« La Déchirure », une plongée dans les archives des califes bien guidés

Avec « La Déchirure », son nouvel essai, l’auteure tunisienne Hela Ouardi poursuit son travail d’enquête sur les premiers temps de l’islam.

Les quatre premiers califes, dans L’Histoire de l’organisation des nations, gravés par V. Raineri (école italienne, XIXe siècle) © DR

Les quatre premiers califes, dans L’Histoire de l’organisation des nations, gravés par V. Raineri (école italienne, XIXe siècle) © DR

CRETOIS Jules

Publié le 25 avril 2019 Lecture : 6 minutes.

«La Déchirure », de Hela Ouardi, est le premier tome d’une série intitulée Les Califes maudits. Paru en mars en Tunisie, l’essai s’ouvre sur cette fameuse scène se déroulant à la saqîfa des Banû Sâ‘ida. Dans la saqîfa, cour intérieure, les Ansars de Médine, d’un côté, et les Muhajirin, les émigrants, Mecquois et tout premiers à avoir rejoint l’islam, de l’autre, s’opposent violemment. Nous sommes dans la onzième année du calendrier hégirien ; soit en l’an 632 du calendrier grégorien, et le prophète Mohammed vient de décéder. L’épisode est politique : ce ne sont pas des points d’exégèse qui opposent les différents clans et partis, mais bien la question de la succession. La scène, elle, est triviale : les personnages s’emportent, s’empoignent.

Querelle et dissensions

Les jours qui suivent le décès du Prophète offrent le cadre de ce livre, qui s’articule autour de deux épisodes clés. D’abord l’élection d’Abu Bakr, beau-père et très proche compagnon du Prophète, au terme des tractations de la saqîfa. Puis la querelle qui oppose ce premier calife à Fatima, la fille chérie du Prophète et épouse de son cousin Ali. Les multiples dissensions entre Fatima et Abu Bakr se cristallisent autour de l’oasis de Fadak, dont Fatima revendique l’héritage, alors qu’Abu Bakr entend transformer le domaine en bien commun à tous les musulmans. L’opposition dégénère jusqu’à une scène spectaculaire au cours de laquelle Fatima maudit littéralement le calife. Malédiction qui donne son titre à la série Les Califes maudits.

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Pourtant, ce titre au parfum de magie, lorgnant du côté des Rois maudits de l’écrivain français Maurice Druon, éclaire mal la démarche patiente et téméraire de Ouardi. Pour mener à bien son enquête sur cette période troublée, l’auteure s’est en effet plongée dans les sources historiques classiques et les textes des commentateurs les plus fameux de la tradition : Tabari, Suyuti… « Je ne prends pas de liberté avec l’Histoire », assure-t-elle, souriante, installée dans les bureaux de son éditeur français, Albin Michel. Le but de sa démarche ? « Rendre les califes à leur historicité. »

 En Tunisie, une longue tradition de pensée critique appliquée à la chose religieuse se perpétue…

Pourquoi cette histoire est-elle aujourd’hui tantôt tue, tantôt présentée comme idyllique, alors que sa réalité complexe est tout à fait connue ? La réponse à cette question n’est pas au cœur du sujet de Ouardi, qui souscrit toutefois aux explications en vogue dans des milieux critiques selon lesquelles un clergé, le plus souvent conservateur, s’est figé au fil des siècles, confisquant l’accès à l’écriture de l’Histoire. L’auteure a tout de même pu profiter d’un savoir-faire tunisien dont Jeune Afrique s’était fait l’écho : « En Tunisie, une longue tradition de pensée critique appliquée à la chose religieuse se perpétue… » « J’ai bien sûr lu La Grande Discorde. Religion et politique dans l’Islam des origines, de Hichem Djaït. Un incontournable ! » ajoute Ouardi.

