Littérature : « Magic Bab el-Oued », l’échappée belle de Sabrina Kassa

Avec « Magic Bab el-Oued », son premier roman, la journaliste Sabrina Kassa capte l’énergie et le désespoir de la population algérienne tels qu’on les observe aujourd’hui dans la rue. Remarquable.

Selon l’auteure, « une fiction permet de ne pas tricher avec le réel ». © herve hote

Selon l’auteure, « une fiction permet de ne pas tricher avec le réel ». © herve hote

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Publié le 25 avril 2019 Lecture : 4 minutes.

Un bon livre qui arrive au bon moment. Magic Bab el-Oued, de la journaliste franco-algérienne Sabrina Kassa, parle de l’Algérie telle qu’on la voit lors des manifestations actuelles, celle qui galère et celle qui espère, armée d’un humour dévastateur. Ce premier roman décapant commence par une double humiliation : Anissa, qui présente la première version de son mémoire sur les chibanis, est prise de haut par son professeur, puis, à l’ambassade d’Algérie en France pour demander un visa, est de nouveau traitée avec condescendance par un fonctionnaire algérien.

Entre deux mondes

D’emblée, la double identité d’Anissa pose problème, comme nous le confirme Sabrina Kassa : « Le drame de ma génération, c’est qu’elle est entre deux mondes. Parfois on vit la richesse des deux côtés et c’est formidable, parfois c’est tout l’inverse. Le drame, c’est de ne correspondre à aucun groupe. Il y a toujours une légitimité à conquérir, à négocier. Je ne pense pas que ce soit la vérité essentielle et exclusive des enfants d’immigrés, mais c’est présent. C’est ce malaise qui conduit Anissa à creuser du côté de ses origines pour essayer de comprendre d’où viennent ces rejets. »

J’ai moi-même fait ce travail de mémoire, et c’est presque de l’archéologie. Personne ne voulait en parler, ni la famille ni l’école, et j’ai dû recoller les morceaux

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Un double rejet renforcé par sa condition de fille de harki. Juste avant son départ, Anissa tombe par hasard sur une photo de son père dans un uniforme français pendant la guerre d’Algérie. Chargée de ce bagage familial, l’étudiante est hébergée chez son oncle, où elle ressent tout le poids de l’Histoire. Une façon pour Sabrina Kassa d’évoquer le rapport à la mémoire : « Ce roman n’est pas autobiographique, je ne suis pas fille de harki, je suis allée plusieurs fois en Algérie, à la différence d’Anissa… Mais j’ai moi-même fait ce travail de mémoire, et c’est presque de l’archéologie. Personne ne voulait en parler, ni la famille ni l’école, et j’ai dû recoller les morceaux. Magic Bab el-Oued, c’est ce parcours. J’ai eu envie de le partager dans une fiction, car cela permet de ne pas tricher avec le réel. Si je peux le faire découvrir à des plus jeunes, c’est l’idéal, parce que c’est très désagréable d’avoir à se construire avec autant de silences autour de soi. »

Avaler la pilule

« Pour se délivrer du passé, il faut arrêter d’en avoir honte », écrit l’auteure en exergue du roman. Sur ce chemin initiatique, il y a une plongée dans l’Algérie, où l’on découvre une galerie de personnages attachants, dont Chems, cousin d’Anissa et sosie d’Obama, se retrouvant embringué dans une magouille rocambolesque qui dynamite le récit. On y découvre ce que l’on lit à longueur de pancartes dans les manifestations en Algérie, l’humour : « La fonction de l’humour, c’est de faire avaler la pilule. Chaque fois que je rajoutais un élément, je me rendais compte que c’était drôle, qu’on était toujours à la limite du tragique et du comique, et même moi cela m’a surprise. »

L’Algérie est aujourd’hui dans une situation complètement désespérée. Avec la fiction, je propose une échappée belle

En avance sur l’actualité, Sabrina Kassa l’est encore quand elle évoque, bien avant les manifestations contre le pouvoir algérien, une solution collective à l’impasse algérienne : « Ce sont des personnages seuls, assez désespérés, et à un moment le mouvement est provoqué par Anissa. Elle va créer un trouble parce que, là-bas, on ne l’attend pas. On n’a pas envie d’assumer l’Histoire, chacun se démène dans son coin. Elle va créer des collisions, et ce sont ces entrechoquements qui vont faire surgir l’histoire. S’il y a une morale, c’est que si l’on va les uns vers les autres, même de manière très maladroite, brouillonne, cela provoque la vie. La pire des choses, c’est de ne pas oser perturber les autres. »

Air du temps

Prémonitoire quand elle parle de la perturbation comme moteur de la vie, Sabrina Kassa l’est autant quand elle parle de l’état du pays : « L’Algérie est aujourd’hui dans une situation complètement désespérée. Avec la fiction, je propose une échappée belle. Parce que la situation est bloquée, qu’elle ne nous donne pas beaucoup d’espoir, il faut imaginer une ouverture, un avenir. C’est pourquoi il faut des créateurs pour l’inventer. » Et si les manifestants algériens avaient réalisé le rêve de Sabrina Kassa ? La force d’un livre est de capter l’air du temps ; Kassa le devance dans un premier roman échevelé, emballant et porteur d’autant de promesses pour la suite de son œuvre que le mouvement algérien en marche.

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