Insondables sondages : en Tunisie, les enquêtes d’opinion sont sujettes à caution
Depuis 2011, les études d’opinion font la pluie et le beau temps sur la scène politico-médiatique, devenant un élément clé du débat public. Mais leur fiabilité semble aujourd’hui sujette à caution.
« Les sondages, c’est pour que les gens sachent ce qu’ils pensent », jugeait l’humoriste français Coluche, résumant en un trait d’esprit tout le pouvoir de suggestion de ces baromètres de l’opinion. Plus qu’un instrument de mesure démocratique, le sondage aurait ainsi la faculté de valoriser ou de discréditer une candidature, faussant ainsi les termes du jeu électoral. Et la jeune démocratie tunisienne, dans la perspective de la séquence électorale à venir, s’adonne elle aussi aux délices de la bataille « des pour cent ».
Un impact sur les votes
Sans compter les sempiternels débats sur la fiabilité des chiffres eux-mêmes. Ces derniers ont pris une nouvelle dimension avec le tollé déclenché par les pronostics parus à la fin d’avril et au début de mai. Ils donnent des indépendants vainqueurs de la présidentielle et évaluent à la baisse le poids des partis aux législatives.
De quoi bouleverser le paysage politique national. Au point que, lors de ses vœux de ramadan, le président, Béji Caïd Essebsi, a enjoint aux Tunisiens de ne pas prendre les sondages au sérieux. Pourtant, ils lui avaient en partie sauvé la mise lors de la campagne électorale de 2014. Certain d’obtenir une majorité absolue pour son parti, Nidaa Tounes, à l’Assemblée, il avait opportunément rectifié et ajusté sa stratégie électorale en découvrant un sondage dans lequel Ennahdha obtenait de meilleurs résultats qu’escompté.
Les chiffres dans leur simplicité font peur parce qu’ils sont rationnels, alors que nous baignons dans une culture irrationnelle
« La même situation s’était présentée en 2011 pour le Parti démocrate progressiste (PDP), qui, néanmoins, n’avait pas tenu compte de ce pronostic et a perdu l’élection », rappelle Hichem Guerfali, patron de 3C Études. Les cadres d’Ennahdha, d’ordinaire peu prolixes quand il s’agit de commenter les sondages, donnent de la voix. Son président, Rached Ghannouchi, s’étonne aujourd’hui que sa formation passe en un mois de 33 % à 18 % d’intentions de vote. Et estime qu’« il y a de grandes suspicions autour des résultats ». Il rejoint en cela Ghazi Chaouachi, député et secrétaire général du Courant démocrate, qui qualifie les sondages de « processus d’escroquerie, de triche et d’orientation de l’opinion publique ». Rien de moins. « Nos détracteurs pensent casser le baromètre, ce n’est pas le cas. Ils prouvent au contraire que nos résultats sont finalement crédibles, remarque le controversé directeur général de Sigma Conseil, Hassen Zargouni. À telle enseigne qu’il faut les mettre en doute. Les chiffres dans leur simplicité font peur parce qu’ils sont rationnels, alors que nous baignons dans une culture irrationnelle. »
L’effet d’une bombe
Les derniers chiffres, qui font la part belle aux indépendants, ont fait l’effet d’une petite bombe : les partis sont sur la défensive, la Toile s’enflamme. Les Tunisiens semblent décidés, huit ans après la révolution, à sanctionner ceux qui n’ont pas tenu leurs promesses. Confiance, désillusion, puis déception… Ils entendent utiliser l’exercice démocratique pour dénoncer une gouvernance qu’ils jugent purement technocratique. Les formations politiques, encore sous le choc des résultats des sondages, se gardent bien de reconnaître publiquement que cela augure d’une prochaine législature difficile. Les principaux partis devraient peser peu ou prou le même poids à l’Assemblée – de 15 % à 20 % –, une configuration génératrice d’instabilité. D’autant que, compte tenu des prérogatives limitées du président, il ne faudra pas attendre du futur locataire du palais de Carthage qu’il tranche les débats. Pour l’heure, ceux qui ne voient pas d’un bon œil le jeu des pronostics n’ont qu’à prendre leur mal en patience : le code électoral interdit formellement la publication de sondages politiques environ onze semaines avant le premier tour. En l’occurrence à partir du 16 juillet.
Les résultats actuels sont une image à très faible résolution de l’offre politique ; ils deviennent plus pertinents à l’approche des échéances
« Une mesure antidémocratique », s’agace Nabil Balaam, directeur d’Emrhod Consulting, l’un des deux cabinets, avec Sigma Conseil, qui publient leurs résultats en partenariat avec les médias. Les sondages donnent aux citoyens une information lisible et simple, font valoir les professionnels du secteur. « Les résultats actuels sont une image à très faible résolution de l’offre politique ; ils deviennent plus pertinents à l’approche des échéances. La loi empêche malheureusement les citoyens, les politiques et les médias de voir la vraie évolution de l’état de l’opinion », renchérit Zyed Krichen, directeur du quotidien Le Maghreb. Jusqu’aux élections, seuls les partis et leur garde rapprochée seront dans le secret des dieux puisqu’ils peuvent toujours commander des sondages. Certains assurent toutefois que « le vainqueur des élections sera celui qui sera vu à la télévision et sur les réseaux sociaux ; si on en est absent, on n’existe pas ».