Mérite religieux

La toile de fond du récit est une vraie révolution : l’avènement d’un message qui bouleverse une société. « Les différents protagonistes se disputent une autorité politique inédite dont les contours restent flous. Sur quoi se dispute-t-on ? Sur la succession du Prophète ou sur le choix d’un chef de tribu ? » Pour la première fois, la précellence dans la piété prend le pas sur le statut social ou la puissance tribale. « Un nouveau paramètre est en train de s’imposer dans le choix du chef : le mérite religieux. »

Le soutien de certains à Abu Bakr n’est nullement motivé par des raisons religieuses mais par des raisons politiques : ceux qui se sont toujours sentis exclus de la sphère du pouvoir peuvent prendre leur revanche…

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Beaucoup, dans l’aristocratie, acceptent mal cette évolution et refusent, notamment, que le pouvoir revienne à Abu Bakr, issu d’un clan « mineur » de Quraysh, la confédération tribale du Prophète. D’un autre côté, « le soutien de certains à Abu Bakr n’est nullement motivé par des raisons religieuses mais par des raisons politiques : ceux qui […] se sont toujours sentis exclus de la sphère du pouvoir peuvent prendre leur revanche… » Les mouvements profonds se lisent, bien que l’auteure s’attache plus, comme sur un mode journalistique, aux anecdotes. Tout ce qui se joue dans ce livre préfigure d’un côté la puissante et fulgurante expansion de cette nouvelle religion, qui ne tardera pas à se faire connaître en Asie centrale et en Afrique du Nord, et de l’autre les violentes dissensions, le schisme sur lequel va se briser dans le sang l’unité de cette communauté de croyants et connu sous le nom d’al-fitna al-kubra, « la grande discorde », qu’on date souvent aux alentours de 656.

« La Déchirure », de Hela Ouardi, Albin Michel, 242 pages, 19 euros

« La Déchirure », de Hela Ouardi, Albin Michel, 242 pages, 19 euros

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L’une des originalités du travail de la chercheuse tunisienne est de croiser des sources issues des traditions « chiites » et « sunnites ». Ces mots n’existent pas encore à l’époque, mais, dans la foulée des événements que Ouardi décrit, même après cette « grande discorde », des camps opposés vont bien accoucher d’histoires antagonistes.

Paul Ricœur disait que mettre en question l’Histoire passe par la mettre en intrigue

Voilà qui explique aussi pourquoi les récits sur les premiers temps de l’islam sont aujourd’hui clivants, quand ils ne sont pas imprécis. « Ce qui m’intéresse, c’est la concordance. Quand plusieurs auteurs rapportent des versions similaires d’un fait, je le raconte. » L’autre parti pris de Hela Ouardi est l’adoption d’une forme narrative qui donne à son travail des allures de récit. La Tunisienne, professeure de littérature française, cite Paul Ricœur : « Il disait que mettre en question l’Histoire passe par la mettre en intrigue. »

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Son premier livre, publié en 2016, avait défrayé la chronique. Dans Les Derniers jours de Muhammad, en cours de traduction vers l’arabe au Liban, elle décrivait entre autres la manière dont la dépouille du Prophète aurait été laissée plusieurs jours durant sans sépulture par son cercle proche, occupé à trancher la question de la succession. Le livre avait été interdit de vente au Sénégal pendant quelque temps. Ouardi sait qu’elle marche sur des œufs, alors elle avance avec une ligne de défense qui, paradoxalement, repose sur l’idée que le sujet n’est pas plus sensible qu’un autre. « Les califes n’ont pas demandé à être sacralisés. Ils avaient du courage et beaucoup de problèmes à affronter. Je les rends à leur humanité plus qu’autre chose. »

Histoire d’un mot

Le terme « khalifa » apparaît dans le Coran, à propos d’Adam et de David. On peut alors le traduire par « représentant » : ils sont non seulement des envoyés de Dieu, mais aussi ses représentants sur terre. La tradition veut qu’Abu Bakr ait été le premier à se faire appeler ainsi. Mais ceux qu’on appelle souvent les califes bien guidés, Abu Bakr, Omar, Uthman et Ali, se faisaient le plus souvent appeler « amir al-mouminine », « commandeur des croyants ». Sous les Omeyyades, au VIIe siècle, le terme de « calife » se répand pour désigner les monarques musulmans. Les linguistes se demandent s’il est plus souvent utilisé dans le sens de « successeur du Prophète », « khalifat rasul Allah », ou dans le sens de « représentant de Dieu », « khalifat Allah ». Le vocable revient au XVIIIe siècle sous les Ottomans, qui règnent sur une partie du monde musulman. Au XIXe siècle, les intellectuels réformistes arabes, animateurs de la Nahdha (« renaissance »), comme Abder­rahman al-Kawakibi, s’emparent du titre et du concept de « califat » alors qu’ils forgent la pensée arabe contemporaine.

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