Finance : Ade Ayeyemi maintient Ecobank au régime sec

Persuadé qu’il faut encore assainir les ratios financiers de son groupe pour en poursuivre le développement, le patron d’Ecobank a demandé à ses actionnaires de patienter. Non sans arguments.

Ade Ayeyemi, patron d’Ecobank Transnational Incorporated (ETI). © Guilhem Alandry/Documentography pour J.A

Ade Ayeyemi, patron d’Ecobank Transnational Incorporated (ETI). © Guilhem Alandry/Documentography pour J.A

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Publié le 2 mai 2019 Lecture : 8 minutes.

L’argent coûte cher. Banquier depuis trente et un ans, dont trois et demi à la tête du groupe Ecobank Transnational Incorporated (ETI), le Nigérian Ade Ayeyemi le sait probablement mieux que quiconque. Et quand bien même serait-il parfois tenté de l’oublier que les marchés ne manqueraient jamais d’obligeamment le lui rappeler. À la mi-avril, pour sa première incursion sur le marché obligataire international, ETI a dû consentir à un taux d’intérêt annuel de 9,5 % pour emprunter 450 millions de dollars sur cinq ans.

Une première « réussie » et « sursouscrite », assure Greg Davis, directeur financier d’ETI, qui note le vif enthousiasme des investisseurs internationaux. « De manière prédominante, les souscriptions viennent d’Europe, du Royaume-Uni et des États-Unis », complète, depuis le siège de Lomé, Mireille Bokpe-Anoumou, responsable de la communication de la banque panafricaine.

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Aussi, des fonds de retraite new-yorkais et des assureurs londoniens ou parisiens recevront d’ici à quelques mois les premiers fruits de leur prêt à Ecobank. Dans le même temps, d’Abidjan à Lagos, Accra, Lomé ou Johannesburg, les milliers d’actionnaires d’ETI devront eux – encore une fois – se serrer la ceinture.

Trois ans sans dividendes

En effet, pour la troisième année consécutive, la direction et le conseil d’administration d’ETI ont recommandé à l’assemblée générale des actionnaires le non-versement de dividendes – une recommandation validée par l’assemblée générale du 25 avril. Excepté pour l’exercice 2012, les propriétaires du groupe n’ont été récompensés pour le capital apporté (et leur fidélité) qu’une seule fois ces dernières années : en 2015, avec 69 millions de dollars versés.

Le maintien du régime au pain sec pour les détenteurs d’actions ETI passe d’autant plus difficilement que le groupe a enregistré l’an dernier un bénéfice de 329 millions de dollars, soit une remarquable hausse de 44 %. C’est le plus haut niveau atteint cette décennie, à l’exception de l’année 2014 (environ 338 millions de dollars).

Le nouveau siège d'Ecobank à Lomé (Togo), inauguré en juin 2011. © Michel Aveline © Michel Aveline pour JA

Le nouveau siège d'Ecobank à Lomé (Togo), inauguré en juin 2011. © Michel Aveline © Michel Aveline pour JA

Nous sommes conscients que les actionnaires s’attendent à percevoir des dividendes

C’est surtout la première fois qu’ETI enregistre deux exercices bénéficiaires consécutifs depuis l’arrivée aux commandes, en septembre 2015, d’Ade Ayeyemi, après la grave crise de gouvernance de 2013-2014, qui avait conduit au licenciement du DG ivoirien Thierry Tanoh, suivie d’un intérim d’un an du Ghanéen Albert Essien, avant son départ à la retraite.

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Appel à la « patience »

« Compte tenu de l’amélioration des résultats de notre société en 2018, nous sommes conscients que les actionnaires s’attendent à percevoir des dividendes », reconnaît Emmanuel Ikazoboh, président du conseil d’administration, dans le rapport annuel publié au début d’avril. La décision « difficile » de renoncer au versement de dividendes s’explique, selon le dirigeant nigérian, par « les nouvelles exigences de fonds propres réglementaires auxquelles le groupe est soumis, et par la nécessité de constituer un coussin de liquidités pour la société holding ».

