Akinwumi Adesina : « La compétitivité, ce n’est pas fermer les frontières »
Candidat à un second mandat, le patron de la BAD présente son bilan, les défis qui attendent le continent et sa stratégie pour les relever.
Dans un peu plus d’un an, Akinwumi Adesina arrivera au terme de son premier mandat de président de la BAD. L’ancien ministre de l’Agriculture nigérian a trouvé à la tête de l’institution un poste à la mesure de ses ambitions. Il n’entend pas s’arrêter et sollicitera en 2020 la confiance des actionnaires de la banque pour un nouveau bail de cinq ans. Car, nous l’a-t-il confié, « ce n’est pas un métier, mais une passion ».
Avant d’aller à Washington à l’occasion des assemblées de printemps de la Banque mondiale et du FMI pour en rencontrer les actionnaires et plaider pour une augmentation du capital de la BAD, il a assisté début avril à Abidjan à l’Ibrahim Governance Week-end.
À l’issue de sa participation au panel sur la quatrième révolution industrielle, ce tribun résolument afroptimiste a répondu avec décontraction à nos questions, un verre de jus d’orange à la main.
Jeune Afrique : Vous avez annoncé en février avoir entamé des discussions avec vos actionnaires afin de préparer une augmentation du capital de la BAD et ainsi de bénéficier de davantage de ressources. Pouvez-vous nous donner un objectif chiffré ?
Akinwumi Adesina : Le processus est engagé. La décision finale est entre les mains de nos actionnaires, et il ne m’appartient pas d’en dire plus, si ce n’est que je suis plutôt optimiste.
Cette augmentation de capital interviendra-t-elle cette année ?
C’est ce que nous avons demandé à nos actionnaires. Mais c’est à eux de prendre la décision.
Avec l’essor de la robotique et de l’intelligence artificielle, une quatrième révolution industrielle est à l’œuvre au niveau mondial. Comment la BAD prend-elle en compte ces nouveaux défis ?
Aujourd’hui, notre but est que l’Afrique se dote d’universités et d’écoles de premier plan pour former nos étudiants aux technologies de l’information et de la communication (TIC). Au Rwanda, nous finançons l’Institut des sciences et de technologie de Kigali, qui propose un programme de classe mondiale en partenariat avec l’université Carnegie-Mellon (Pittsburgh, États-Unis). Les étudiants de cet institut bénéficient d’un enseignement équivalent à celui dispensé au MIT ou à Stanford. D’ailleurs, avant même qu’ils n’aient achevé leur cursus, tous ont déjà créé leur propre business ou trouvé un emploi.
Nous aidons également l’Institut africain des sciences mathématiques (AIMS), qui fait partie du Next Einstein Forum. Ces initiatives sont très importantes. Elles vont conduire la quatrième révolution industrielle sur le continent. Nous soutenons toutes les organisations sur le continent ou même au sein de la diaspora qui souhaitent travailler avec des mathématiciens de renommée mondiale, des ingénieurs informatiques, des experts des TIC… Aujourd’hui, nous ne produisons pas suffisamment d’ingénieurs (2 % dans les universités africaines contre 20 % aux États-Unis) et pas suffisamment d’informaticiens. Depuis trop longtemps, nous formons aux métiers du passé plutôt qu’à ceux de l’avenir.
Le risque, c’est que faute d’opportunités ces étudiants partent sur d’autres continents une fois formés. Comment faire pour qu’ils créent en Afrique de nouveaux Facebook ou Google ?
Il faut qu’ils aient accès au capital-risque. En parallèle des initiatives précitées, nous aidons les gouvernements à créer des écosystèmes afin qu’une fois leur cursus terminé les étudiants puissent bénéficier de parcs technologiques et d’incubateurs avec un accès privilégié au capital-risque. Nous avons engagé plus de 30 millions de dollars au Rwanda pour mettre en place un fonds d’innovation qui va soutenir ces nouveaux business.
