Algérie : le général Gaïd Salah menace-t-il la révolution ?
Depuis la chute du clan Bouteflika, c’est le tout-puissant chef d’état-major de l’armée qui détient la réalité du pouvoir. Contre la volonté du peuple.
Il est 17 heures passées ce mardi 2 avril quand s’achève la réunion du commandement de l’armée, en conclave depuis la fin de la matinée au ministère de la Défense. Le sort d’Abdelaziz Bouteflika, qui fait face à une révolution depuis février, vient d’être scellé. La veille, la présidence avait annoncé que la démission du chef de l’État interviendrait avant le 28 avril, date d’expiration de son quatrième mandat. Sauf que le commandement de l’armée n’y croit pas.
Pendant la réunion, les généraux sont finalement convaincus par Ahmed Gaïd Salah, vice-ministre de la Défense et chef d’état-major de l’armée, que Bouteflika, son frère Saïd et son entourage cherchent à gagner du temps en mettant en place un plan B. Ils préparent, selon lui, un coup tordu pour le démettre de ses fonctions et garder leur mainmise sur le pouvoir. Pas de temps à perdre, Bouteflika et sa clique doivent partir sur le champ. La messe est dite.
Sommation
C’est Ahmed Gaïd Salah lui-même qui se charge d’annoncer la nouvelle. Il appelle alors Mohamed Rougab, secrétaire particulier de Bouteflika. Le ton est sec, martial. « Vous allez immédiatement rendre publique la lettre de démission », lui ordonne-t-il. Rougab bafouille et explique à son interlocuteur – lui donnant du « Mon Général » – qu’il lui faut du temps pour joindre le président, reclus dans sa résidence de Zeralda, ainsi que ses proches, son frère Saïd en particulier.
Il lui faut aussi du temps, argue-t-il, pour préparer le texte. Au bout du fil, Gaïd Salah ne veut rien entendre. Nouvelle sommation : l’annonce de la démission doit être immédiate, ou il envoie les troupes à Zeralda pour obtenir la capitulation du chef de l’État. Message reçu cinq sur cinq. Peu avant 20 heures, la télévision nationale diffuse des images de Bouteflika, vêtu d’une gandoura, remettant sa démission au président du Conseil constitutionnel.
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Tout est dans cette séquence qui clôt vingt années de règne de Bouteflika : l’obsession de ce dernier et de ses proches de garder le pouvoir, le caractère et la personnalité de Gaïd Salah, le poids qu’il prendra sur l’échiquier politique à partir de là et la brutalité avec laquelle il écarte ceux qu’il désigne sous le vocable d’« Al Issaba » (comprendre : la bande mafieuse).
Un homme de fer
On disait d’Ahmed Gaïd Salah qu’il allait être le grand ordonnateur de l’après-Bouteflika. Il a fait mieux. Depuis le départ forcé du président, il est le seul maître à bord, donnant, au fil des semaines, l’image d’un homme de fer, un peu trop ambitieux aux yeux de ses multiples contempteurs, qui l’accusent ouvertement de vouloir instaurer une dictature militaire. Ou, à tout le moins, de détourner à son profit une révolution populaire qui exige la fin du système, dont il est l’une des reliques.
Gaïd Salah veut-il vraiment accompagner la révolution vers une nouvelle république ou s’emparer du pouvoir d’une manière ou d’une autre ?
Comment cet homme qui jurait loyauté et fidélité au moudjahid Bouteflika « jusqu’à la mort » est-il devenu son pire ennemi ? Pourquoi Gaïd Salah, bouclier de Bouteflika depuis l’AVC qui, en 2013, l’a cloué dans un fauteuil roulant, est-il depuis devenu le fossoyeur du clan présidentiel ?
L’incarcération de Saïd Bouteflika, du général Toufik, ex-patron du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), et de son successeur, Athmane Tartag, tous poursuivis pour « complot contre l’autorité de l’armée et complot contre l’autorité de l’État », ainsi que celle de Louisa Hanoune, chef du Parti des travailleurs, et les poursuites judiciaires engagées contre les oligarques relèvent-elles d’une vengeance personnelle ou d’une volonté sincère de nettoyer les écuries d’Augias ? Gaïd Salah veut-il vraiment accompagner la révolution vers une nouvelle république ou s’emparer du pouvoir d’une manière ou d’une autre ? Retour au fameux conclave du 2 avril.