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De plus, ajoute le vétéran de Deloitte, nommé président d’Ecobank en 2014, « pour concrétiser nos initiatives de croissance prévues et s’assurer de notre victoire dans des pays clés comme le Nigeria et le Kenya, nous devons augmenter à court terme les niveaux de capitalisation en combinant des injections de nouveaux capitaux avec le réinvestissement des bénéfices ».

Le message de la direction aux actionnaires d’Ecobank mêle « un peu de patience » et « faites-nous confiance ». « Dans l’ensemble, nos performances sont en ligne avec nos projections et nos attentes », affirmait Ade Ayeyemi à Jeune Afrique, à la fin de février, en marge du Africa CEO Forum, à Kigali, à quelques semaines de la publication des chiffres officiels.

Un intraitable cost-killer

Venu de l’américain Citi, dont il dirigeait les activités en Afrique subsaharienne et où il a acquis une réputation d’intraitable cost-killer, Ade Ayeyemi a déployé un certain zèle à renforcer les critères d’octroi de crédits à travers la trentaine de pays où est implanté Ecobank. Aussi, malgré une hausse de 18 % des dépôts entre 2016 et 2018, l’encours de crédits et avances à la clientèle a reculé l’an dernier à 9,17 milliards de dollars, soit son niveau le plus bas depuis 2012. Par conséquent, ses revenus ont reculé à 1,825 milliard de dollars, leur plus bas niveau en six ans.

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Ade Ayeyemi a également opté pour une application accélérée des nouvelles règles prudentielles IFRS9 et de Bâle II et Bâle III, qui exigent notamment un renforcement des provisions sur les créances accordées par le groupe. Cette « transition dès le premier jour », selon la terminologie d’Ecobank, a eu un coût élevé pour le groupe, qui a dû accroître ses provisions sur créances douteuses dont le taux de couverture est passé de 52,4 % en 2017 à 67,6 % en 2018.

D’après l’agence de notation Moody’s, cela représente un coût supérieur à 225 millions de dollars pour ETI, qui disposait pourtant de trois ans pour mettre en œuvre cette réforme. Avec comme résultat un coût du risque en net recul à 2,43 %, tandis que la part des prêts en souffrance dans son portefeuille a également chuté à 9,6 %, contre une moyenne supérieure à 12 % au Nigeria et à 22 % au Ghana, les deux premiers marchés d’Ecobank, selon une étude de Moody’s.

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Malgré ces contraintes, le bénéfice avant impôts a augmenté de moitié l’an dernier. À 436 millions de dollars, il est à peine inférieur aux 519,5 millions enregistrés il y a cinq ans, lorsque les revenus d’ETI avaient atteint un pic historique de 2,3 milliards de dollars. Autrement dit, Ecobank est parvenu à engranger davantage de profits en étant plus prudent – ou « exigeant » c’est selon – que jamais dans sa politique d’octroi de crédits. C’est le volet « confiance » du pacte que propose la direction d’Ecobank à ses actionnaires.

Plus de 2 000 postes supprimés depuis l’arrivée d’Ade Ayeyemi aux commandes

Ade Ayeyemi a également tranché dans les effectifs – avec plus de 2 000 postes supprimés depuis son arrivée – et dans le top management, avec le départ de plusieurs dirigeants liés aux controverses du début de la décennie, dont Laurence do Rego, ancienne directrice de la banque commerciale. Le patron nigérian s’est peu à peu entouré d’une équipe de direction jugée plus compatible avec son style de management et à même de concrétiser sa « feuille de route pour le leadership », une stratégie quinquennale qui entre cette année dans sa deuxième phase.

Ce comité exécutif mêle des « Ecobankers » pur jus – comme Patrick Akinwuntan, Samuel Ashitey Adjei et Joséphine Anan-Ankomah, nommés ces dernières années à la tête des équipes au Nigeria, en Afrique centrale, orientale et australe (Cesa) et au pôle banque commerciale – et des managers internationaux, recrutés à des salaires « compétitifs », comme le directeur financier Greg Davis (ex-Standard Bank Group), le secrétaire général Madibinet Cissé (ex-Africa Finance Corporation) et le patron de la banque d’affaires et d’investissement Amin Manekia (ex-Citi).