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C’est ce type d’action qui permettra de transformer une grande idée en une grande entreprise. Malheureusement, nous nous concentrons trop souvent sur les très petites choses, sur de petites et moyennes initiatives. Nous allons continuer, bien sûr, mais nous devons aussi trouver des ressources pour soutenir les grandes idées et les licornes du continent.
Nous avons par exemple financé à hauteur de 7 millions d’euros le fonds Partech Africa, qui a pour objet d’appuyer les start-up. C’est le cas également du fonds TLcom Tide Africa, dans lequel nous avons investi 10 millions de dollars, ou d’Africa Tech Ventures à hauteur de 7,5 millions de dollars. Enfin, nous sommes en train de créer, en partenariat avec la Banque européenne d’investissement, un nouveau fonds appelé Boost Africa, avec le même type de cahier des charges et qui doit réunir 200 millions de dollars.
Le coût de l’accès à internet, le manque de haut débit, tout cela affecte négativement l’Afrique
Cela ne paraît-il pas un peu décalé alors que tant de régions en Afrique n’ont toujours pas accès au haut débit ?
Les infrastructures numériques sont essentielles pour offrir l’écosystème dont le continent a besoin pour se développer. Et, chaque jour, la banque y investit de l’argent, notamment dans les smart infrastructures, pour construire une économie plus intelligente. Le coût de l’accès à internet, le manque de haut débit, tout cela affecte négativement l’Afrique. Nous avons construit l’East Africa Submarine Cable System (lancé en 2007 et achevé en 2010), qui a permis l’accès au haut débit dans toute l’Afrique de l’Est.
Nous avons investi dans le réseau dorsal d’Afrique centrale, qui connecte la Centrafrique au Congo et à la RD Congo et qui a permis de baisser très fortement le coût du haut débit. Nous avons investi dans le réseau dorsal transsaharien, qui relie le Niger à l’Algérie et au Nigeria. Ce genre d’infrastructures numériques constitue la colonne vertébrale qui permettra au continent de s’épanouir dans l’économie numérique.
Mais tous les emplois de demain ne sont pas dans l’économie numérique. Au contraire même, d’après toutes les études sur le sujet, ils se trouvent plutôt dans l’agriculture…
Ce n’est pas antinomique. En Tunisie, la BAD finance un partenariat entre l’université de Silla (Busan, Corée du Sud) et le gouvernement tunisien afin de développer l’utilisation des drones dans l’agriculture.
Ces drones permettent de surveiller la dégradation des terres, d’obtenir des informations sur la météo, le tout permettant aux agriculteurs de prendre les meilleures décisions pour leurs cultures. Je suis intimement convaincu que l’avenir de l’agriculture en Afrique doit être l’agriculture intelligente : c’est-à-dire sa rencontre avec le big data, l’intelligence artificielle, l’automatisation, etc. Cela peut paraître lointain ou futuriste, mais en réalité c’est déjà en train d’advenir.
À elle seule, l’agriculture africaine a les moyens de sortir des centaines de millions de gens de la pauvreté
Est-ce à dire que ceux qui voient encore l’industrie manufacturière comme le meilleur moyen pour réduire la pauvreté et créer des emplois se trompent ?
D’abord, je n’aime pas l’expression « réduction de la pauvreté ». L’Afrique doit toujours penser « création de richesses ». La pauvreté ne peut être considérée comme une chose normale que l’on pourrait accepter.
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Maintenant, je ne crois pas que l’on doive voir l’industrie comme la réponse à tous nos maux. Notre stratégie doit être diversifiée. Et, avant même l’industrialisation, il y a l’agriculture. À elle seule, l’agriculture africaine a les moyens de sortir des centaines de millions de gens de la pauvreté. Pour libérer ce potentiel, il faut des infrastructures. C’est pourquoi la BAD a décidé de lancer le projet des zones spéciales de transformation agro-industrielle (SAPZ).