Coup de poignard
Devant ses pairs du commandement de l’armée, Ahmed Gaïd Salah dit détenir des preuves – documents, enregistrements, écoutes – qu’un complot se prépare pour l’évincer et déstabiliser l’institution militaire. La conjuration serait fomentée par l’entourage présidentiel, avec la complicité de son pire ennemi, le général Toufik, mis à la retraite en septembre 2015, ainsi que de plusieurs acteurs, dont des officines de puissances étrangères.
Gaïd Salah obtient alors carte blanche pour démanteler le système Bouteflika, confondre les conjurés et poursuivre l’opération mains propres contre ceux qui ont « pillé les richesses du pays ». En échange de ce blanc-seing, il s’engage à passer la main lorsque la révolution du 22 février aura accouché de nouvelles institutions légitimes.
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Le divorce entre Gaïd Salah et Bouteflika relève davantage d’une trahison, du moins d’une parole non tenue, que d’une conjuration. Après avoir soutenu mordicus l’option du cinquième mandat, le chef de l’armée a rétropédalé à mesure que le mouvement de révolte prenait de l’ampleur. Poussé par le commandement militaire à se dédire, Gaïd Salah fait comprendre au président et à son cercle immédiat qu’il est temps de partir.
Il comprend que l’entourage présidentiel joue la montre et concocte un plan alternatif dont il sera fatalement exclu. Ce sera lui ou Bouteflika
Au terme d’une réunion avec la famille présidentielle, le 22 mars, à Zeralda, le vice-ministre de la Défense obtient l’engagement de la démission du président en échange de garanties pour sa sécurité et celle des siens. « La lettre sera rendue publique au plus tard dans trois jours », assure Saïd Bouteflika. Gaïd attend. La démission ne viendra pas. Il comprend alors que l’entourage présidentiel joue la montre et concocte un plan alternatif dont il sera fatalement exclu. Ce sera lui ou Bouteflika.
Sentant venir le coup de poignard dans le dos, Gaïd Salah ordonne, le 26 mars, l’application dans les plus brefs délais de l’article 102 de la Constitution, qui prévoit la destitution du président ou sa démission en cas d’incapacité. Le divorce entre la fratrie et le fidèle général est définitivement consommé.
Crainte de son limogeage
Deux événements viennent conforter le vice-ministre dans la certitude que les Bouteflika ont décidé de lui couper la tête. Le 30 mars, l’ancien président Liamine Zéroual rencontre le général Toufik à la demande de celui-ci dans sa résidence, à Moretti. À l’initiative de Saïd Bouteflika, Toufik propose à Zéroual de présider une instance de transition. Comprenant la manœuvre, ce dernier refuse et conseille à son interlocuteur, ainsi qu’à ses sponsors, de satisfaire plutôt les revendications de la rue.
Le jour même, alors qu’une partie du commandement de l’armée est en réunion à Alger, Saïd Bouteflika appelle Khaled Nezzar, ancien ministre de la Défense et autre ennemi de Gaïd Salah. Les deux hommes s’étaient déjà rencontrés le 7 mars au domicile de Nezzar. Au cours de l’entretien organisé à la demande de Saïd, celui-ci avait confié sa détermination à décréter l’état d’urgence ou l’état de siège si la contestation devait perdurer. Ce samedi 30 mars, Saïd veut aller plus loin. Devant Nezzar, qui a été entendu mardi 14 mai comme témoin par le tribunal militaire dans le cadre des poursuites engagées contre Saïd, Toufik et Tartag, il évoque la possibilité de destituer Gaïd Salah.
