Kopa (distribution hors réseau d’électricité d’origine solaire), du distributeur Toyota Tshusho Corporation dans Sendy (service en ligne de packaging et de transport de véhicules et pièces détachées), ou encore de l’assureur Sompo Holdings dans BitPesa (plateforme d’échange monétaire utilisant le bitcoin).
« Pour ces groupes japonais, ces participations sont perçues comme plus intéressantes que celles qu’ils pourraient prendre en Asie. Les start-up porteuses y sont à des stades plus avancés, et pour le même montant ils n’obtiendraient qu’une petite part du capital et donc peu d’influence sur leur stratégie », fait observer Masa Sugano.
Nairobi, principal terrain de jeu des entrepreneurs
La « Silicon Savannah », équivalent kényan de la Silicon Valley américaine, arrive logiquement en tête du classement par pays de l’étude de Partech, avec 348 millions de dollars levés en 2018, à l’occasion de 44 tours de tables. C’est près de 100 millions de plus que l’Afrique du Sud, qui bénéficie pourtant de meilleures infrastructures et d’une puissance économique autrement plus importante.
« Prisé par les investisseurs internationaux, Nairobi a été le premier terrain de jeu de nombreux start-uppeurs expatriés, dont beaucoup sont venus directement de Californie. Ils y ont créé un écosystème robuste, avec l’idée d’un développement très rapide à l’échelle régionale. Ce n’est pas le cas des jeunes pousses originaires du Nigeria qui ont d’abord raisonné à l’échelon national, du fait de population du géant ouest-africain (200 millions d’habitants), en comparaison des quelque 49 millions de Kényans », fait observer Cyril Collon.
Une deuxième génération d’entrepreneurs kényans ayant évolué à l’international a désormais pris le relais des expatriés, à l’image de Sam Gikandi, diplômé du prestigieux MIT et cofondateur d’Africa’s Talking, une plateforme de développement informatique qui a levé 8,6 millions de dollars en 2018.
Lagos, royaume de l’esprit entreprenarial
Le Nigeria arrive deuxième au classement des levées de fonds par pays, avec 306 millions de dollars récoltés en 2018. Il le doit à l’esprit entrepreneurial sans égal qui règne à Lagos mais aussi… aux grandes difficultés qu’il faut surmonter pour s’y développer. « Nous n’avons pas d’infrastructures ni de couverture 3G et 4G comparables à celles du Kenya, si bien qu’il est plus ardu de percer chez nous. Mais si une start-up réussit au Nigeria malgré ces écueils, elle est capable d’aller n’importe où, et séduit les investisseurs, qui peuvent miser sur elle beaucoup d’argent », estime ainsi Ife Oyedele II, de Kobo360.
Si certains analystes pensent que les start-up francophones sont en retard sur leurs homologues anglophones, Cyril Collon estime que les situations sont très contrastées selon les pays, et que l’aspect culturel et linguistique ne peut être l’explication principale. « Le Sénégal a réussi à lever 22 millions de dollars en 2018, ce qui le place bien loin devant le Ghana et ses 6 millions de dollars, qui est pourtant plus peuplé ; tandis que l’Ouganda et la Côte d’Ivoire sont au coude-à-coude », fait-il remarquer.
L’ingénieur passé par Alcatel et Ascend Communications reconnaît toutefois que nombre de pays francophones sont rentrés trop tardivement dans l’aventure, et donc que leurs jeunes pousses en sont encore au premier stade de leur développement. Leurs levées de fonds se chiffrent en dizaines de milliers plutôt qu’en millions de dollars.
Kigali, terre d’expérimentation pour les entreprises de la tech
« Les pays les plus avancés sont clairement ceux qui bénéficient des populations les plus importantes, qui leur permettent de faire rapidement des économies d’échelle, mais ce n’est pas le seul point important, complète Amine Sebti. Ils doivent également offrir une excellente couverture 3G ou 4G avec un taux de pénétration élevé de l’internet. Enfin, leur performance dans l’économie numérique dépend aussi du poids économique et de l’attitude plus ou moins ouvertes des opérateurs de télécoms et des banques, en lien avec leurs régulateurs respectifs », estime encore le consultant de PwC.
De ce point de vue, le Rwanda, placé au 29e rang du classement Doing Business de la Banque mondiale – il est possible d’y créer une entreprise en quelques heures –, et qui est décidé à faire de Kigali une terre d’expérimentation pour les entreprises de la tech, est un exemple à suivre. Malgré sa population de 12 millions d’habitants, ses start-up ont réussi à lever 19 millions de dollars en 2018. C’est mieux que l’Éthiopie – et ses 105 millions d’habitants –, qui n’a suscité que 11 millions de dollars en cette même année.
Fintech et services aux entreprises : secteurs les plus porteurs
Pour le moment, deux secteurs attirent en priorité les investisseurs : la fintech (un tiers des levées de fonds en 2018) et les services aux entreprises (29 % des sommes récoltées). « La possibilité d’offrir des services financiers – de paiement, de crédit, d’assurance – à des gens ayant un smartphone mais pas de compte bancaire continue d’être le moteur de nombre de start-up. Mais la logistique pour les entreprises, avec des jeunes pousses comme Kobo360, Sendy ou encore du nigérian TradeDepot (gestion de stock), prend année après année une importance grandissante pour les investisseurs », note Cyril Collon.
L’investisseur observe un foisonnement de nouveaux projets autour du transport de colis sur le « dernier kilomètre », ou cherchant à mieux combiner les flux logistiques aériens et routiers. Il y a par ailleurs de nombreuses jeunes pousses dans l’agritech et la healthtech. à de rares exceptions (tels le kényan Twiga Foods ou l’égyptien Vezeeta), elles n’attirent encore que des investissements marginaux, bien que leur impact social puisse être majeur.
Nous savons qu’un jour les Gafa se montreront plus offensifs. Notre meilleure protection, c’est de croître et d’offrir un service de classe mondiale
Quel que soit leur secteur, les start-up africaines savent aussi qu’il leur faut profiter de l’espace laissé libre par les géants du numérique. Pour l’heure, les Gafa, relativement peu actifs sur le continent, regardent attentivement ce qui s’y passe, mais leur montée en puissance est inéluctable.
« D’ici à quelques années, ils vont nécessairement chercher soit à racheter, soit à nouer des alliances avec les start-up africaines les plus développées ayant une présence continentale, une organisation et un modèle technologique et économique bien rodés », prévient Cyril Collon.
« Nous savons qu’un jour ils se montreront plus offensifs. Notre meilleure protection, c’est de croître et d’offrir un service de classe mondiale », fait valoir Ife Oyedele II. Pour lui comme pour les autres entrepreneurs du numérique, la possibilité de devenir la première licorne africaine n’est plus un rêve impossible à atteindre.
- Momar Nguer, Directeur général marketing & services, membre du comité exécutif de Total
« Nous investissons essentiellement dans des start-up actives dans les domaines de l’énergie et de la mobilité, et pas seulement en Afrique. Sur le continent, nous préférons investir en direct, sans passer par un fonds, en nous appuyant sur notre connaissance des marchés africains. Nos prises de participation dans des jeunes pousses sénégalaises comme InTouch (plateforme de multipaiement mobile) ou ivoiriennes tel que Wizall (transfert d’argent en ligne) nous permettent d’offrir de nouveaux services à partir de notre réseau africain de 4 500 stations-service, et d’interagir avec nos clients de manière plus fluide. Nous accompagnons la croissance de ces entreprises à l’échelle régionale puis panafricaine. Si elles réussissent, nous pourrons envisager par la suite de les pousser ailleurs, par exemple en Amérique latine, où nous sommes également bien implantés. »
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