Il s’agit de transformer radicalement les économies rurales du continent
Le constat est simple : sur le continent, pratiquement tous les grands de l’agrobusiness sont concentrés dans les zones urbaines, près des ports. Ils apportent les denrées dans leurs usines, les transforment puis les vendent dans tout le pays. Ils sont complètement déconnectés de l’économie rurale. Le résultat est un fossé profond entre zones rurales et zones urbaines.
La BAD va massivement investir dans les routes, l’énergie, l’eau, l’irrigation et les infrastructures des TIC en zone rurale. Puis nous travaillerons en partenariat avec les ministères des Finances des pays concernés afin que ces zones bénéficient d’incitations fiscales spécifiques. Cela permettra de diminuer les coûts et d’attirer les investissements des agro-industriels dans les campagnes.
Ces actions ont le potentiel pour modifier la structure même de l’agrobusiness de nos pays. De sorte que ce seront des matières premières transformées et non plus brutes qui quitteront les zones rurales, et que des emplois seront offerts aux jeunes sur place. Vous pouvez produire ce que vous voulez, si vous n’avez pas les routes ou les chemins de fer capables de sortir les produits des zones rurales, le coût de transport vers les villes se révélera toujours plus élevé que celui des importations. Comprenez-moi bien, il ne s’agit pas ici de développement rural comme cela a déjà été fait, il s’agit de transformer radicalement les économies rurales du continent.
Vous voulez dire que les zones rurales doivent désormais fonctionner comme des unités économiques avec une véritable logique commerciale qui permet d’attirer les investissements privés ?
Exactement. Pourquoi les infrastructures ne devraient profiter qu’aux zones urbaines ? Cela ne fait qu’amplifier les inégalités à travers le continent et créer de l’exclusion. Nous y travaillons déjà en Éthiopie, en Guinée, au Ghana, au Kenya, et d’importantes discussions ont été entamées à ce sujet avec l’Afrique du Sud.
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Cela n’a aucun sens de se développer avec ce que nous ne possédons pas. Nous devons nous développer à partir de ce que nous avons chez nous. L’Afrique possède un potentiel agricole immense, et c’est cela qui doit permettre le changement structurel dont nous parlons tout le temps.
Ces initiatives devront-elles s’accompagner selon vous d’une politique de protection des marchés concernés ?
Il n’y a pas d’agriculture dans le monde qui ne soit pas protégée… si ce n’est hélas en Afrique. Ici, dans certains pays, le secteur agricole est littéralement abandonné. Au contraire, nos fermiers doivent être soutenus et même favorisés. Les Européens le font, les Américains le font, donc qu’est-ce qui empêche de le faire ici ?
Une fois cela posé, la seule question est de réussir à faire en sorte que les ressources allouées aillent bien vers ceux qui en ont besoin en mettant en place des circuits d’allocations totalement transparents.
Seriez-vous favorable à ce que les produits agricoles ne fassent pas partie de la Zone de libre-échange continentale (Zlec) ?
Non. Je ne crois pas aux systèmes autarciques. Ce qu’il faut, c’est étudier ses coûts de structure, en identifier les plus gros déterminants et s’y attaquer. C’est comme cela qu’on devient compétitif.
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Quand vous augmentez votre productivité agricole, quand vous investissez massivement dans les infrastructures, quand vous possédez des zones agro-industrielles organisées où vous pouvez ajouter de la valeur, quand vous avez des fermiers modernes qui fabriquent des produits de haute qualité, quand vous parvenez à intéresser la finance au secteur agricole, alors automatiquement, vous devenez compétitif. La compétitivité, ce n’est pas fermer les frontières.
Le Nigeria ne fait-il pas le choix contraire en décidant d’interdire ou de réguler les importations de riz, de sucre, de fertilisants…
La question n’est pas d’interdire les importations, c’est de se demander quel est le juste niveau de protection domestique dont on a besoin.
La Zlec ne gouverne pas les subventions. Doit-on utiliser ce levier-là pour aider les zones rurales ?
Nous devrions complètement éliminer le mot « subventions » de nos conversations. Subventionner les gens, c’est subventionner les défaillances du marché. Ce dont je parle, c’est le soutien à la croissance. C’est offrir aux gens le système de soutien dont ils ont besoin en matière de financement et d’accès aux technologies et de faire en sorte que le système de marché fonctionne en leur faveur.
L’agriculture est donc le cœur de votre projet ?
C’est important mais je ne voudrais pas donner l’impression que je néglige les autres secteurs. C’est un tout. L’industrie manufacturière est également très importante. Il suffit de regarder un pays comme le Maroc. Il est parvenu à faire en sorte que son premier revenu d’exportation soit l’automobile plutôt qu’un produit agricole. C’est remarquable.
Investir dans les capacités industrielles est très important, et c’est notamment important pour que la Zlec soit un succès. Vous ne pouvez pas simplement détenir un grand entrepôt, vous devez être capable de le remplir.
Pour moi, il y a en Afrique des opportunités dans quatre domaines : l’agriculture en tant que business pour créer des emplois de façon massive, les technologies de l’information, qui constituent l’économie de demain, les services et notamment le tourisme, qui peuvent être des sources de revenus précieuses pour le continent, et enfin, bien sûr, le développement du commerce.
Oui, je serai candidat. Je suis très fier de ce que nous avons accompli
Serez-vous candidat l’an prochain à votre réélection à la tête de la BAD ?
Oui, je le serai.
Sur quelles bases ?
Je suis très fier de ce que nous avons accompli. Au cours de l’année dernière, nous avons raccordé 4 millions de personnes à l’électricité, permis à 14 millions de personnes d’accéder aux nouvelles technologies en matière d’agriculture, offert à plus de 40 millions de personnes des services de transport améliorés, à plus de 10 millions de personnes un accès à l’eau et à des services d’assainissement…
La BAD, aujourd’hui, est l’institution financière préférée sur le continent. Il y a cinq ans, elle était la 82e institution sur 100 en matière d’attractivité professionnelle en Afrique. Aujourd’hui, nous sommes quatrièmes au même classement. Nous nous classons aussi quatrièmes, mais cette fois dans le monde, pour ce qui est du niveau de transparence des financements. Et regardez ce que nous avons accompli pour attirer des investissements sur le continent.
En novembre 2018, à l’Africa Investment Forum (Johannesburg), nous avons obtenu 38,7 milliards de dollars (de promesses) en moins de soixante-douze heures. L’ensemble du capital privé direct mobilisé pour le continent par l’ensemble des banques multilatérales dans le monde est de 49,9 milliards de dollars. Pour moi, et je l’ai déjà dit, président de la BAD ce n’est pas un métier, c’est une mission.
Augmentation de capital : le coup de pouce Canadien
Lors de la dernière assemblée générale de la BAD, à Busan, en Corée du Sud, Akinwumi Adesina avait affirmé son désir d’accélérer encore les décaissements de la banque. « Avec plus de ressources, nous pouvons faire plus », avait-il plaidé. Mais les actionnaires non africains s’étaient montrés sceptiques concernant une nouvelle augmentation du capital de l’institution panafricaine.
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Un an plus tard, les discussions se poursuivent toujours. Si Akinwumi Adesina se dit confiant quant à leur issue, rien n’est cependant acté. Un refus de leur part pourrait empêcher la BAD de s’endetter davantage sans perdre sa notation triple A.
Dans ce contexte tendu, le Canada vient d’apporter un ballon d’oxygène bienvenu en se disant prêt à augmenter temporairement sa souscription au capital exigible de l’institution avec une somme allant jusqu’à 1,1 milliard de dollars. Par la voix de Maryam Monsef, ministre du Développement international et ministre des Femmes et de l’Égalité des genres, Ottawa a appelé les autres pays actionnaires à en faire autant. À moins de deux mois de ses assemblées annuelles, à Malabo (Guinée équatoriale), la pression monte pour la BAD et son président.
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