Musique : les « rudeboys » de Trojan Records ont cinquante ans

Le légendaire label de reggae a eu 50 ans en 2018. Un documentaire souligne son influence sur la diaspora jamaïcaine, mais aussi sur la culture britannique.

Desmond Dekker, premier chanteur de reggae à jouir d’une reconnaissance internationale. Et star de la maison de disques. © Dezo Hoffmann/Rex Features/SIPA

Desmond Dekker, premier chanteur de reggae à jouir d’une reconnaissance internationale. Et star de la maison de disques. © Dezo Hoffmann/Rex Features/SIPA

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Publié le 11 avril 2019 Lecture : 5 minutes.

Dans les années 1950 et 1960, l’Angleterre d’après-guerre, en manque de main-d’œuvre, a incité les habitants du Commonwealth à immigrer massivement. Un appel bien entendu dans les Antilles britanniques, et particuliè­rement en Jamaïque : entre 1955 et 1963, environ 100 000 Jamaïcains viennent s’établir au Royaume-Uni.

Pour ces arrivants, le choc est rude, et pas seulement à cause du climat. Comme rapporté dans le documentaire que Nicolas Jack Davies a consacré à Trojan Records, Rudeboys. The Story of Trojan Records, à l’école, certains enfants lancent des bananes ou des cacahuètes aux nouveaux venus tandis que, dans les agences pour l’emploi, la mention NCP (no colored people) se multiplie sur les affiches.

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Sound system jamaïcain

Au Parlement, le député ultra-conservateur Enoch Powell prédit que « les Noirs » auront pris le pouvoir dans vingt ou trente ans, et, dans les rues, les bagarres entre jeunes Jamaïcains et bandes de teddy boys anglais ne sont pas rares. Pour les immigrés, pas question d’aller danser dans les clubs « blancs », dont l’entrée leur est interdite.

C’est donc logiquement que la communauté va transposer dans son nouvel environnement un phénomène bien connu en Jamaïque : le sound system. L’idée est simple : une sono puissante, quelques disques, un DJ compétent, et la soirée peut commencer. Dans les immeubles des quartiers populaires, on aménage des caves, on s’organise pour danser entre soi. Régulièrement, les soirées sont interrompues par la police, alertée par les voisins, qu’effraie cette « musique de la jungle ».

C’est dans ce contexte difficile qu’en 1967 Lee Gophtal, un immigré indien, Chris Blackwell et David Betteridge décident de créer un label spécialisé dans la distribution de musique jamaïcaine. Le nombre de chanteurs et de groupes est en pleine expansion, la population immigrée dispose de revenus modestes mais suffisants pour en consacrer une partie à ses loisirs…

Faire sortir le reggae du ghetto

Début 1968, le label est baptisé Trojan Records, en hommage à l’un des pionniers du mouvement, Duke Reid, un producteur de Kingston qui se surnomme lui-même « The Trojan King of sound system ». Trojan sort son tout premier album cette même année : Let’s Catch the Beat, de Dandy Livingstone. L’incendie est allumé, il ne va pas tarder à embraser Londres et ses banlieues.

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Un autre titre de Dandy retient particulièrement l’attention : « Rudy, a Message to You ». Souvent reprise depuis, la chanson s’adresse aux rudeboys, les mauvais garçons jamaïcains dont le look copie celui des voyous de Kingston. Les rudeboys sont des durs (« rougher than rough, tougher than tough », comme ils aiment à se définir), pas les derniers pour échanger quelques coups avec les bandes de rockers anglais, et la musique jamaïcaine est leur bande-son. En particulier un style tout juste apparu aux Antilles : le reggae, dont on dit qu’il vient de l’argot local « streggae », qui désigne une fille facile ou peu vêtue.