Avec une politique de crédit assainie, un cadre prudentiel jugé plus en ligne avec les normes internationales et un management reconfiguré, ETI s’estime désormais en mesure de tirer le bénéfice des efforts réalisés ces dernières années et de l’amélioration du cadre macroéconomique dans ses pays d’intervention.

100 millions de clients digitaux d’ici fin 2020

Cela passe d’abord par un renforcement des commissions et des honoraires tirés des activités hors crédits telles que la gestion de trésorerie, les titres de placement et les frais liés aux cartes de crédit. Ce segment a connu une hausse de 5 % en 2018. Il représentait 50,4 % des revenus d’ETI au dernier trimestre de 2018, contre 43,6 % un an plus tôt. En mettant l’accent sur ces activités économes en capital, Ecobank espère protéger sa rentabilité.

Les services de banque numérique d'Ecobank. Photo par SIA KAMBOU / AFP © SIA KAMBOU/AFP

Les services de banque numérique d'Ecobank. Photo par SIA KAMBOU / AFP © SIA KAMBOU/AFP

L’autre volet de cette stratégie est le numérique. Interrogé par Jeune Afrique, Ade Ayeyemi maintient l’objectif de 100 millions de clients pour la banque digitale d’Ecobank d’ici à la fin de 2020. Selon le groupe panafricain, l’accent sur le numérique lui a permis de bondir à 19 millions de clients de sa banque de détail à la fin de 2018, soit une hausse d’un tiers sur un an. Parallèlement, la valeur des transactions réalisées avec son application Ecobank Mobile a triplé à 1,5 milliard de dollars.

« Nous misons sur une croissance exponentielle des retombées de la numérisation. Dans un premier temps, il fallait créer la colonne vertébrale et l’environnement », explique Ade Ayeyemi. Selon le Nigérian, ces effets positifs se font déjà sentir. À travers les plateformes numériques du groupe Ecobank Pay (particuliers), Ecobank Omni (PME) et Bank Collect (paiement et suivi des transactions), les dépôts des clients ont augmenté de 2 milliards de dollars en 2018 (hors effets de change).

Rééquilibrage géographique en cours

Enfin, le rééquilibrage géographique des revenus du groupe, trop longtemps dépendant du grand marché nigérian, porte également ses fruits. Déjà première source des bénéfices d’Ecobank ces dernières années, la zone Uemoa, Côte d’Ivoire en tête, est désormais la première contributrice aux revenus du groupe, avec 511 millions de dollars et un résultat net de 143 millions de dollars. La tâche confiée à Paul-Harry Aithnard, nommé fin 2018 à la tête de cette zone et de la filiale ivoirienne, est de mettre un terme au leadership de Société générale, numéro un de la place d’Abid­jan.

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Le Nigeria ne contribue désormais qu’à hauteur de 444 millions de dollars au chiffre d’affaires du groupe (contre plus de 800 millions de dollars en 2013). L’Afrique de l’Ouest non francophone, Ghana en tête, a également consolidé sa position avec plus de 390 millions de dollars enregistrés.

Tandis que la zone Cesa (450 millions de dollars), qui pâtit d’une surreprésentation des plus petites filiales du groupe (Mozambique, Ouganda, Kenya, São Tomé et Príncipe…) « connaît des performances supérieures [aux] anticipations [du groupe] », assure Ade Ayeyemi, avec une marge nette de 68 millions de dollars.

Pour l’année 2019, Ecobank espère renouer avec la distribution de dividendes, avec un bénéfice avant impôts en hausse de 6 % à 8 %, selon les prévisions, légèrement en dessous de la hausse des dépôts et des prêts. Mais, promis : le ratio coût sur revenus du groupe devrait, lui, rester stable. Après tout, dividendes ou non, Ade Ayeyemi a une réputation de cost-­killer à ­préserver…

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