Vous doutiez qu’il allait agir ainsi ? s’étonne une de ses connaissances. Il ne connaît pas la marche arrière
Le décret de limogeage est déjà prêt. Saïd Bouteflika en donnera la teneur lors d’un échange téléphonique qu’il aura en fin de journée avec Liamine Zéroual, dans une ultime tentative de le convaincre d’accepter l’offre de conduire la transition. Gaïd Salah ne rate rien de ces manœuvres. Sur ses gardes, il surveille, écoute, s’informe et ferme toutes les écoutilles pour empêcher la diffusion du communiqué. La suite est connue. Le match se termine par un KO technique en sa faveur. Ahmed Gaïd Salah poursuivra de sa vindicte ceux qui ont pris part à cette conjuration. « Vous doutiez qu’il allait agir ainsi ? s’étonne une de ses connaissances. Il ne connaît pas la marche arrière. »
« Fonceur et bourru »
La personnalité d’Ahmed Gaïd Salah, 79 ans, éclaire sous un autre jour l’ascendant qu’il a pris sur la scène politique. Elle explique la manière implacable avec laquelle il élimine ses détracteurs. Ses amis, ceux qui le connaissent ou ont travaillé à ses côtés, dressent de lui un portrait peu nuancé. « Fonceur, bourru, kamikaze, il est capable de colères homériques », dit l’un d’eux. « Il écoute, mais n’aime pas la contradiction », ajoute un autre.
Ahmed Gaïd Salah agit seul et ne fait confiance à personne. Il s’est enfermé dans une tour d’ivoire au risque de se mettre en danger
« C’est un solitaire qui a fini par s’entourer d’une poignée de conseillers et de collaborateurs en mesure de lui faire entendre raison », jure un de ses anciens subalternes. « Il agit seul et ne fait confiance à personne, tranche de son côté un militaire à la retraite. Il s’est enfermé dans une tour d’ivoire au risque de se mettre en danger. » Ambitieux ? À ceux qui sondent ses intentions à ce propos, il répond que Chadli Bendjedid et Liamine Zéroual, deux hauts gradés de l’armée, ont bien été présidents. Pourquoi pas lui ?
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En se plaçant au centre du jeu depuis la démission de Bouteflika, Ahmed Gaïd Salah donne du grain à moudre à ses adversaires, qui lui reprochent de vouloir prendre la place du chef qu’il a contribué à évincer. En s’impliquant directement dans la succession de Bouteflika, en assumant personnellement le suivi des affaires de corruption et en définissant semaine après semaine la feuille de route, le vice-ministre de la Défense est devenu l’une des cibles des manifestants, qui continuent de défiler par milliers chaque vendredi. Hier, les têtes de turc étaient Bouteflika, Saïd, l’ancien Premier ministre Ahmed Ouyahia ou encore l’homme d’affaires Ali Haddad, en prison depuis le 3 avril pour une histoire de passeport. Aujourd’hui, c’est Gaïd Salah lui-même.
Et les messages, brouillés et contradictoires, qu’il délivre au fil de ses sorties médiatiques entretiennent la méfiance de la rue. D’un côté, il répète à l’envi la volonté de l’armée de satisfaire toutes les revendications du peuple. De l’autre, il soutient le chef de l’État par intérim, Abdelkader Bensalah, et le gouvernement de Noureddine Bedoui, tenus pour des symboles du système Bouteflika et dont les départs sont réclamés chaque vendredi. Un jour, il appelle au dialogue avec les institutions de l’État pour sortir de l’impasse. Le lendemain, il rejette l’idée d’une transition négociée. Plus l’échéance de l’élection présidentielle, le 4 juillet, approche, plus la position de Gaïd Salah et de l’institution militaire deviendra inconfortable. Voire intenable.
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Maintenir ce scrutin, boycotté par l’opposition et rejeté par les millions de marcheurs, c’est prendre le risque d’aller au clash. C’est aussi prendre le risque de s’aliéner l’armée et le peuple. Mais donner satisfaction aux manifestants en lâchant Bensalah et Bedoui comme il a lâché Bouteflika reviendrait à renier la feuille de route qu’il a lui-même tracée depuis la démission du vieux raïs. Dilemme cornélien.
Comparutions en cascade
Les anciens Premiers ministres Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal ainsi que le président du parti MPA et ancien ministre Amara Benyounes ont été auditionnés jeudi 16 avril par un juge du tribunal d’Alger. Détenu depuis le 3 avril dans le cadre d’une affaire de passeport qu’il aurait indûment acquis, Ali Haddad, PDG du groupe ETRH, a été également extrait de sa prison pour être auditionné. Ces responsables qui comptaient parmi les grandes figures du cercle présidentiel comparaissent dans le cadre d’enquêtes sur l’attribution de marchés publics. Le même jour, Tayeb Belaiz, ex-président du Conseil constitutionnel, comparaissait comme témoin devant le tribunal militaire dans l’affaire de la conjuration.
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