Cloués au pilori, les mesureurs d’opinion se défendent de jouer les devins. Avec les responsables des médias, ils réclament une loi-cadre pour les instituts de sondage et la mise en place d’une autorité indépendante assurant une mission de régulation. Des garde-fous qui définiraient une charte éthique pour la profession et obligeraient les cabinets à fournir une fiche technique précisant le commanditaire, l’échantillonnage, la méthode statistique adoptée, le type de questionnaire soumis aux sondés et la période de réalisation du sondage. Un projet en ce sens sera présenté au gouvernement par la Chambre syndicale nationale des instituts d’étude de marketing et de sondage d’opinion.
Vote sanction ?
Cela mettra fin à l’action de charlatans dénoncés par Hichem Guefali. Mais ne réglera pas entièrement le problème de la transparence. « Pour un sondage facturé entre 15 000 et 20 000 dinars, il y a lieu de vérifier la facturation et de s’interroger sur la capacité d’un journal à commander un sondage au vu de ses maigres recettes.
Aujourd’hui, avec la mise à mal de la démocratie participative, n’importe qui peut émerger en utilisant les réseaux sociaux
La méthodologie mérite aussi d’être contrôlée ; on ne peut pas prendre en compte l’avis de quelqu’un qui se déclare d’emblée non votant ; cela augmenterait les marges d’erreur », souligne Mohamed Torgeman, fondateur du cabinet Prodata. Mais tous les professionnels s’accordent pour relativiser leur poids dans la prise de décision du citoyen et la promotion des candidats. « Aujourd’hui, avec la mise à mal de la démocratie participative, n’importe qui peut émerger en utilisant les réseaux sociaux », rappelle Hassen Zargouni.
En attendant une moralisation de la profession par les textes, les chiffres ont quand même la vie dure. Ils confirment l’écart qui se creuse en Tunisie entre, d’un côté, le « système », porté par le gouvernement, les partis au pouvoir et une partie de l’opposition, et, de l’autre l’antisystème, représenté par Kaïs Saïed, Nabil Karoui, le parti Hizb Ettahrir ou le mouvement Aïch Tounsi. Qui va l’emporter ? Un vote sanction est envisageable, mais des observateurs estiment que les politiques, dont l’actuel chef du gouvernement, n’ont pas dit leur dernier mot. « Les sondages confèrent une sorte de légitimité, reconnaît Khayam Turki, président du think tank Joussour, qui effectue mensuellement un baromètre politique confidentiel. Mais l’opinion publique, consciente de la fragilité de l’État, demeure partagée entre l’envie de changement et la peur des transformations radicales. »
Nabil Karoui, l’outsider
Depuis deux ans, en direct sur l’antenne cinq fois par semaine et face à 1 million de téléspectateurs en moyenne, Nabil Karoui promeut son action caritative
En retrait de la vie politique depuis plus de deux ans après avoir compté parmi les fondateurs du parti Nidaa Tounes, Nabil Karoui, 55 ans, n’est pas officiellement sur la ligne de départ de la course à la présidentielle. Il n’en serait pas moins deuxième à l’arrivée, selon les derniers sondages. Coup de semonce dans la sphère politique. « Dès janvier, son nom apparaissait dans les intentions de vote avec 1 % à 2 %. Ce n’était pas une tendance forte, mais il fallait la suivre », explique Mohamed Ikbal Elloumi, directeur général d’Elka Consulting.
En basculant vers un mode de sondages assistés, comme c’est l’usage à six mois des élections, le nom de l’ancien patron de Nessma TV est proposé parmi les dix personnalités les plus populaires et gagne 5 à 10 points selon les instituts. « Les politiques se sont focalisés sur l’émergence d’Abir Moussi, candidate du Parti destourien libre, et occulté Nabil Karoui et la popularité de son association, Khalil Tounes », précise un analyste.
« Depuis deux ans, en direct sur l’antenne cinq fois par semaine et face à 1 million de téléspectateurs en moyenne, Nabil Karoui promeut son action caritative et de solidarité. Registre que, par son incurie, l’État et ses institutions ont déserté », assène Hassen Zargouni, directeur général du bureau d’études Sigma Conseil.
Résultat : Karoui est plébiscité par une population jusque-là en marge du processus électoral et qui, aujourd’hui, s’inscrit en masse sur les listes électorales. « Il dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit », martèle l’un de ses inconditionnels. Certains observateurs font même le lien entre l’ordre de fermeture de Nessma TV pour non-conformité avec la loi et la bonne place de Karoui dans les sondages.
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles