[Tribune] À quoi sert encore la Banque mondiale ?

Depuis des décennies, les rapports de la Banque mondiale (BM) placent l’Afrique au premier rang des priorités. Nouveau président de l’institution, David Malpass, l’a réaffirmé en réservant à trois pays du continent ses premiers déplacements. Mais ce douteux privilège n’indique-t-il pas que le continent reste, à l’aune des indicateurs de la BM, le dernier en matière de développement ?

Siège de la Banque mondiale, à Washington. © Shiny Things, cc-by-sa-2.0

Siège de la Banque mondiale, à Washington. © Shiny Things, cc-by-sa-2.0

Alioune Sall
  • Alioune Sall

    Alioune Sall est docteur en sociologie, directeur exécutif de l’Institut des futurs africains (IFA).

Publié le 24 mai 2019 Lecture : 4 minutes.

Et n’est-ce pas la preuve que ses recettes n’ont pas eu les résultats escomptés ? Est-il plus cinglant aveu d’échec des politiques encouragées ou imposées par la BM que l’appel à la « transformation structurelle des économies » quarante ans après l’introduction des programmes d’ajustement structurel (PAS) en Afrique ? N’est-ce pas la preuve que ces PAS n’ont pas modifié de manière structurelle les économies africaines, lesquelles sont restées, toutes sans exception, rentières ?

Les mêmes vieilles lubies

Malgré ces échecs, le regard sur l’Afrique dans ses rapports n’a pas varié, alors que la Banque mondiale a perdu de sa superbe – parce que la problématique du développement s’est complexifiée et s’est accompagnée d’une diversification de ses acteurs. Dans les années 1980, les seules sources de financement du développement étaient l’aide et l’endettement (avec la caution de la BM).

Marqué par des approches mécanistes de développement, le discours actuel véhicule les mêmes vieilles lubies autour du « rattrapage » par l’Afrique des pays dits industrialisés

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Désormais, les États ont la possibilité de lever des fonds sur les marchés financiers auprès d’une quinzaine d’organismes. Marqué par des approches mécanistes de développement – compris, comme à l’époque de la reconstruction de l’Europe, comme une affaire d’infrastructures –, le discours actuel véhicule les mêmes vieilles lubies autour du « rattrapage » par l’Afrique des pays dits industrialisés. Un discours qui érige le mimétisme en règle d’or et colonise le futur d’un continent avec le passé des autres.

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Deux initiatives récentes de la Banque confirment la prégnance de ce mythe. La première, Enabling the Business of Agriculture (EBA), a été lancée en 2013 pour matérialiser une volonté du G8 de promouvoir le développement de l’agriculture privée en Afrique. Sur le modèle du « Doing Business in Africa », l’EBA classe les pays en fonction de la facilité d’y investir dans l’agriculture et prescrit des réformes dans une douzaine de domaines (droits de propriété, expropriation, baux commerciaux…).

Ce contrôle de l’agrobusiness mène inéluctablement à exacerber la pauvreté rurale et l’inégalité

À l’usage, cet indicateur se révèle dangereux : en traitant la terre comme un bien marchand, il valorise les phénomènes de concentration de la propriété foncière et favorise finalement l’agriculture industrielle à grande échelle au détriment des exploitations agricoles familiales. Ce contrôle de l’agrobusiness mène inéluctablement à exacerber la pauvreté rurale et l’inégalité.

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Idéologie néolibérale

Le deuxième exemple porte sur la privatisation. Elle est devenue une pièce maîtresse du « consensus de Washington », le fossoyeur des politiques keynésiennes mises en œuvre au cours des premières décennies du développement en Afrique. À en croire la Banque mondiale, la privatisation promeut la concurrence, à laquelle on prête toutes les vertus.

Pas besoin d’être grand clerc pour savoir que ces nouvelles recettes ne marcheront guère mieux que les anciennes

Mais l’assertion ne tient qu’en oubliant que la question de la propriété publique ou privée est distincte de la compétition ou des forces du marché. Et en oubliant que la privatisation a accéléré les tendances à la constitution d’oligopoles et de monopoles que même des fondamentalistes du marché comme l’Open Markets Institute ne peuvent manquer de dénoncer. Pas besoin d’être grand clerc pour savoir que ces nouvelles recettes ne marcheront guère mieux que les anciennes, car elles sortent de la même matrice idéologique néo­libérale, qui était déjà celle du Consensus de Washington.

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Alors que faire ? Ne pas écouter ceux qui ne veulent pas nous entendre. Quelques esprits faibles, nourris d’idéologie néolibérale, en sont encore à se réjouir que la BM considère l’ « émergence » comme un scénario non seulement plausible mais encore possible, contrairement aux discours afro-pessimistes des années 1990 et 2000. Mais ne faut-il pas manquer totalement d’ambition pour accepter l’idée d’attendre encore ­cinquante ans pour éradiquer la faim, ou cent ans pour disposer d’un potentiel scientifique et technologique digne de ce nom – si les tendances enregistrées ces dernières années devaient se poursuivre ? Ne faut-il pas être sourd pour ne pas entendre les appels à un renversement de perspectives lancés par les intellectuels africains pour qui le tempo de la croissance, même accéléré, ne saurait tenir lieu de programme, dans un système capitaliste mondial par essence générateur d’inégalités meurtrières ?

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Apparemment incapable de voir les effets désastreux de ses prescriptions, la Banque mondiale n’est plus l’interlocutrice légitime de ceux qui veulent un développement inclusif, humain, aux antipodes du modèle actuel. Ma conviction est que le meilleur service que les pays africains puissent se rendre aujourd’hui, c’est d’ignorer les prescriptions de cette institution dont le conservatisme paraît inscrit dans les gènes.

Dissidence intellectuelle

La dissidence intellectuelle semble être la seule voie de salut pour l’Afrique si elle veut non seulement ne plus passer sous les fourches caudines des institutions de Bretton Woods, mais aussi reconquérir une parcelle de souveraineté intellectuelle. L’Afrique doit concevoir le développement non comme un modèle achevé à transposer, mais comme un processus qui suppose créativité et inventivité. C’est au fond ce qu’enseignent les expériences d’émergence contemporaines, contrairement à ce qu’en dit la Banque mondiale, qui essaie de voir dans les exploits chinois, malaisiens, thaïlandais, pourtant fort différents les uns des autres, une confirmation de l’efficience de sa même vulgate néolibérale. Au prix de quelques arrangements avec la vérité.

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