Reste à faire sortir ce nouveau style du ghetto dans lequel il a émergé. Problème : en 1968 et en 1969, il est impensable pour les médias officiels de diffuser cette nouvelle musique. Seules les radios pirates programment du reggae. Pour résoudre le problème, un producteur de Trojan, Rob Bell, fait presser les nouveaux titres en un petit nombre d’exemplaires, sans étiquette ni pochette, et vendus au prix fort aux sound systems, toujours avides d’exclusivité. Le bouche-à-oreille devrait faire le reste, estime Bell. Et effectivement, la stratégie fonctionne.

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Les sound systems accueillent chaque week-end de plus en plus de fêtards et, surtout, le public se diversifie : aux rudeboys et autres immigrés de tous âges viennent s’ajouter les skinheads anglais. Lesquels n’ont alors rien à voir avec ce que le mouvement est devenu par la suite. Ces skinheads originaux sont des fans de reggae, qu’ils ont découvert à la radio, et l’idée de faire la fête avec des « Noirs » ne leur pose aucun problème.

Une première, se souvient Pauline Black, du groupe The Selecter : « C’est ça l’apport du reggae, du ska, du rock steady : dans ce pays qui sortait de la guerre, qui était encore un peu misérable, un peu gris, les jeunes blancs, noirs, asiatiques ou autres pouvaient danser sur la même musique. » Pour la première génération de Jamaïcains nés en Angleterre, baignée par les idées du Black Power, c’est une prise de conscience : il devient possible d’être britannique et noir. Il n’est plus nécessaire de se cacher.

Nom de l’ouvrage, nom de l’auteur Editeur

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« Ruée vers l’or »

Au printemps 1969, Desmond Dekker vend un million d’exemplaires de son 45 tours The Israelites et grimpe au sommet des hit-parades anglais. Il est le premier chanteur de reggae à passer à la télévision. « Ce n’était pas un rudeboy, s’amuse Neville Staples, du groupe The Specials, mais il avait l’air cool quand même… »

Le reggae a cessé d’être une musique d’immigrés, et chez Trojan les caisses sont pleines. Six à sept nouveaux titres sortent chaque semaine, le label peine à fournir la demande. En mai 1971, un disque Trojan est à nouveau numéro un des charts anglais : Double Barrel, de Dave & Ansell Collins.

« Ç’a été une espèce de ruée vers l’or », se souvient Dave Bettteridge. Mais la flambée ne dure pas. Chez Trojan, les dissensions apparaissent avec l’afflux d’argent. La machine s’enraie. Le jeune public plébiscite un hardcore reggae (aux sonorités plus dures), tandis que la BBC pousse les maisons de disques à produire des titres plus commerciaux…

Noire et blanche

En 1973, Trojan est déjà moribond lorsqu’un nouvel événement va bouleverser la planète musique : Bob Marley and The Wailers sortent deux albums chez Island Records. Get Up, Stand Up ; I Shot the Sheriff : la machine à tube est lancée, et pour le monde entier, reggae devient synonyme de Bob Marley. La faillite, en 1975, de Trojan Records est annoncée dans l’indifférence générale.

Mais le label ne meurt pas. Il est racheté et, surtout, ses titres emblématiques seront repris et réarrangés par des générations de musiciens. Au premier rang desquels The Clash, icône du mouvement punk né en 1977, qui confirme l’idée apparue avec Trojan et symbolisée par le damier bicolore du ska : la musique n’est pas noire ou blanche, elle est noire et blanche.

Chronologie

1970 : 1er Reggae Festival, qui réunit 10 000 spectateurs à Wembley

1971 : Double Barrel, de Dave & Ansen Collins, deuxième grand succès

1975 : Trojan est liquidé, rachat par le label Saba

1976 : Mort de Duke Reid, qui avait inspiré le nom « Trojan »

2001 : Rachat par Sanctuary Records

2007 : Rachat par Universal Music

2018 : Pour les 50 ans de Trojan, sortie d’un coffret de 12 disques et du documentaire de Nicolas Jack Davies

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